Les « maîtresses » de maison cubaines

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Une recherche récente intitulée "Femmes, travail domestique, non rémunéré et vie quotidienne, réalisée par Magela Romero Almodovar, Professeur de la Faculkté de philosophie et d’histoire de La Havane.

"Difficile quotidienneté de la maison ..."

Pas maîtresses d’elles-mêmes malgré le travail qu’elles abattent, tellement nécessaire et si peu considéré...

Patricia G. a abandonné son poste d’inspectrice de la qualité dans une entreprise de l’industrie légère il y a 10 ans. Elle avait alors 32 ans et sa fille devenait maman pour la première fois ; elle demanda d’abord un congé sans solde afin de l’aider, et ensuite, l’enfant étant né malade, elle décida de démissionner.

La santé du petit s’améliora, et en atteignant l’âge d’un an, il était « fort comme un taureau », mais il n’y avait pas de place en crèche. Ainsi, pour que la fille puisse retourner travailler et qu’elle ne perde pas une place qui lui permet de toucher des CUC, Patricia demeura sans emploi.

Au moment où l’enfant était sur le point d’intégrer la maternelle, un nouvel horizon semblait s’ouvrir à la grand-mère, encore jeune et qualifiée, mais deux mois avant le premier jour d’école, son beau-père, âgé de 79 ans, avec lequel elle et son mari partageaient leur toit, fut victime d’un accident vasculaire cérébral qui le laissa paralysé du côté droit et affecta ses capacités, notamment le contrôle de ses sphincters.

Il s’agit d’une histoire véridique et qui est loin d’être exceptionnelle. Comme cette cubaine, beaucoup d’autres sont engluées dans le « cycle du soin sans fin », comme l’appelle la chercheuse Magela Romero Almodóvar, titulaire d’un Master en Etudes de Genre et sociologie.

Au total, selon le Bureau National de Statistique et d’Information (Oficina Nacional de Estadística e Información -ONEI), en 2013, le nombre de femmes se consacrant totalement au travail domestique s’élevait à un million huit cent cinquante-quatre mille sept cent cinquante-trois, ce qui équivaut à 92% du total des personnes qui se dédient uniquement à cette activité non rémunérée. De leur côté, un très fort pourcentage du million huit cent trente-huit mille six cents femmes qui occupent un emploi hors de la maison consacrent aussi une bonne partie de leur temps et efforts aux tâches ménagères, vivant ainsi ce que l’on appelle une double journée.

Le travail domestique non rémunéré fait partie des stratégies des familles cubaines, non seulement pour répondre à leurs besoins les plus urgents, comme l’alimentation ou l’hygiène, mais aussi pour garantir les soins aux enfants et personnes du troisième âge, palliant ainsi le déficit de services dans ce domaine. Malgré l’importance considérable de toutes ces tâches, ce phénomène social demeure peu étudié, et mérite réellement d’être abordé depuis des perspectives sociologiques et de genre.

Ce qui fait remuer la soupe

La recherche récente intitulée « Femmes, travail domestique non rémunéré et vie quotidienne » de Romero Almodovar, également Professeur de la Faculté de Philosophie et d’Histoire de l’Université de La Havane, a révélé que plus du tiers (37,1%) d’un échantillon de 78 femmes interrogées dans le quartier de la capitale nommé Alamar Este dit se consacrer au travail domestique à temps complet –de façon permanente ou temporaire- afin d’élever les enfants, alors que 7,9% seulement restent à la maison pour s’occuper de leurs petits-enfants. Le soin des proches malades, victimes d’accidents, ou des personnes âgées s’ajoutent aux circonstances qui conditionnent la rupture du lien avec le milieu public.

« Je ne l’ai pas choisi, mais imagine ! Qu’aurait-on dit si j’avais refusé de prendre soin du père de mon mari ? En plus, comment pourrai-je abuser au point de lui demander, quand il rentre du travail, mort de fatigue, qu’il s’y colle et donne son bain au vieux avec moi ? »

A travers ces réponses de Patricia, dont l’histoire amorce ce texte, on retrouve un fardeau patriarcal et machiste duquel les femmes ne sont pas toujours conscientes. Cependant, la spécialiste Romero Almodovar a constaté que plus de la moitié des femmes interviewées (57,4%) considèrent que dans leur foyer, il n’y a pas d’équité concernant la façon dont le travail domestique est réparti. C’est déjà un pas.

Le fait que 42,3% du total considèrent que le travail domestique qu’elles réalisent est très utile socialement l’est tout autant. La majorité l’a catalogué comme seulement utile, sans le superlatif, et seulement 6,4% ont déclaré conférer peu de valeur sociale aux activités qu’elles mènent entre balais, casseroles et lessive.

Singularité quotidienne

Bernadette, la belle-mère italienne d’une cubaine, en visitant cet été pour la première fois la demeure de sa belle-fille, dans le quartier de El Cerro, s’étonnait de la façon dont celle-ci se débrouillait à la maison : le fait de laver les sols à l’aide d’un couvre-lit, les légumes pleins de terre qu’elle ramenait de la petite place du marché et qu’elle devait laver et peler, l’absence de commodités pour cuire rapidement les aliments, les heures durant lesquelles il n’y avait pas d’eau courante à la maison… lui inspiraient des expressions de surprise, de curiosité.

Ce qui est sûr, c’est que nous autres Cubaines sommes tellement habituées à la très difficile quotidienneté de la maison, que nous nous rendons à peine compte, mais assumons comme une chose naturelle ce qui ne l’est bien souvent pas. Le manque de services de soutien et d’infrastructure qui soulageraient la partie pénible du travail domestique reste l’un des plus grands obstacles auxquels est confrontée actuellement la femme cubaine à l’intérieur de son foyer.

Et si à cela on ajoute la façon dont sont réparties les tâches liées au foyer, la chose se complique encore. Si Patricia considérait comme un « abus » le fait de réclamer de l’aide à son mari pour le soin apporté à son père malade, la recherche « Femmes, travail domestique non rémunéré et vie quotidienne » a corroboré le fait que les arguments présentés par les femmes interrogées pour expliquer qu’elles assument parfois la totalité des tâches ménagères, sans songer à une répartition équitable, « rendent naturelle la division sexiste du travail domestique (…), montrant la croisée des chemins d’un système patriarcal qui les place dans l’espace domestique depuis toutes petites, les éduque pour réaliser tout le travail et les utilise comme des moyens de socialisation pour que le modèle se transmette de génération en génération », affirme l’auteur de l’étude.

La recherche sociologique de Magela Romero, titulaire d’un master, confirme ce que la protagoniste de cette histoire appelle son aptitude à être « multitâche ». 51,2% du total des femmes interrogées déclarent réaliser deux tâches domestiques ou plus à la fois afin d’optimiser le temps dont elles disposent, plus du tiers (34,1%) affirment se lever avant le reste de leur famille pour prendre de l’avance sur le travail domestique, tandis que 20,5% préfèrent veiller très tard, afin qu’au moment du coucher, tout soit prêt pour le lendemain.

Même lorsque l’on a constaté des avancées dans l’inclusion des hommes aux tâches domestiques, partagées avec leurs compagnes, l’étude a montré que la participation des hommes quant à l’éducation des enfants, par exemple, se bornait aux missions qui leur sont « attribuées » par la culture patriarcale : gronder en cas de bêtises, donner des punitions, donner de l’argent pour les sorties et veiller à ce qu’ils respectent les règles établies. Quant aux soins apportés aux membres âgés de la famille, l’enquête a mis en avant une implication directe pratiquement nulle des hommes. Seule une des femmes interrogées a déclaré compter avec l’aide de son mari pour emmener son père de 86 ans en promenade.

Le bonheur entre le patio et la cuisine ?

Parmi les inconvénients au fait de se consacrer uniquement aux tâches domestiques, les femmes interrogées se sont référées à la quantité d’activités réalisées et au temps important qu’elles prennent, à l’impossibilité de concrétiser d’autres ambitions, à l’absence d’un système large de relations sociales qui les aident à surmonter la solitude qu’elles ressentent parfois, aux limites économiques qui les empêchent de satisfaire leurs besoins personnels, à la monotonie et la routine implicites des tâches domestiques, et à leur faible contribution à la société.

Les avantages ? Ne pas avoir à respecter des horaires et la discipline du travail, la garantie d’avoir une maison propre et bien rangée, pouvoir consacrer du temps aux enfants ou petits-enfants, avoir du temps, ne serait-ce qu’un peu, pour s’occuper de leur santé, et être disponible pour s’occuper des malades et personnes âgées, entre autres choses.

Ceux qui pensent que les femmes qui se consacrent à leur intérieur disposent de beaucoup de temps pour elles-mêmes se trompent. L’étude mentionnée confirme qu’elles n’ont pas plus que les autres le temps de lire, de se promener ou se reposer.
Cette même étude met en relief les injustices liées au genre qui persistent, malgré les stratégies mises en place pour y faire face et provoquer des changements, principalement dans la division sexiste du travail au sein des foyers cubains. Et, plus important, elle attire l’attention sur ces maîtresses de maison, qui bien souvent ne sont même pas maîtresses d’elles-mêmes malgré le travail qu’elles abattent, tellement nécessaire et si peu considéré.

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