L’exil républicain espagnol à Cuba

Partager cet article facebook linkedin email

Un article de Graziella Pogolotti pour la revue digitale CUBARTE

Un des nombreux enfants de la guerre d’Espagne ...

Federico Álvarez vient de publier son premier tome de mémoires au Mexique, centré sur son enfance et sa jeunesse. Toute autobiographie, surtout quand on l’entreprend à un âge avancé, a pour but de trouver des réponses à certaines questions fondamentales, en particulier quand il s’agit, comme dans son cas, d’une existence perturbée par l´action violente de l´histoire.

Entouré de bons amis à Cuba, Federico a été un des nombreux enfants de la guerre d´Espagne. Plus chanceux que d´autres, il n’a pas été orphelin et il a pu reconstruire un foyer à La Havane. On peut alors se demander avec droit dans quelle mesure les vicissitudes de sa vie ont été soumises à un déterminisme impénétrable ou si, en revanche, il a eu la possibilité de forger un projet individuel. Universellement valide, le thème se rapporte à l´éternel débat entre la prédestination et le libre arbitre.

D’une famille originaire du Pays Basque, ses parents se sont installés à Madrid, où ils se sont félicités de la naissante de la Deuxième République. Dans un milieu aisé, sensible aux arts, près de la tradition pédagogique établie par Fernando de los Ríos, il connaît une enfance libre de conflits. En mars 1936 avec sa sœur cadette, il part à San Sebastian pour profiter des habituelles vacances. Le pronunciamiento les surprend sur la route. Il n´y a pas de retour en arrière. Ils attendront quatre ans avant de retrouver les leurs installés à Cuba.

J´avoue que la narration de Federico émeut des zones cachées de mon propre être. De même l’histoire – la Seconde Guerre Mondiale – s’abat sur moi et précipite un changement radical dans le cours de mon existence. J´ai souffert du déracinement et, en certaine mesure, un exil avec la perte irréversible d´un paradis. J´ai ensuite décidé définitivement de jeter l’ancre dans l´île. Pour Federico, l´idée du retour se convertit en devoir et en engagement avec la reconstruction de la patrie perdue.

Un autre fil conducteur de la mémoire de Federico Álvarez recourt un des grands dilemmes de la modernité, requiert une remise en question dans le monde contemporain. Il s’agit de la complexe imbrication entre la politique et la culture, associée à celle du rôle et de la formation de l’intellectuel, une espèce qui, pour certains, est sur le point de s’éteindre.

Le démantèlement du projet socialiste européen a été le déclencheur d’une plus grande visibilité d´un processus qui a commencé avec l´échec des partis politiques et de la démocratie bourgeoise, avec la force expansive de marché et avec la domination galopante du capital financier transnational. Le jeune intellectuel croît entre la prise de conscience d´une expérience sociale concrète et l´assimilation vertigineuse des diverses lectures, tout cela forgées dans des convictions profondément éthiques.

Lors de son exil cubain, Federico Álvarez devint communiste. Malgré la grande solidarité avec la République espagnole, évidente dans les bases populaires, dans les secteurs estudiantins, chez une grande partie des écrivains et des artistes et sur l’échiquier politique qui implique la gauche et les représentants de divers partis, les institutions officielles ont restreint le soutien aux réfugiés, qui n’ont pas pu compter avec l’aide effective que d’autres portes ouvrent dans d´autres pays d´Amérique Latine, un investissement rentable en capital humain, avec des résultats fructueux du Mexique à l´Argentine. Ici, ils s’arrangeaient comme ils pouvaient.

J´ai connu un bon nombre d´entre eux, réalisant des tâches de simple subsistance. Seule la tardive fondation de l’Université de Oriente a viabilisé l´accès au corps de l´enseignement supérieur à des personnalités établies à Cuba, comme le juriste José Luis Galbe, le chimiste Julio López Rendueles, le pédagogue Herminio Almendros ou le professeur de littérature Juan Chabás, parmi d’autres.

D’autre part, malgré la dure leçon soufferte avec la défaite, les réfugiés espagnols ont transplanté au nouveau monde leurs différences et même leurs rancunes. Le Cercle Républicain Espagnol et la Maison de la Culture ont été une expression tangible de ces divergences. Federico a rejoint la seconde, nucléé autour des communistes. Là, il a trouvé des modèles de conduite parmi ceux qui offraient les plus grands sacrifices, y compris celui de risquer la mort, la torture et la prison en quittant la sécurité du refuge cubain pour se joindre à la lutte clandestine en Espagne.

À Cuba, les exilés ont encouragé des groupes politiques et culturels. Mais ils n’ont pas formé des ghettos. Ils ont créé de vastes réseaux de relations avec des collègues et des compagnons, même dans le cours naturel de la vie quotidienne. Federico a étudié dans l´Institut Edison, une école privée fréquentée par les enfants de la classe moyenne libérale et, un peu plus tard, dans l´Institut de Second Enseignement de La Havane. Ces premières publications dans des magazines pour les jeunes datent de cette étape.

Ensuite il est entré à l´Université pour étudier l’ingénierie avec le but naïf de se former pour construire des ponts et des routes dans son pays récupéré. C’est dans ce foyer des idées que s’est produit la conjugaison entre son projet politique personnelle et l´intense bataille de la Colina. Il se rappelle avec nostalgie – moi aussi – le court espace qui séparait alors la Faculté de Philosophie et des Lettres des bureaux de la FEU (Fédération Estudiantine Universitaire), au fond de la Faculté de Physique.

Je suis entrée à l’Université un an après le départ de Federico Álvarez au Mexique. À côté de l´escalier, l’agitation était toujours la même. Les comités de solidarité avec les causes justes – la lutte contre le racisme, l´indépendance de Porto Rico, en faveur de la République espagnole – rendaient propice les échanges entres les jeunes d´ici et de là et entre les étudiants des différentes carrières. On souscrivait des manifestes et on organisait des marches à partir de l´escalier. Walterio Carbonell, Alfredo Guevara et Manolo Corrales étaient aussi mes amis. Cependant, quelque chose avait changé. Au moment où j´y étais, l´axe des confrontations se situait sur le terrain des idées. La lutte entre les groupes armés s’était déplacée dans la ville. À cet égard, le témoignage de Federico est d´un grand intérêt en brodant un domaine peu étudié de notre devenir historique.

Tout d´abord, la parole est au service de la vérité, cette utopie toujours poursuivie qui n’arrive jamais à se révéler pleinement dans son intégralité et dans ses nuances. La vision des faits est modulée selon les regards différents et successifs.

Objectifs en apparence, les documents, sortis des contextes, répondant aux impératifs du pouvoir hégémonique qui légifèrent et établissent les normes et les valeurs éthiques de la société. Les témoignages tendent à être biaisées par l´endroit où se trouve l´émetteur.

Federico contemple le passé dépouillé des ressentiments, à la fin d´un long parcours politique et culturel. Il nous laisse aussi une vision authentique de l´exil espagnol, un composant inséparable de notre propre histoire.