Le Nobel de littérature il y a 60 ans, jour pour jour

Lors de la remise du prix à Stockholm, Hemingway était à Cuba

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Hemingway, qui se trouvait alors chez lui à Cuba, à La Finca Vigía, se mit à rédiger un court texte de remerciement à l’Académie suédoise qui le 28 octobre 1954 lui avait décerné le Nobel de littérature. Dès ce jour là, il savait qu’il n’irait pas aux cérémonies officielles, genre de réunions vraiment pas faites pour lui. Des motifs de santé étaient les plus crédibles. Au début de l’année 54, il avait échappé à deux terribles accidents d’avion en Afrique. Il en garda il est vrai des blessures profondes.

Ce texte, un des plus brillants sur le métier d’écrivain, qui fit l’objet d’un enregistrement audio, fut transmis à l’ambassadeur de son pays en Suède, chargé d’en faire la lecture lors des cérémonies de remise des prix. Une lecture de 2 minutes.

Hemingway, 55 ans, estimait-il que son Nobel en 1954 arrivait trop tard ? Il ne l’a jamais dit formellement, mais son entourage en était convaincu. Jusqu’à sa mort, moins de sept ans plus tard, il continua d’écrire, mais ne publia plus rien. Le Nobel le fit parvenir à un sommet d’où il ne pouvait que descendre.

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                  Le Nobel de littérature il y a 60 ans,  jour pour jour  

Lors de la remise du prix à Stockholm, Hemingway était à Cuba    

 

Par Michel Porcheron

 

Hemingway, à l’annonce du prix Nobel, qui vient  de lui être attribué, dit à un ami au téléphone qu’il était en train de voir s’il devait ou non accepter « la chose ». Il y avait « un tas de bonnes raisons de le refuser ». Mais « personne ne les aurait comprises, à part mes amis ». Il craignait aussi de passer pour un « poseur»  et qu’on pense qu’il faisait « faux bond » à son pays « en ne l’acceptant pas »

 

Dans une lettre à Ursula, une de ses sœurs, il évoquait « dix-huit Suédois qui avaient bu trop d’aquavit et l’avaient immortalisé par un vote de neuf contre sept et une abstention » (sic)  

 

Toujours est-il que ce 28 octobre 1954, on jubila sans arrière pensée à la Finca Vigía. Il expliqua par la suite que ce jour là il avait voulu être gracieux, enjoué, généreux, poli. [la suite dans un prochain n° de CubaCoop]

 

             

 

A partir du 28, il en fut autrement car la vie ne fut plus la même. Le 30 il fit savoir à l’éditeur Charles Scribner fils qu’il était heureux  d’en avoir fini avec « toute cette maudite histoire ». Il se trompait. Les ennuis ne faisaient que commencer. « Toute cette affaire avait interrompu son travail, fait intrusion dans sa vie privée et donné lieu à beaucoup de « publicité déplaisante » (Carlos Baker, Hemingway, Histoire d’une vie, Robert Laffont, 1971). Il allait traîner le Nobel comme un boulet.          

 

Hemingway, qui souffrait encore à ce moment-là des blessures qu'il avait reçues dans ses deux accidents d'avion en Afrique, au début de l’année 54, fit savoir qu’il ne se rendrait pas à Stockholm pour la cérémonie officielle de remise des prix. Il enregistra donc un très bref discours chez lui, à La Havane, et le fit transmettre à l'ambassadeur des États-Unis en Suède, John Cabot, qui lut son texte en son nom à la cérémonie officielle le 10 décembre. (1)

 

Ce fut le plus court remerciement de l’histoire du Nobel. « Il est d’une longueur un peu inférieure à la longueur habituelle de ce genre de discours, mais peut-être est- ce là une qualité (…) Je suis vraiment désolé d’infliger à l’Ambassadeur le pensum de prononcer un discours mais que je me suis efforcé de faire celui-ci aussi bref que possible» (E.H. dans une lettre à George M. Abbott, chargé d’affaires à l’ambassade des USA en Suède, 30 novembre 54)  (2)

 

                      Discours de réception du prix Nobel (3)

 

« Messieurs les Membres de l'Académie suédoise, Mesdames, Messieurs, comme je n'ai aucune facilité pour faire des discours, ni le don de l'éloquence, ni le sens de la rhétorique, je désire simplement remercier de ce prix ceux qui gèrent la donation généreuse d'Alfred Nobel.

Aucun écrivain sachant quels grands écrivains n'ont pas reçu ce prix ne peut l'accepter autrement qu'avec humilité. Il est inutile de dresser la liste de ces écrivains (4). Chacun des assistants peut dresser sa propre liste selon ses connaissances et sa conscience.

Je ne saurais demander à l'ambassadeur de mon pays de lire un discours dans lequel un écrivain dirait tout ce qui est dans son cœur. Ce qu'un homme veut dire n'est pas toujours perceptible dans ce qu'il écrit et, pour ce qui est de cela, il a quelquefois de la chance, mais, à la fin, ce qu'il veut dire deviendra tout à fait clair et c'est cela et le degré d'alchimie qu'il possède qui détermineront s'il durera ou sera oublié.

 

La vie d'un écrivain, en mettant les choses au mieux, est une vie solitaire. Les groupements d'écrivains pallient la solitude, mais je doute qu'ils améliorent sa façon d'écrire. Son importance grandit aux yeux du public lorsqu'il renonce à sa solitude, mais souvent son œuvre en souffre. Car il œuvre dans la solitude et, s'il est assez bon écrivain, pour cela, il doit chaque jour affronter l'éternité, ou son absence.

 

Chacun des livres devrait être, pour un véritable écrivain, un nouveau commencement, un départ une fois de plus vers quelque chose qui est hors d'atteinte. Il devrait toujours essayer de faire quelque chose qui n'a jamais encore été fait, ou que d'autres ont essayé de faire, mais en vain. Alors, quelquefois, avec beaucoup de chance, il réussira. Comme il serait simple d'écrire s'il fallait seulement écrire autrement ce qui a déjà été bien écrit. C'est parce que nous avons eu de grands écrivains dans le passé qu'un écrivain est maintenant obligé d'aller très loin, par-delà l'endroit qu'il peut normalement atteindre, là où personne ne peut plus l'aider. J'ai parlé trop longtemps pour un écrivain. Un écrivain devrait écrire ce qu'il a à dire au lieu de parler. De nouveau je vous remercie. »

 

(Traduction de Roger Asselineau, dans Hemingway, Œuvres romanesques vol. II,   La Pléiade, 1969)

 

« Ce texte clairvoyant, qui diagnostique les dangers de la vie littéraire, au moment même où leur auteur en recueillait les lauriers, constitue une reconnaissance douloureuse de sa solitude, de ses doutes et de son échec personnel » (Jeffrey Meyers, p.512  de Hemingway, Belfond, 1987)

 

Texte lu par Hemingway :  

 

http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1954/hemingway-speech.html

 

NOTES  zé BONUS

 

(1)- « Même s’il avait été en parfaite santé, je doute fort qu’il s’y serait rendu. Ernest n’avait fait que de très rares apparitions en public dans sa vie, tant à cause de sa grande timidité que de sa haine farouche du smoking. « J ‘espère n’avoir jamais à m’habiller plus cérémonieusement qu’en enfilant des sous-vêtements », me dit-il un jour. (A.A.Hotchner, Papa Hemingway, Calmann-Lévy, 1999). Car il n’en portait (presque) jamais.  

 

Il n’avait pas non plus assisté à des cérémonies antérieures de remise de prix : la médaille d’or du Limited Editions Club en novembre 1941, le prix Pulitzer  en mai 53,  le prix du mérite de l’Académie américaine des Arts en avril 54. [Mais il ne bouda pratiquement jamais les remises  de récompenses à Cuba (il est vrai moins formelles et plus arrosées), où il était l’homme le plus illustre : médaille d’honneur cubaine en 52,  l’ordre national « Carlos Manuel de Céspedes »  en 54, l’ordre de San Cristobal de La Habana en novembre 55. Quant à l’hommage du 13 août 56, le plus populaire, il ne pouvait qu’être présent [la suite dans un prochain n° de CubaCoop]

   

 

 

(2)- L’enregistrement a été fait dans l’après midi du 30/11 par le chargé d’affaires  de l’ambassade US à La Havane. Le lendemain  il était envoyé à son collègue Abbott à Stockholm,  pour aussi « être remis en temps utile à la Radio suédoise » 

 

(3)- La teneur et la brièveté de ce texte ne peuvent être dissociés  de la citation officielle du comité du prix Nobel. Hem en fut mécontent. La citation « l’agaça prodigieusement » (Kenneth S.Lynn, KSL, « Hemingway », Ed.Payot, 1990).Elle rendit bien justice à « sa puissante maîtrise de style dans l'art de la narration moderne, telle qu'il l'a récemment illustrée dans Le Vieil Homme et la mer... », mais la citation indiquait plus loin que « les premiers écrits de Hemingway [les meilleurs en fait] comprennent des passages brutaux, cyniques et cruels qui peuvent sembler en désaccord avec les exigences du prix Nobel d'une œuvre de tendance idéaliste »

Une fois de plus le mythe Hemingway l’emportait sur une lecture attentive de l’œuvre (KSL)  

Certes l’Académie suédoise ajoutait en conclusion : «  Mais d'autre part, il possède aussi une expression passionnée héroïque qui constitue l'élément fondamental de son sens de la vie, un amour viril du danger et de l'aventure allié à une admiration spontanée pour tout individu qui mène le bon combat dans un monde réel qu'assombrissent la violence et la mort. »

 

Le texte de Hemingway ne fit aucune allusion directe à la citation officielle, mais Hem s’arrangeait pour la critiquer et par une de ses plus belles phrases : « Ce qu'un homme veut dire n'est pas toujours perceptible dans ce qu'il écrit… »  

 

(4) - Il attaquait ici indirectement Sinclair Lewis qui avait présenté une telle liste dans son discours de réception. A vrai dire, Hemingway n'avait pas caché aux journalistes qui étaient venus l'interviewer à la Finca Vigía que, selon lui, le prix aurait dû aller au poète Carl Sandburg ou à Bernard Berenson, critique d'art ou à Isak Dinesen, romancière danoise.

 

                               

                        La fête du Nobel dura 24 heures                  

                                         

Il avait dit un jour que si jamais il avait le Nobel avec entre les mains une belle somme (35.000 dollars) exonérée d’impôts, il s’achèterait un Cessna 180 et se donnerait du bon temps. Non seulement il ne s’acheta jamais de Cessna, n’eut pas l’occasion de se donner du bon temps, mais les jours s’assombrissaient.  

 

Peu de temps après le Nobel, le 28/10/1954, Hemingway et son épouse Mary Welsh, prirent la décision de cadenasser le portail de la propriété, loin en contrebas de leur maison. « On a fait trop de publicité sur nous. Les gens viennent comme pour voir les éléphants au zoo ». Une pancarte fut suspendue dont l’inscription « écrite à la diable » (Robert Harling, du London Sunday Times) est censée décourager les imposteurs :

« SE PROHIBE ENTRAR TERMINANTEMENTE SIN PREVIA AUDIENCIA  POR TELF »

Le 23 décembre 54, Hem, dans une lettre au général E.E « Chink » Dorman - O’Gowan, expédiée de la Finca Vigía, écrit : « Ai été submergé de journalistes, de photographes et de cinglés évidents et imaginaires (…) Ca a été probablement une erreur de parler là- bas (à Stockholm). Cette médaille suédoise ne me procure aucune sorte de plaisir ou de joie. C’est du bon argent [35.000 dollars] avec lequel payer mes impôts mais autrement ça ne sert qu’à fournir aux gens une sorte de permission de s’immiscer dans votre vie privée.

Je crois que je serais resté dans l’avion  en flammes à Butabia en Afrique, une fois que Mary en a été sortie, si j’avais pu voir ce qu’allait être le reste de 1954 et ce que j’y éprouverais » Nous appelons ça  « le cafard » mais  même si c’est là un sentiment ignoble, j’en ai parfois marre de souffrir ».

A la fin de l’année 54, il reçoit la visite, entre autres journalistes, de Robert Harling du London Sunday Times.

 

« Le sujet prix Nobel arrive tout naturellement sur le tapis. Hemingway refuse d'aborder l'événement de front, cherche tous les faux-fuyants, musarde autour de ce qu'il s'obstine à appeler, par pudeur, la « chose ».

 

«(…) Une petite récompense de temps à autre n'a jamais nui à personne, je ne prétends pas le contraire. Mais il n'y a rien de plus désagréable, dit-il, que cette impression d'être dépassé par les événements. J'avais le sentiment d'assister, passif, à la célébration de quelque chose qui ne me concernait pas. Les journalistes sont arrivés, combien, je ne saurais le dire, une véritable invasion, ils m’ont assailli  de leurs questions. Ce n'est pas forcément rendre service à un écrivain que de lui décerner un prix (…) Vous voyez, je ne conserve pas de cette journée le souvenir le plus agréable. » (mp)