CUBA, L’INTEGRATION ET LA NORMALITE ...

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Un billet d’humeur de Leonardo Padura publié le 19 février 2014 sur le site IPS NOTICIAS et traduit par notre amie Pascale Hébert. Merci à elle !

* Leonardo Padura, écrivain et journaliste cubain, lauréat du Prix National de Littérature 2012. Ses œuvres ont été traduites dans plus de quinze langues. Son roman le plus récent « Hérétiques » est une réflexion sur la liberté individuelle.

BILLET D’HUMEUR

Tout récemment, Cuba a été le témoin de deux évènements qui ont rapproché bien plus encore l’île du contexte caribéen et latino-américain dont elle a été éloignée pendant des années, après le triomphe de la Révolution en 1959, un changement politique qui conduirait le pays à son expulsion de l’Organisation des Etats Américains, au blocus économique et financier de la part des Etats-Unis et à un dramatique isolement continental.

La tenue du IIème Sommet de la Communauté des Etats Latino-américains et Caribéens (Celac) à La Havane, les 28 et 29 janvier, s’est avérée être un acte de reconnaissance considérable dans ce processus d’intégration, lorsque 33 chefs d’état de la région sont venus en visite dans notre pays et ont rencontré ses dirigeants.

Certains d’entre eux ont été les témoins de l’inauguration de la première phase de la zone économique de El Mariel, dotée d’un port considéré comme le plus grand des Caraïbes et où fonctionnera une enclave avec des lois de zone franche pour le commerce et l’industrie, nationale et étrangère.

Durant ce conclave de la Celac, on a parlé de démocratie et de respect des droits de l’homme, tels qu’ils sont entendus par beaucoup de pays de la région qui ont apporté leurs concepts à cette déclaration finale lue par le président cubain, Raul Castro. « Renforçons nos démocraties et tous les droits de l’homme pour tous » dit ce texte.

Mais, à peine la réunion régionale terminée, une équipe cubaine de base-ball est partie pour l’île Margarita, au Venezuela, afin de participer à l’historique Série des Caraïbes, un tournoi dont les clubs cubains ont été les fondateurs et les plus grands animateurs, autour de la décennie des années 1940 et des années 1950 et dont ils ont été exclus à partir de 1961.

Pour que Cuba fasse son retour dans ces rencontres classiques, il a même fallu compter avec le consentement des dirigeants de l’organisation des Grandes Ligues de Base-ball des Etats-Unis et même du Département du Trésor, car la majorité des joueurs des autres pays participants (le Mexique, le Venezuela, Porto Rico et la République Dominicaine) appartiennent à des franchises du puissant circuit de base-ball des Etats-Unis.

Ces deux évènements marquants réduisent l’éloignement de Cuba par rapport à la région et même le blocus prolongé de l’île par les Etats-Unis, politiquement inefficace, économiquement usant pour les cubains ordinaires et condamné depuis des années à l’Assemblée Générale des Nations Unies.

Tout ceci signifie un acte de reconnaissance politique au gouvernement cubain. De grands travaux comme ceux de El Mariel, dans le même temps, confèrent des espérances économiques à un pays dont la structure commerciale aurait dû être refondue il y a deux décennies, après la disparition de l’Union Soviétique.

Plus récemment, L’Union Européenne (U.E.) a annoncé un possible changement dans sa relation politique avec l’île, un nouvel accord qui améliorera les liens entre les parties et la coopération du bloc, presque réduite à zéro, mais toujours avec la condition européenne que Cuba améliore la situation des droits de l’homme, concernant la liberté d’expression et d’association, entre autres.

Bien que le problème des droits de l’homme à Cuba soit un point sensible sur lequel chaque partie (l’étrangère et la cubaine officielle) brandit ses propres arguments, le plus pressant et le plus lourd des problèmes de Cuba, ne se résout pas avec de meilleures relations politiques régionales ou globales, ni avec des matchs de base-ball, chargés de symbolisme sportif et politique, quoique les déclarations et les diverses ouvertures aident toujours.

Il ne se solutionne pas avec l’appartenance à des blocs politico-économiques comme l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de Notre Amérique (ALBA), même si ceux-ci peuvent aussi aider.

Le problème c’est que la grosse lacune en suspens dans l’Etat des Caraïbes se trouve dans son développement économique interne, que même la politique de changements réalisés dans la fièvre de l’ « actualisation du modèle économique », comme on l’a appelée, n’a pas réussi à concrétiser.

Avec de discrets taux de croissance annuels d’environ deux pour cent dus surtout à l’exportation de services (médicaux, dans leur grande majorité) plus qu’à des augmentations de la production et de la productivité, il s’avère difficile de surmonter la dépendance vis à vis des importations (l’importation d’aliments frise les 80 pour cent) et de concrétiser l’amélioration des conditions de vie des habitants, accablés depuis plus de deux décennies par les assauts d’une crise qui a connu ses creux les plus profonds dans les années 1990 mais qui ne cesse de frapper les cubains.

Pour le pays, son intégration à la région et au monde est indispensable.

Mais pour les citoyens cubains, il est urgent que l’on parvienne à un rapport réaliste entre les salaires et le coût de la vie, que le combat quotidien pour la survie ne monopolise pas le plus gros de leurs énergies et de leur intelligence et que l’accès à Internet ne soit pas une concession ni un luxe mais un droit accessible.

Que l’on encourage un investissement étranger capable de moderniser l’infrastructure d’une nation technologiquement et industriellement vieillie, que l’on génère des emplois bien rémunérés et que l’on rende effective une ouverture de l’opinion critique capable d’analyser et de juger les problèmes de la société depuis différentes perspectives.

Qu’on ne casse pas le dynamisme économique avec des mesures comme celle de vendre des voitures cinq, six fois le prix maximum qu’elles pourraient atteindre sur le marché international (ces voitures qui ont été très peu vendues et que devraient pouvoir acquérir, par exemple, ces nécessaires investisseurs étrangers et les professionnels cubains qui, grâce à leurs services dans la moitié du monde, génèrent les ressources les plus solides que reçoit le pays), et cetera, et cetera…

Enfin, que l’intégration favorise la normalité, la productivité, la discussion et la possible solution de problèmes enkystés dans le modèle politique cubain.

Parce que, jointe à la nécessaire intégration, cette normalité qui permet de forger des projets de vie et de regarder vers l’avenir (chose impossible dans la Cuba d’aujourd’hui) pourrait être, et est de fait, l’ardent désir de beaucoup de cubains : avoir un pays normal qui, à partir de cet état d’équilibre, comble l’aspiration à un développement juste et durable et, surtout, à une vie paisible et prospère. Tout simplement normale.