Femmes de Cuba, j’entends votre plainte ! Victor Hugo

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A l’occasion de la Journée Internationale des Femmes, nous publions la lettre qu’écrivit en 1870 Victor Hugo aux Femmes de Cuba, en réponse à leur demande de soutien dans la lutte que menait le peuple cubain pour son indépendance.
Les fac-similés de celle-ci et de celle qu’il écrivit aux insurgés "Pour Cuba" ont été offertes par notre association et sont exposées dans la maison de La Havane qui porte son nom.

Extrait de l’article d’Ana Maria REYES directrice de la Maison Victor Hugo à La Havane paru dans la revue OPUS HABANA du 26 février 2010

Dans son exil de près de vingt ans (1851-1870), pendant lequel il publie Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), la première partie de La Légende des siècles (1859), Les Misérables (1862), Les Chansons des rues et des bois (1865), Les Travailleurs de la mer (1866) et L’Homme qui rit (1869), Victor Hugo se prononce en faveur de Cuba pour la première fois.
Jour de Noël 1869. Comme tous les mardis, le Don Quichotte-Père Noël de 67 ans, exilé “dans un coin perdu de la Manche”, offre un repas et des cadeaux à un groupe d’enfants pauvres de l’île de Guernesey. Un an après le cri d’indépendance à La Demajagua il leur dit :
"Permettez-moi, puisque l’occasion s’en présente, d’envoyer une parole de sympathie à ces nobles terres (Cuba et Haïti) qui, toutes deux, ont poussé un cri de liberté. Cuba se délivrera de l’Espagne comme Haïti s’est délivré de la France. Haïti, dès 1792, en affranchissant les noirs, a fait triompher ce principe qu’un homme n’a pas le droit de posséder un autre homme ; Cuba fera triompher cet autre principe, non moins grand, qu’un peuple n’a pas le droit de posséder un autre peuple." (Collection Bouquins, tome Politique, p. 637, Gérard Pouchain)

Aux femmes de Cuba

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Femmes de Cuba, j’entends votre plainte. O désespérées, vous vous adressées à moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez secours à un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit ; celles qui n’ont plus de foyer appellent à leur aide celui qui n’a plus de patrie. Certes nous sommes bien accablés ; vous n’avez plus que votre voix, et je n’ai plus que la mienne : votre voix gémit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voilà tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous ? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous êtes le droit, et je suis la conscience.
La conscience est la colonne vertébrale de l’âme, tant que la conscience est droite, l’âme se tient debout ; je n’ai en moi que cette force-là, mais elle me suffit. Et vous faites bien de vous adresser à moi.
Je parlerai pour Cuba comme j’ai parlé pour la Crète.
Aucune nation n’a le droit de poser son ongle sur l’autre, pas plus l’Espagne sur Cuba que l’Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne possède pas plus un autre peuple qu’un homme ne possède un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu ; voilà tout. Agrandir le format de l’esclavage, c’est en accroître l’indignité. Un peuple tyran d’un autre peuple, une race soutirant la vie à une autre race, c’est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition épouvantable est un des faits terribles du dix-neuvième siècle. On voit à cette heure la Russie sur la Pologne, l’Angleterre sur l’Irlande, l’Autriche sur la Hongrie, la Turquie sur l’Herzégovine et sur la Crète, l’Espagne sur Cuba. Partout des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.
Cadavres, non. J’efface le mot. Je l’ai dit déjà, les nations saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a toute son âme.
L’Espagne est une noble et admirable nation, et je l’aime ; mais je ne puis l’aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore Haïti, de même que je dis à l’Espagne : Rends Cuba ! je dirais à la France : Rends Haïti !
Et en lui parlant ainsi, je prouverais à ma patrie ma vénération. Le respect se compose de conseils justes. Dire la vérité c’est aimer.
Femmes de Cuba, qui ne dites si éloquemment tant d’angoisses et tant de souffrances, je me mets à genoux devant vous, et je baise vos pieds douloureux. N’en doutez pas, votre persévérante patrie sera payée de sa peine, tant de sang n’aura pas coulé en vain, et la magnifique Cuba se dressera un jour libre et souveraine parmi ses sœurs augustes, les républiques d’Amérique.
Quant à moi, puisque vous me demandez ma pensée, je vous envoie ma conviction. A cette heure où l’Europe est couverte de crimes, dans cette obscurité où l’on entrevoit sur des sommets on ne sait quels fantômes qui sont des forfaits portant de couronnes, sous l’amas horrible des évènements décourageants, je dresse la tête et j’attends. J’ai toujours eu pour religion la contemplation de l’espérance. Posséder par intuition l’avenir, cela suffit au vaincu. Regarder aujourd’hui ce que le monde verra demain, c’est une joie. A un instant marqué, quelle que soit la noirceur du moment présent, la justice, la vérité et la liberté surgiront, et feront leur entrée splendide sur l’horizon. Je remercie Dieu de m’en accorder dès à présent la certitude ; le bonheur qui reste au proscrit dans les ténèbres, c’est de voir un lever d’aurore au fond de son âme
Victor Hugo
Hauteville House 15 janvier 1870