La veine française du Figaro de Cuba

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Un article d’Ana Maria Reyes, (ancienne directrice de la Maison Victor Hugo) pour la revue digitale Lettres de Cuba.

El Fígaro a été publié à Cuba pendant presque cinquante ans. Mais sait-on du moins pour quoi il a porté ce nom ? Se serait-il inspiré du Figaro français ? Avait-il à voir avec la France ?

Pas un seul des exemplaires révisés entre le 23 juillet 1885 et 1933, n’explique vraiment les origines.

Le journal El Fígaro a été publié à Cuba pendant presque cinquante ans.

Le Figaro de France, existait déjà, certes, depuis 1826 en tant que hebdomadaire satyrique, et en qualité de quotidien dès 1866, mais aucun indice ne laisse supposer leur influence sur l’homonyme cubain. Celui-ci est né hebdomadaire « de sport et littérature », quatre mois plus tard il était, nuance, « de littérature et sport », et l’année suivante cesse d’être le porte-parole du base-ball pour devenir une des plus importantes publications périodiques de littérature à Cuba.

Cela dit, un hebdomadaire satyrique nommé Fígaro a été conçu à La Havane l’année même de la première du journal français, mais il a été interdit avant de voir le jour. Puis à juger par l’affiche, la muse en était clairement le barbier de Séville.

Mais pourquoi un tel attachement de la presse au nom d’un barbier ?

Pour la plupart des dictionnaires, au fait, Figaro est synonyme de barbier. L’origine en est, évidemment, le personnage de Beaumarchais, crée pour sa trilogie Le Barbier de Séville, Le mariage de Figaro et La Mère Coupable, qui ont inspiré à Rossini, Mozart et Milhaud leurs opéras musicaux. Bizarrement, les dictionnaires ne sont pas bavards concernant l’étymologie de Figaro. Ce qui est presque sûr, par contre, c’est que le mot n’existait pas avant Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. L’aurait-il inventé ? Où l’a déniché-t-il ?

D’après Le Petit Robert des Noms Propres, Figaro est, peut-être, une déformation de fils de Caron (nom patronymique de Beaumarchais) ou une adaptation du vieux français Figuereau (nom patronymique d’origine nébuleux). La piste étymologique ne s’arrête pas là.

Figaro pourrait être une déformation de Pícaro (personnage typique de la littérature espagnole). Cette hypothèse nous semble d’avantage vraisemblable. On la trouve au Catálogo bibliográfico de la literatura picaresca siglos XVI-XX, de Joseph L. Laurenti, edité par Kurt und Roswitha Reichenberger, en 2000, chapitre Etimología de pícaro, picardía y ganapán, où il y a la suivante référence bibliographique : Bémol, M. Un petit problème franco-espagnol : D’où vient Figaro ? (SFLC, 1961, pp. 39-55). Dommage qu’on n’ait pas accès à cette source.

Déjà le Figaro cubain exposait cette même thèse dans son article Fígaro, el pícaro, du 24 janvier 1926. L’auteur croyait à une probable rencontre de Beaumarchais avec un garçon du style de « ce pícaro, qui obtenait son nom peut-être de la corruption de ce qualificatif -filou, malin, débrouillard, mais un peu plus que ça (n. d. t.)- un garçon riche en recours de toute sorte, connaisseur des gens et de son temps, (…) le passeur de sa verbe… »

À contrario, l’historien français Franz Funck-Brentano affirmait que Figaro était un personnage typiquement français du XVIII siècle, période où le journalisme libre n’existait pas puisque la publication des nouvelles de la Cour était un privilège exclusif de l’hebdomadaire officiel la Gazette de France.

Dans un article spécialement écrit pour l’hebdomadaire cubain (Figaro dans Fígaro Nº 19 du 7 mai 1905, p. 224), Brentano expliquait que des porteurs de nouvelles se sont donc formés. Posséder les derniers bruits de la Cour, les décisions du Roi, le secret de la prochaine comédie, la confidence sur le roman à sortir, enfin, tout savoir ou tout deviner pour le plaisir de le transmettre, c’était la passion de dix à quinze mille porteurs.

Ils se donnaient rendez-vous au Jardin de Luxembourg, au Palais Royal, aux Tuileries, aux cafés de Paris, etc, où d’autres personnes notaient soigneusement ce qu’ils disaient. Tout un système de correspondants privés. Ceux-ci portaient les nouvelles quotidiennes de Paris aux provinces ou à l’étranger.

Ces nouvelles à la main étaient régulièrement postées sous forme de lettres. De véritables bureaux de rédaction se sont formés, intégrés en grande partie par des valets de la Cour, des Ambassades ou des grandes maisons des Seigneurs. Les archives de la Bastille conservent de nombreuses collections de ce genre de nouvelles, des satyres souvent ingénieux et vivaces, rédigées par une multitude de petits Figaro.

Figaro, valet du comte Almaviva, le « postillon de Gazette » satirisé par Bazile, fut -conclut Brentano- un type français de la fin du XVIII siècle : la « nouvelle à la main ».

La vérité se trouve, à notre humble avis, entre les deux thèses : Figaro a bien des traits du pícaro espagnol ainsi que de la « nouvelle à la main » française.

Journaliste sans emploi, barbier par nécessité, Figaro est indéniablement un homme de lettres : « Noblesse, fortune, un rang, des places…,- dit l’alter ego de Beaumarchais dans la scène III, Acte V du Mariage- tout cela rend si fier !

Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes la peine de naître, et rien de plus. ( … ) tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes… ” »

Il raconte plus loin qu’il sort de la prison, « je taille encore ma plume… on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs.

Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal Inutile. Pou-ou !...on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! »

Plus que faire la barbe, l’aiguisé rasoir de Figaro décharne, dissèque, ridiculise. De même que Beaumarchais, l’horloger devenu auteur dramatique, qui semble conter les quelques heures de vie de l’ancien régime.

Encore une curiosité qui ne manque pas de poésie : Figaro n’a pas seulement habité la presse cubaine, mais aussi le milieu manufacturier. Tout fait penser que la première Lecture de tabaquería (manufacture de tabacs), déclarée Patrimoine intangible de l’Humanité, surgit en décembre 1865 dans une manufacture qui portait le nom de El Fígaro, d’après Ambosio Fornet (El libro en Cuba, siglos XVIII y XIX, Editorial Letras Cubanas, 1994, p. 186).

Il n’est pas difficile d’imaginer la lecture des œuvres de Beaumarchais dans cette fabrique qui l’honorait avec le nom de son personnage majeur. En tout cas, cela est fort probable, puisque au moins Le Barbier de Seville avait déjà été traduit à l’espagnol bien avant (La Bibliothèque Nationale José Martí conserve un exemplaire de 1840).

Ça vaut la peine d’ajouter, en passant, que la francophilie d’El Fígaro ne se borne pas à cette inspiration évidente. France a été presque omniprésente dans ses pages de différentes façons : dans des rubriques comme Desde París, París al día, París-crónica, Crónicas Parisienses, La vida parisiense ou la remarquable A orillas del Sena de Fray Candil ; mais aussi dans de nombreux articles et chroniques sur des écrivains et des artistes français, des œuvres d’art, des évènements, chefs d’état, mais aussi sur la présence cubaine en France, ce qui nous autorise à affirmer que, malgré le temps écoulé depuis sa disparition, El Fígaro, et en particulier sa veine française, est toujours une mine à explorer.

Sources

Beaumarchais : Théâtre. Collection des Cent chefs-d’œuvre de la Langue Française. Ed. Robert Laffont, Paris, 1959.

Diccionario de la Literatura cubana, Instituto de Literatura y Lingüística de la Academia de Ciencias de Cuba. Editorial Letras Cubanas, 1980.

El Fígaro, Semanario de Sports y de Literatura, Año I, nº 1, Habana, 23 Julio de 1885.

FIGARO. Legajo Nº 677 Gobierno Superior Civil, año 1866, Nº de orden : 21,920, Archivo Nacional de Cuba.

Fornet, Ambrosio. El Libro en Cuba, siglos XVIII y XIX. Editorial Letras Cubanas, 1994 y 2002.

FUNCK-BRENTANO, Frantz : FÍGARO. El Fígaro, Año XXI, Nº 19 de 7 de mayo de 1905, p. 224.

Le Petit Robert des Noms Propres, sous la Direction de Paul Robert, Rédaction dirigée par Alain Rey, 27, rue de la Glacière, 75013, Paris mai 2004.