Cuba et les États Unis : un miracle de Saint Lazare ? par Leonardo Padura

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Ce pacte est une victoire de la raison et de la reconciliation dont le monde a besoin.

Article de Léonardo Padura 19 décembre 2014 dans le quotidien espagnol El Païs.

Traduit par Chantal Costerousse.

Les eaux prennent une autre couleur !

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Le 17 décembre de chaque année, les cubains fêtent Saint Lazare, un missionnaire catholique canonisé dont l’image est celle d’un ancien lépreux, qui sur des béquilles avance suivi par des chiens qui lèchent ses plaies.

Mais dès la colonisation, pour quelque association mystique, Saint Lazare fut identifié par les esclaves africains d’origine yoruba avec Babalú Ayé et se convertit en une des plus grandes divinités du panthéon afro-cubain. Ce qui distingue Saint Lazare Babalú entre les saints et les *orishas(ndt : divinités africaines) c’est son pouvoir de guérisseur des maladies et sa renommée de faiseurs de miracles . Pour lui, les croyants cubains vont lui faire des promesses qui entraînent quelques fois de durs sacrifices, pour que son intervention divine apporte des améliorations dans leurs vies ou celles des êtres qui leur sont chers, et pas seulement pour des questions de santé.

La nuit du 16 décembre, veille de la Saint – Lazare, des milliers de croyants vont en pèlerinage de nombreuses fois font pénitence, jusqu’au sanctuaire du saint-orisha miraculeux, situé dans la localité de El Rincón, au sud de la Havane, où fonctionne aussi depuis des dizaines d’années la principale léproserie du pays.

A la différence des autres 17 décembre, celui de l’année 2014 a recouvert subitement, un poids historique pour tous les cubains, croyants ou non. Parce qu’il a représenté quelque chose de très proche d’un miracle (et pour quelques uns simplement un miracle) : nous avons vu, nous avons entendu comment un président cubain et un président nord américain annonçaient au monde que leurs deux pays rétabliraient des relations diplomatiques après plus de 50 années d’hostilité, dissensions, offenses, sanctions y compris d’agressions.

A peine avais je entendu la nouvelle que je suis allé à la maison de ma mère qui, juste à ce moment, parlait au téléphone avec mon frère cadet qui, comme tant d’autres cubains résident à Miami (dans son cas depuis 15 ans).

J’ai donc demandé à ma mère qu’elle m’écoute et quand j’ai entendu qu’elle avait bougé, elle posa une main sur sa poitrine en s’exclamant « merci, San Lazaro miraculeux » ! et elle nous a dit à mon frère et à moi qu’à 86 ans, elle était maintenant sûre que jamais plus elle n’entendrait une nouvelle comme celle là ....et en raccrochant le téléphone, elle s’en fut et alluma une bougie à son Saint Lazare, lui qui est dans le petit autel domestique de la chambre qu’elle a partagé pendant 60 ans avec mon père, où elle a conçu et élevé ses trois enfants, sous le regard douloureux du saint faiseur de miracles et de la très cubaine vierge de la charité de cuivre.

Comme ma mère, comme mon épouse, comme moi, de nombreux cubains nous recevons la nouvelle quasiment comme s’il s’agissait d’une révélation. Stupéfaits, étourdis, joyeux, comme si nous venions de nous réveiller d’un rêve qui s’était converti en un interminable cauchemar. Parce que le différend est déjà historique , et nous voulons croire en phase d’être surmonté, entre Cuba et les États Unis a marqué la vie de trois générations de cubains et a laissé en nous tous quelque empreinte plus ou moins douloureuse voire tragique en certaines occasions.

Mais à partir d’aujourd’hui nous avons une nouvelle espérance : les gouvernements de Cuba et des États Unis s’apprêtent à dialoguer, et ils ont déjà dialogué, et ce n’est pas rien, un geste moindre que le premier pas jusqu’au dépassement des distances et ressentiments se soit concrétisé par un échange de prisonniers, non seulement pour ce qu’un tel événement peut avoir de symbolique, mais pour l’essentiel sens humanitaire que l’acte contient, pour ce qu’il signifie pour ces personnes et leurs familles, pour ce qu’il implique comme volonté politique de part et d’autre.

Sur cette base concrète et la décision d’ouvrir des relations diplomatiques, il s’impose aujourd’hui de construire des ponts de compréhension rompus par trop d’années. Des politiques internes jusqu’aux politiques externes, en passant par la rhétorique, beaucoup de choses doivent se modifier, s’améliorer y compris se fabriquer dans un monde qui est différent. Et lui seul pourra se produire si règnent le respect et la courtoisie, bien au dessus des grandes différences politiques qui incarnent les deux pays, reconnues par leurs présidents, mais considérées à la fois comme conditions auxquelles on doit faire face pour la poursuite d’une meilleure compréhension.

Dans les paroles du président Raúl Castro:le respect et l’art d’avancer de forme civilisée avec nos différences.

Cet accord est une victoire de la raison et de la réconciliation que nécessite tant le monde et un acte de bravoure de la part des deux gouvernements.

Dans le cas de Cuba, après avoir résisté à la pression politique et économique du pays pays le plus puissant du monde, ce n’est pas peu de choses.

Pour les États Unis, et notamment pour son gouvernement actuel c’est un geste important de comprendre l’échec d’une politique et passer au dessus de ce qui peut être était la dernière page de la guerre froide , et en se rapprochant pas à pas des pays d’une région, l’Amérique latine , qui est aujourd’hui différente de celle de 1961 lorsque les relations avec Cuba se rompirent drastiquement et que le pays fut soumis à un isolement qui n’existe plus aujourd’hui. Dans les paroles du président Obama on essaie de changer l’histoire pour ce qui est correct, le meilleur pour Cuba, les États Unis et le reste du monde. Ainsi face à un nouveau sommet des Amériques qui présageait d’être perturbé par la possible participation cubaine contre la volonté nord américaine, les eaux prennent une autre couleur et il se concrétisera comme un retour nécessaire de l’île à un forum duquel personne n’aurait jamais dû être exclus.

Au niveau économique, les premières mesures prises par le président Obama paraissent être le début de la fin de l’embargo. La promesse de l’élimination des restrictions financières, y compris de caractère extra territorial, liquide d’un coup, un des écueils les plus lourds contre laquelle l’économie cubaine a du faire face et ouvre la perspective pour une augmentation de la présence des capitaux étrangers dont l’île a tant besoin pour améliorer ses infrastructures et ses conditions de production affectées par de longues années de crises et de manque de ressources.

Et pour les cubains à pieds peut signifier beaucoup. Le seul fait de sentir que les tensions baissent entre celles que nous avons vécu pendant plus de cinq décennies, que les familles seront plus proches, que l’ennemi idéologique cesse au moins d’être l’ennemi hostile, constitue un gain inestimable.

Au niveau économique et social des transformations se produiront qui se régleront avec le temps qui passe et au rythme de la récupération de la compréhension et de la profondeur de leurs conséquences. Dans l’immédiat , l’augmentation du flux de visitants nord américains dans l’île et l’accroissement des remesas *autorisées ( aides financières envoyées de l’extérieur à Cuba)ndt, aidera à améliorer la vie quotidienne de nombreuses personnes, d’une forme ou d’une autre.

Depuis hier nous sommes, et je crois que tous les cubains le sentent, au début d’une nouvelle époque. Une époque qui devra être nécessairement meilleure, dans tous les sens, dans toutes les sphères de la vie économique, sociale et civile des cubains, dans une époque qui nécessairement doit être de transformations et de dialogue, qui est déjà de transformations et de dialogue.... et c’est après tant d’années de crises, de carences, de sacrifices imputables ou non à l’embargo, quelque chose de meilleur qui devait nous arriver, parce que je crois que nous le méritons. Même si cela a été l’œuvre d’un miracle.

Pour cela je crois que ce 17 décembre se sont allumées beaucoup plus de bougies pour Saint Lazare.