Cuba est à un carrefour en ce qui concerne l’avenir de son système économique, politique et social.

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Ci-après le texte de l’intervention d’Yves Dimicoli, économiste, membre de la direction du Parti Communiste Français, au cours du "Séminaire sur l’expérience cubaine" organisé par ce dernier.

L’économiste Yves Dimicoli livre un texte sur les enjeux sociaux, économiques et politiques actuels de Cuba et ses possibles partenariats dans le monde.

Dans le monde capitaliste en crise, Cuba est taraudé - c’est normal- par le besoin vital d’une autre organisation économique susceptible de favoriser une croissance supérieure riche en emplois et accompagnée d’une élévation des qualifications et des revenus distribués aux salariés et à leurs familles confrontés au défi du vieillissement démographique.

Désormais il faut introduire des mécanismes de marché et développer des coopérations multiformes à l’international.

L’essor encouragé de l’initiative privée et coopérative, le recours progressif au crédit bancaire, l’unification de la monnaie et l’appel aux investissements étrangers font partie de la panoplie nécessaire pour répondre aux immenses besoins qui sont les vôtres d’un essor de l’emploi dans le secteur non étatique, d’un progrès important de la productivité globale et d’une maîtrise des nouvelles technologies informationnelles, sans élitisme, ni exclusion.

Mais cette évolution nécessaire pose la question immédiate lancinante de la maîtrise publique et sociale pour empêcher le pillage, pour contenir les dominations, prévenir les dérapages de toute sorte, en favorisant l’intervention populaire et la démocratie.

Il y a dans votre expérience la démonstration que l’on ne saurait confondre marché et capitalisme. Mais, bien sur, la voie pour construire sa maîtrise n’a rien à voir avec un boulevard fléché !

Votre volonté de demeurer fidèles à l’esprit du socialisme tout en cherchant à rendre ce dernier plus efficace est un message d’espoir et de courage, en même temps qu’une expérience dont tout le monde entier va apprendre pour se transformer lui-même.

En France aussi, dans des conditions très différentes, nous sommes placés au défi d’une maîtrise des marchés du travail, des produits mais aussi de la monnaie et du crédit ainsi que de notre insertion sur les marchés internationaux, face à l’énorme chômage et sous-emploi dont nous souffrons.

Nous mesurons l’enjeu fondamental, pour cela, des coopérations internationales, la révolution technologique informationnelle tendant à faire disparaître les cloisonnements séculaires entre les pays et à poser la question si cruciale des biens communs de l’humanité.

Cela, certes, ouvre la voie à la domination possible accrue des multinationales privées et à la mise en concurrence accentuée des peuples. Mais cela pousse aussi l’exigence d’une maîtrise commune des peuples contre les dominations et pour des relations de codéveloppement.

Le champ ouvert pour des luttes convergentes et communes est considérable.
Nous mesurons combien cet enjeu travaille aujourd’hui l’Amérique latine où se cherchent fébrilement des voies d’émancipation de la domination des multinationales, du joug du FMI, de l’hégémonie protéiforme des États-Unis et du dollar. L’Alba, le Sucre, la Banque du Sud sont autant de tentatives institutionnelles prometteuses, de même que le programme complet de coopération très original que vous avez noué avec le Venezuela.

Ces efforts d’émancipation intéressent énormément de monde en France et en Europe.

Celle-ci, en crise si profonde, devrait, selon nous, se transformer elle-même, nouer une nouvelle alliance avec tous les pays émergents, face aux dominateurs communs que sont les États-Unis, pour un codéveloppement pacifique et non aligné de nos peuples.

La crise systémique du capitalisme, qui est une crise de civilisation, connaît depuis 2008 une phase nouvelle d’exacerbation. Les énormes turbulences n’ont pu être contenues que par l’injection de milliers de milliards de dollars dans l’économie mondiale en fonds d’État et en monnaie créée par les banques centrales.

Ce soutien public, sans précédent en temps de paix, a permis au monde de ne pas sombrer dans la dépression, comme dans les années 1930. Mais il a été consenti sans changement profond des règles, des critères, des marchés.
L’Europe est retombée en récession en 2012 et connaît un chômage gigantesque. Sa reprise de croissance, derrière une Allemagne dominatrice, est lente et fragile à cause des politiques d’austérité et d’une orientation antisociale et pro-marché financier de la BCE.

L’économie mondiale connaît, pour l’heure, un répit. Mais aucun des facteurs qui ont conduit au choc de 2008-2009 n’ont été traités.

Au cœur des antagonismes actuels et il y a les énormes gains de productivité permis par la révolution technologique informationnelle. Ils sont utilisés par les multinationales pour accroître le rendement des capitaux sur-accumulés. Les formidables économies de travail permises par les nouvelles technologies servent alors surtout à supprimer des emplois, afin de rendre toujours plus de valeur aux grands actionnaires et créanciers.

Bref le monde suffoque sous un coût du capital asphyxiant et une insuffisance chronique majeure des dépenses nécessaires au développement des capacités humaines. Cela accroît le chômage et réduit les demandes publiques et salariales, accentuant l’insuffisance mondiale des débouchés.

D’où cette relance de la guerre économique. Les États-Unis sont en pointe. Avec les privilèges exorbitants que leur confère le dollar, ils font entretenir leur croissance par le reste du monde. D’où la montée rapide d’une importante sur-accumulation du capital chez eux et d’une surproduction qui exige de nouveaux débouchés, en Europe notamment. D’où le projet de traité transatlantique que nous combattons.

En Europe, les luttes contre les politiques d’austérité et la Troïka se développent. Désormais commence à se poser la nécessité d’une grande relance de la croissance et de l’emploi. Mais ce besoin d’une réorientation forte de la construction européenne s’oppose aux exigences des marchés financiers, de la BCE et de Berlin, car elle pousserait en pratique le besoin d’une refondation de toute la construction.

Face à la perspective d’une nouvelle crise mondiale plus grave vers 2017-2019, nous pensons nécessaire un rapprochement avec Cuba et l’Amérique latine, avec la Chine et les autres émergents, pour commencer à ouvrir la voie d’un nouveau système du monde, notamment au plan monétaire, avec la visée d’une monnaie commune mondiale de coopération, alternative au dollar, à partir des droits de tirage spéciaux du FMI et de la refondation de celui-ci.

Nous en mesurons tout particulièrement le besoin avec la menace d’une amende de 10 milliards de dollars sur la BNP-Paribas parce qu’elle aurait transgressé les interdits du blocus américain contre Cuba pour pouvoir financer des opérations, sur les matières premières notamment, qui ne peuvent être facturées pour l’heure qu’en dollars. Si elles avaient pu être traitées en euros, les interventions de BNP - Paribas auraient échappé aux interdits criminels de Washington.
Si nous sommes radicalement critiques de la politique de F. Hollande, nous regardons d’un œil attentif la façon dont évolue la doctrine française et européenne par rapport à Cuba. On sait combien celle-ci est demeurée alignée sur les options conformes à l’esprit et aux pratiques du scandaleux blocus imposé par les États-Unis.

Mais cela commence à bouger. C’est que des opportunités nouvelles apparaissent chez vous avec le processus d’actualisation de votre modèle économique. Cuba occupe en effet une place décisive au plan symbolique en Amérique latine, mais elle est aussi à la charnière des deux Amériques et de de tout ce continent avec l’Asie. Et votre tentative d’actualisation, avec des réalisations aussi importantes, par exemple, que la rénovation du port de Mariel, ouvre des opportunités que les dirigeants européens ne veulent pas rater.

Les opportunités et les besoins de coopération sont en effet considérables.
Cela est vrai à partir de vos points forts. Je pense en particulier à tout ce qui touche à la santé et aux biotechnologies.

Face au risque de prédation des grands laboratoires américains et allemands, vous avez, avec la Bolivie, clairement marqué votre volonté de fabriquer des médicaments pour la nation andine sans passer sous les fourches caudines des oligopoles pharmaceutiques mondiaux.

Nous disposons en France de nombreux atouts en ce domaine, largement en appui sur des structures publiques et le système de sécurité sociale. Le groupe Sanofi connaît des luttes sociales importantes. Ces salariés mettent en cause les choix de gestion qui conduisent à instrumentaliser ou à faire reculer la recherche et à des délocalisations vers les États-Unis. Il y a en ce domaine des possibilités de rapprochement.

Je pense aussi à vos industries d’extraction, comme le nickel ou le cobalt, mais aussi au pétrole sur lequel vous avez développé avec le Venezuela une coopération très originale. Cela touche donc aussi à tout ce qui concerne la filière énergétique.

Nous avons en France trois grands groupes, Total, EDF, GDF Suez, qui ont une grande expertise en ce domaine. Privatisés, ils sont sous l’emprise des critères de rentabilité financière. Mais des luttes s’y développent contre le coût du capital et pour une maîtrise publique et sociale, avec la visée qui grandit d’un pôle public traitant ses ressources comme des biens communs de l’humanité.
C’est dire l’intérêt de luttes communes pour des coopérations nouvelles entre nous.

L’un de vos problèmes les plus fondamentaux concernent l’emploi, alors que vous devez assurer son déversement, en quelque sorte, du secteur étatique où il est devenu surnuméraire et insuffisamment efficace vers les secteurs coopératifs et privés.

C’est un effort colossal et plein de risques, mais que vous avez décidé d’entreprendre de la façon la plus maîtrisée possible, tout en ouvrant votre économie aux investissements étrangers dont vous avez besoin.

Cela pose bien sûr la nécessité d’un contrôle public et social, impliquant l’État, mais aussi les collectivités locales et les organisations de travailleurs.
Nous sommes nous-mêmes confrontés au problème radical de l’emploi face au chômage et à la précarité qui désagrègent gravement le lien social et servent de terreau aux populismes.

Nous mesurons l’importance que revêt alors le conditionnement des investissements publics et privés, nationaux et étrangers, à des objectifs planifiés de création ou de conversion d’emploi et de mises en formation.
Cela nécessite à la fois une lutte déterminée pour réduire le coût capital et, inséparablement, pour que l’argent des profits, des fonds publics et du crédit serve à développer les salariés, mais aussi toutes les populations, via les impôts et les cotisations sociales.

Nous mesurons l’importance historique de l’effort à conduire en matière de formation et la nécessité, donc, de sécuriser les dépenses d’éducation mais aussi de faire en sorte que le surplus des entreprises et le crédit bancaire soient mobilisés pour cela.

C’est dire l’enjeu qui nous est commun de pôles publics d’entraînement et d’entreprises publiques dotées de critères de gestion autres que ceux de la rentabilité financière, visant un but de promotion de la valeur ajoutée restant disponible pour les salariés et les populations. Nous avons un intérêt commun à la transformation des comportements des grandes entreprises privées et des banques, à la promotion du secteur coopératif et mutualiste.
Je veux dire très rapidement un dernier mot sur l’unification monétaire qu’à juste titre vous avez décidé d’entreprendre sans rationner le financement de vos services publics.

Nous savons par expérience combien le passage à une monnaie unique peut entraîner de ravages dans les secteurs et les régions aux productivités plus faibles, si son but est la rentabilité des capitaux. Et cela nous place, nous, au défi de transformer radicalement l’euro et la BCE.

Mais nous mesurons combien, pour en finir avec les dualisme et les gâchis actuels, il vous faut vous doter d’un pouvoir de création monétaire unifié non inflationniste.

Cela, vous le dites vous-même, nécessitera du temps, des expérimentations et des corrections d’erreurs, et une grande maîtrise étatique et sociale nationale.
Vous avez aussi besoin de coopération !

Ce qu’en France avec le front de gauche, et en Europe avec le Parti de la gauche européenne, nous cherchons pour transformer le système de l’euro et promouvoir des services publics du crédit avec des banques publiques et des banques nationalisées, peut se conjuguer avec vos propres efforts d’unification monétaire pour un progrès social partagé.

Bref, vos luttes et expérimentations pour une nouvelle efficacité sociale revêt une dimension universelle que nous avons à cœur de voir réussir pour pouvoir nous-mêmes réussir.