COMMENT L’ÎLE DE CUBA AURAIT PU ÊTRE A LA FRANCE ?

SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

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Je ne résiste pas au plaisir de publier cet article qui date de quatre ans et que nous devons à notre ami journaliste Michel Porcheron !

Ce n’est pas un poisson d’avril mais un fait historique incontestable que les amateurs d’histoire s’ils sont nouveaux lecteurs de notre site et de sa Lettre, seront heureux de découvrir !

RG

Aujourd’hui que l’île de Cuba cherche encore une fois à conquérir son indépendance, on trouvera peut-être quelque intérêt au récit de la tentative faite un jour par le gouvernement espagnol, ou plutôt par les chefs qui étaient alors à sa tête, pour vendre la plus importante colonie de l’Espagne à la France moyennant une somme stipulée, qui aurait été employée à payer les dettes de la cour. Le récit suivant des réunions qui furent tenues pour négocier la vente, par l’Espagne, de Cuba et de Porto-Rico montrera qu’il s’en fallut de bien peu que ces deux importantes colonies changeassent de maîtres, les négociations n’ayant été rompues qu’à cause d’un mouvement d’humeur de l’envoyé espagnol.

C’est le 8 janvier 1837 qu’eut lieu, à Paris, un événement qui, s’il avait été rendu public, eût bouleversé l’Europe entière. Mais le mystère dont on l’enveloppa ne fut pas percé, tous ceux qui y prirent part ayant fidèlement gardé un secret qu’en hommes d’honneur ils crurent de leur devoir de ne pas divulguer.

Ce jour-là, le prince de Talleyrand reçut, par son secrétaire, un mot de M. Aguado, le banquier espagnol, lui demandant une entrevue absolument privée, à laquelle n’assisterait aucun témoin. Cette condition devait si rigoureusement être observée, qu’il fut décidée que l’entrevue aurait lieu sans aucune formalité, non pas dans le cabinet privé du prince, à son hôtel de la rue Saint-Florentin, ni même dans le bureau de son secrétaire, mais dans les appartements privés de ce dernier, situés à quelque distance de la demeure du prince de Talleyrand. Le billet du banquier Aguado parlait, en termes voilés et mystérieux, d’une transaction qui pouvait assurer la fortune de ceux qui y seraient engagés, et qui, au cas où elle n’aboutirait pas, devait pour toujours demeurer secrète et n’être jamais même soupçonnée par le reste du monde.

Un envoyé de la reine Christine d’Espagne venait d’être chargé d’entamer des négociations avec Louis-Philippe pour lui céder une partie importante des possessions espagnoles. Cette mission avait été confiée au señor Campuzano, connu pour ses talents de diplomate et bien en cour auprès de la reine. Ce gentilhomme n’avait accepté que bien à contrecœur la mission qu’on lui imposait de signer un traité qui ravirait à la couronne d’Espagne son plus beau joyau, la riche île de Cuba, à laquelle devaient s’ajouter Porto-Rico et les îles Philippines, pour ainsi dire par-dessus le marché, à la requête formelle et persistante de la reine Christine. L’entrevue secrète sollicitée par Aguado n’avait pour but que de préparer une seconde entrevue qui aurait lieu entre Campuzano et le prince.

C’est ainsi que les personnes en question se réunirent dans le petit salon vert des Tuileries, sous les auspices d’Aguado, qui souriait à l’idée de la colossale affaire financière qu’il allait pouvoir lancer à la Bourse. Les termes du traité avaient été fixés d’accord avec le secrétaire du prince, qui présenta le señor Campuzano au prince et exposa les motifs de sa mission à Paris. Ce pauvre envoyé faisait peine à voir. Son fier sang castillan bouillonnait à l’idée d’être forcé de remplir une mission qu’il n’avait acceptée, dit-il plus tard, que pour empêcher que quelque autre des favoris de la reine ne s’en chargeât, lequel, moins scrupuleux et moins patriote, n’y aurait pu voir qu’un moyen de s’enrichir dans les opérations financières auxquelles donnerait lieu le transfert de sommes aussi énormes que celles qui allaient être mises sur le tapis. La lecture du document fut extrêmement pénible ; le pauvre Campuzano, quoique assis tout près d’un grand feu, grelottait et, de temps en temps, pâlissait, visiblement troublé par la responsabilité qu’on lui avait imposée.

Et, en vérité, il fallait du courage, même au secrétaire, pour écouter la lecture du document. Les papiers lui glissèrent presque des mains à deux reprises. Ces mains, plus fines et plus délicates que ne le furent jamais mains d’homme, tenaient à ce moment les destinées de l’Europe – la paix ou la guerre.

Le document, d’une écriture petite et délicate, était un exposé, succinct et rapide, de la proposition faite par la reine Christine de livrer, par traité secret, l’île de Cuba à la France moyennant une somme de trente millions de réales, et les îles Philippines, avec Porto-Rico, pour une autre somme de dix millions. Il était aisé de mener l’affaire à bonne fin, mais difficile de la mener secrètement, et c’est uniquement par crainte de lord Palmerston que la reine, qui, d’ailleurs, devait assumer toute la responsabilité des négociations, avait exigé, comme condition nécessaire pour que l’affaire pût être entreprise, le secret le plus absolu. L’ubiquité et la pénétration de lord Palmerston inspiraient une universelle et profonde terreur à toutes les chancelleries, et c’est cette peur qui avait conseillé à Aguado le procédé qu’il avait adopté pour soumettre la proposition au roi des Français.

L’emprunt à lancer sur le marché de la Bourse devait naturellement être contracté entièrement par l’entremise du grand banquier. Une somme d’un million de francs serait offerte au prince de Talleyrand, et une commission de trois cent mille francs devait être distribuée à tous ceux qui seraient mêlés aux négociations tant diplomatiques que financières.

C’est avec une profonde appréhension que le secrétaire du prince de Talleyrand avait consenti à soumettre l’affaire à cet illustre et habile homme d’État.

Quelques instants après, celui-ci eut une entrevue privée avec Mme de Dino ; au bout d’une demi-heure, un message fut expédié de la rue Saint-Florentin aux Tuileries, et, dès le retour du messager, le prince se rendit en voiture au palais. On ne sut jamais ce qui se passa entre le prince et le roi, mais on vit bientôt l’envoyé espagnol, dont la mine abattue et la démarche fatiguée lui valaient le surnom de la Triste Figure, monter lentement et péniblement l’escalier.

Il est certain que les négociations furent menées jusqu’au bout et ne furent rompues qu’au moment même de la signature du traité. La scène qui se déroula dans la chambre verte, de forme ovale, fut une scène unique dans l’histoire du monde. Assis devant la table couverte de velours vert était le roi-citoyen, Louis-Philippe, se réjouissant d’avance à la pensée du triomphe qu’il allait remporter en trompant la vigilance de lord Palmerston. En face de lui était le prince de Talleyrand ; à côté du prince était le señor Campuzano, dont la taille mince et nerveuse et le visage fin et poétique faisaient ressortir le sourire cynique qui plissait les lèvres desséchées du prince. L’envoyé s’était affaissé dans son fauteuil et semblait accablé de désespoir et de douleur.

Le banquier Aguado était debout derrière l’envoyé, et le prince de Talleyrand était accompagné de son secrétaire ; tous deux devaient signer le contrat en qualité de témoins. Les articles du traité furent alors relus et, après chaque article, il y eut une pause pendant laquelle le roi et le prince de Talleyrand échangèrent quelques observations à voix basse, qui échappèrent aux autres personnes présentes. La question de Cuba fut peu discutée ; Aguado fut consulté au sujet du taux du change, question peu importante en soi, mais que Campuzano discuta avec une feinte véhémence, dans la seule pensée, évidemment, de prolonger l’entrevue et d’en retarder la terrible conclusion. Mais la question de la cession de Cuba fut vidée enfin et les signatures apposées à l’acte.

L’article deuxième, qui vient ensuite, semblait de moindre importance. Ce fut pourtant cet article qui épargna au gouvernement espagnol la honte et la guerre civile dont, à ce moment, il était menacé.

Cet article traitait de Porto-Rico et des îles Philippines. Pour Porto-Rico, l’affaire fut vite conclue, le marché étant excellent, même en évaluant la possession au plus bas prix ; mais des difficultés surgirent pour les îles Philippines. Le roi-citoyen ne put résister à la tentation de marchander. Un sourire affable sur les lèvres, il interrompit la lecture de l’article en faisant observer que la cession des îles Philippines déplairait si fort à l’Angleterre, qu’il y aurait à craindre au moins une vive opposition, sinon une déclaration de guerre de la part du ministre anglais. La demande d’une réduction de la somme fixée comme prix des îles Philippines fut donc faite formellement et en termes péremptoires. Louis-Philippe, profitant des inutiles temporisations du prince de Talleyrand et de la violente indignation de l’envoyé espagnol, voulait tirer parti de la peur inspirée par la colère présumée de lord Palmerston.

« Il faut, dit-il, que la réduction de prix soit agréée. Vos conditions sont trop onéreuses. J’offre sept millions, acceptez-les, ou jetez votre traité au feu. »

Talleyrand fit mine de parler et étendit la main vers les papiers pour intervenir en conciliateur, comme c’était son habitude dans toute discussion trop vive ou trop violente, mais il en fut empêché par la conduite de Campuzano, qui, se levant précipitamment de sa chaise et regardant le roi en face, s’écria :

« Sa Majesté a raison, le traité est sans valeur et n’est bon qu’à mettre au feu. » Et sans en dire davantage, il courut à la cheminée et jeta les papiers sur les bûches enflammées.

Et c’est ainsi que la cour d’Espagne fut sauvée d’un très grand péril, que la paix de l’Europe fut sauvegardée et que la trop exigeante cupidité du roi donna à l’envoyé de l’Espagne le temps de se reprendre.

  • G. COLMACHE. (The Fortnightly Review.)
    REVUE BRITANNIQUE - JANVIER 1896

    Accablée de dettes, la Régente espagnole Maria Cristina mit Cuba en vente (1837).

Cuba, colonie de la France, il s’en fallut de très peu.

  • Michel Porcheron

A Paris, où le temps est glacial en ce 8 janvier 1837, une réunion secrète impromptue, aux allures de complot, que préside aux Tuileries le roi de France Louis Philippe, a pour ordre du jour le sort de territoires au-delà des mers, à des milliers et des milliers de km à l’ouest et à l’est du Vieux Continent. Sur le tapis, en l’occurrence de velours noir, d’énormes sommes d’argent. L’affaire financière est colossale, comme l’est l’enjeu géopolitique, comme on dirait aujourd’hui. Cette réunion est lourde de conséquences pour la stabilité de l’Europe.

El Señor Aguado, grand banquier espagnol, à peine arrivé dans la capitale, remet au secrétaire privé du Prince de Talleyrand (1), 84 ans, Edouard Colmache, un message de la plus haute importance. Par ce billet, l’Espagnol demande un entretien « absolument privé et auquel ne devait assister aucun témoin » avec le Prince lui-même. Afin de garantir d’ores et déjà les meilleures conditions d’extrême discrétion, le secrétaire et M. Aguado tombent d’accord pour se réunir au domicile particulier du secrétaire Colmache, situé non loin de la résidence privée de Talleyrand, un hôtel particulier au 2 rue Saint-Florentin, et non au cabinet du Prince ou au bureau du secrétaire.

Le tout, on le verra, se déroulera en quelques heures seulement, l’unité de lieu est quasiment respecté, puisque pour se rendre du 2 rue Saint-Florentin - (actuellement l’adresse du Consulat des Etats Unis) situé à l’angle nord-est de la Place de La Concorde- jusqu’aux Tuileries, il suffit de traverser la rue de Rivoli.

UNE MYSTERIEUSE TRANSACTION

Le court billet de M. Aguado évoquait en termes voilés et mystérieux une transaction qui pourrait apporter une fortune à ceux qui y prendraient part. Si elle devait échouer, le banquier espagnol exigeait que le plus grand secret soit respecté afin que cette affaire ne soit jamais portée sur la place publique. Le but de la visite impromptue de l’Espagnol était de préparer une rencontre entre le Prince de Talleyrand et El Señor Campuzano, envoyé spécial de la Régente espagnole Maria Cristina de Borbón, Cristina, comme on l’appelle en Espagne.

Ainsi se réunissent dans un petit salon vert ovale du Palais des Tuileries (2), la résidence royale, MM Campuzano et Aguado, M. de Talleyrand et son secrétaire. Une fois faites les présentations d’usage et exposés les motifs du voyage à Paris de M. Campuzano, les termes du « traité » furent arrêtés et entérinés par le secrétaire Colmache.

Le banquier Aguado était tout sourire à l’idée de la colossale affaire financière qu’il allait pouvoir lancer en bourse, M. Campuzano, l’homme de confiance de la reine espagnole, connu pour ses talents de diplomate, fut chargé de lire le document. Manifestement la lecture lui fut pénible, les feuilles de papier lui glissèrent souvent des mains, il pâlit à plusieurs reprises, il tremblait alors qu’il était assis près de la cheminée allumée. « Le pauvre faisait pitié ». C’est que la mission secrète de M. Campuzano était en effet de la plus haute importance, « il avait en main le destin de l’Europe : la paix ou la guerre, d’où son comportement visiblement plus que troublé en raison de la responsabilité qu’on lui avait imposée ».

LA TOILE DE FOND DE LA RENCONTRE SECRETE

Quel était le contexte européen en 1837 ?

L’Espagne : après celle de « la Maison Bonaparte » (1808-1813), celle des Bourbons est restaurée. Se succèdent alors Ferdinand VII et à sa mort (1833) la régente Marie-Christine, la mère d’Isabelle II, fille de Ferdinand, héritière directe du trône espagnol, mais elle n’a que trois ans. Le règne de Marie-Christine (1830-1840) est marqué par le début des trois guerres carlistes (1833- 1876), provoquées par don Carlos, frère cadet de Ferdinand qui se pose en seul prétendant du trône d’Espagne. Contre les « cristinistas » partent en guerre les « políticos », carlistes traditionnalistes. Par ailleurs, L’Angleterre, la France (ce fut la dernière grande mission diplomatique connue de Talleyrand) l’Espagne et le Portugal, 4 monarchies, avaient signé un traité (22 avril 1934 ?) resserrant leurs liens face notamment au danger que représentaient les ambitions de don Carlos. L’Angleterre avait aussi accepté d’envoyer des forces de volontaires pour soutenir le parti (dit libéral) d’Isabel II, donc de Cristina.

Quand le « cristinista » Campuzano arrive à Paris, la 1ere guerre carliste a déjà été déclarée et la Régente doit faire face à des difficultés de tout genre, militaire, politique et financier, le nerf de la guerre étant comme toujours l’argent.

La France elle vit sous le régime de la Monarchie de Juillet, le Roi (1830-1848) est Louis –Philippe d’Orléans. En 1837, il a 64 ans. Après l’époque napoléonienne (Napoléon, empereur de 1804 à 1814), la France allait connaître la restauration de la Monarchie de la dynastie des Bourbons, avec deux règnes de Louis XVIII (avril 1814-mars 1815 et juin 1815-septembre 1824, le premier interrompu par un retour au pouvoir de Napoléon, qui ne dura que Cent Jours) suivi de celui (1824-1830) de Charles X. La monarchie bourgeoise de Louis-Philippe fit monter sur le trône la branche cadette d’Orléans.

Depuis 1814, l’Europe est constituée de quatre grandes puissances : L’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie. C’est lors de l’historique Congrès de Vienne (3 janvier -9 juin 1815) que la France retrouve sa place dans le concert européen, au même rang que ses anciens ennemis, cela grâce à l’habileté manœuvrière de Charles de Talleyrand. Son « casting » est impressionnant : deux empereurs, quatre rois, plus une douzaine de diplomates, anglais, autrichiens, espagnols, russes, prussiens, et du Saint-Siège -on les appellerait aujourd’hui les sherpas- parmi lesquels des figures emblématiques : Metternich, le duc de Wellington, le baron de Humboldt, André Razoumovski, le Cardinal Consalvi, etc…et Talleyrand, alors « orléaniste », qui a à Vienne aussi l’occasion de mener à bien sa diplomatie…personnelle à des fins personnelles.

La Grande Bretagne a à sa tête la Maison de Hanovre. A Guillaume IV, va succéder en juin 1837 la Reine Victoria. Le premier ministre en 1837 est Lord Palmerston.

Pour compléter ce rapide panorama international, il faut souligner que depuis 1825, le gouvernement des Etats Unis avait obtenu de l’Espagne via Francisco Zea Bermúdez, ministre de Ferdinand VII, la promesse que Cuba ne passerait pas entre les mains d’un quelconque autre pays européen (Manuel Moreno Fraginals, 1995) en premier lieu l’Angleterre.

RETOUR A PARIS

Quelle était cette mission si délicate de M. Campuzano, au nom de la Cour espagnole ? Il était chargé de vendre au roi de France, Louis-Philippe, moyennant une énorme somme d’argent…la colonie la plus importante de l’Espagne, Cuba, le plus beau bijou de la couronne. M. Campuzano avait accepté cette mission à contre cœur, son « sang orgueilleux de castillan se soulevait à l’idée de se voir obligé à remplir une mission qu’il avait accepté, dira-t-il plus tard, afin d’empêcher qu’un autre favori de la Reine, moins scrupuleux et moins patriote la mène à son terme, trouvant là un moyen de s’enrichir lors d’opérations financières qu’aurait occasionné le maniement des énormes sommes » prévues qui devaient être mises sur le tapis.

La Reine Marie Christine, dans sa demande formelle et insistante, proposait non seulement la vente de Cuba, mais également de deux autres colonies de la couronne, Porto Rico et les Iles Philippines. Elle avait besoin d’argent frais pour éponger les énormes dettes accumulées par la Cour d’Espagne.

Cuba était à vendre pour 30.000.000 de réaux et Porto Rico et les Philippines pour deux fois 10.000.000 (3). Le Prince de Talleyrand allait recevoir personnellement un million de francs et une commission de 300.000 francs devait être répartie entre toutes les personnes, diplomates ou financiers, qui participeraient aux négociations.

L’emprunt lancé en bourse en bourse devait se faire uniquement par l’intermédiaire du banquier Aguado. Autant l’affaire était simple sur le plan financier, autant elle présentait une difficulté majeure : comment conserver le secret le plus absolu jusqu’au bout, l’Espagnole Marie Christine, qui assumait toute la responsabilité des négociations, craignant n’importe quelle « fuite » qui aurait alerté l’homme qu’elle redoutait le plus : l’Anglais Lord Palmerston, premier ministre. Mais la Régente Cristina savait-elle que le danger pouvait venir d’ailleurs ? Car les Etats Unis étaient prêts à intervenir. Dès 1833, l’Anglais J.E Alexander avait écrit, après un séjour dans l’Ile (183-1832) : « Rien ne pourrait inciter plus vite les Etats Unis à prendre les armes si l’Angleterre ou la France s’emparaient de Cuba »

Hésitant, le secrétaire de Talleyrand soumit les termes de l’accord à son patron, l’illustre et habile homme d’état français. Quelques instants plus tard, le Prince de Talleyrand retourna rue Saint-Florentin pour s’entretenir avec celle qui vivait avec lui maritalement, Mlle de Dino, puis se fit conduire jusqu’aux appartements privés du roi Louis Philippe. Rien ne filtra de ce qui fut dit entre le Roi et Talleyrand

Toujours est-il que la réunion de signatures se tint dans le cabinet ovale du Roi. Autour de la table couverte de velours noir, le Roi, « éprouvant déjà un sentiment de triomphe à l’idée de tromper la vigilance de Lord Palmerston », face à lui un Talleyrand au sourire cynique, assis entre son secrétaire Colmache (4) et M. Campuzano, l’homme à la triste figure. Derrière ce dernier, se tenait debout le banquier Aguado (5). Talleyrand et son secrétaire n’étaient présents qu’en qualité de témoins. Commença la lecture du traité. Il était prévu qu’après chaque article, les participants marqueraient une pause durant laquelle le Roi et Talleyrand allaient échanger à voix basse leurs observations.

CUBA, ADJUGE ! VENDU ! PORTO RICO IDEM. ARTICLE SUIVANT

L’article 1 portant sur la vente de Cuba fut signé rapidement, après quelques mots sur le taux de change entre le réal et le franc que M. Campuzano prolongea pour tenter de retarder, en vain, le moment de la signature. La vente de Porto Rico se régla également aisément et à « petit prix ». Vint le moment de la discussion de la vente des Philippines, seconde partie de l’article 2 du traité. Théoriquement, cette ultime phase du traité ne devait poser non plus aucun problème. Louis Philippe ne put résister à la tentation de marchander, avec un sourire aimable il interrompit la lecture du traité, faisant observer que l’affaire était délicate pour la France et que la cession des Philippines déplairait tellement fortement à l’Angleterre qu’il craignait une vive opposition de Lord Palmerston, et pire encore une déclaration de guerre.

Il réclama « en termes péremptoires » une baisse substantielle du prix avancé par les Espagnols. Talleyrand temporisait et M. Campuzano exprima une vive indignation. C’est alors que le Roi, sur un ton impératif, déclara : « Il faut que la baisse du prix soit immédiate. Vos conditions sont beaucoup trop onéreuses. J’offre sept millions, ou vous acceptez ou vous jetez le traité au feu ». Talleyrand, selon sa façon de faire habituelle face à une situation trop vive, voire violente, voulut tenir le rôle de fin diplomate et négociateur, mais M. Campuzano ne lui en laissa pas le temps : se levant précipitamment de son fauteuil, et regardant le Roi bien en face, il s’exclama : « Sa Majesté a raison, le traité n’a aucune valeur, et il doit être brûlé ». Il s’empara rapidement des documents qui se trouvaient sur la table et les jeta dans le feu de la cheminée toute proche.

L’ECHEC

Avarice du Roi de France, peur réelle de la portée de la vente des Philippines, avec pour éventuelle conséquence une guerre déclarée par l’Angleterre, désintérêt subit pour cette monumentale affaire ? On ne sait.

Grâce au coup de génie (geniada) de l’Envoyé spécial espagnol, les négociations n’aboutirent pas. Il s’en fallut de peu (6).

Quand l’étude de la Française G. Colmache (7) fut écrite en 1895 et publié en novembre de la même année, dans la revue anglaise The Fortnigtly Review (texte qu’allait reproduire La Revue Britannique, de Paris en janvier 1896), les Cubains étaient à nouveau engagés dans une nouvelle guerre d’indépendance. Son étude de quelque 5 pages seulement, commence ainsi : « Aujourd’hui que l’Ile de Cuba tente une nouvelle fois de conquérir son indépendance, offre peut être un certain intérêt le récit de la tentative faite par le Gouvernement espagnol, ou plutôt par ses gouvernants inconscients, destinée à vendre à la France, moyennant une somme stipulée (una cantidad estipulada), la colonie la plus importante d’Espagne, la somme d’argent obtenue devant servir à payer les dettes de la Cour ».

A CUBA : LE DESPOTE TACON

Grand serviteur très dévoué de la Cour espagnole, le despote Tacon (même s’il ne fut pas le pire des petits rois (les gouverneurs) de Cuba, on lui doit la création d’un magnifique théâtre) – qui avant de débarquer à Cuba avait eu largement le temps de faire ses preuves à Quito, puis au Pérou, à Potosí puis en Andalousie et …à Santiago de Cuba - ne sut jamais que « son île » était à vendre en ce début de 1837. Il avait pourtant dit un jour : « Je ne suis pas venu pour faire le bonheur de Cuba, mais pour servir l’Espagne ». Considérée comme « province espagnole » depuis plus de trois siècles, Cuba était devenue « colonie sans représentation ni droits et gouvernée militairement ». Durant le règne de la « libérale » Cristina de España, Cuba vécut une époque d’absolutisme. Ingrate Métropole. Entre 1828 et 1837, Cuba avait envoyé à la Mère Patrie, 25 millions de pesos de remesas.

61 ans plus tard, toujours à Paris- et après l’explosion « accidentelle » du Maine dans la baie de La Havane en février 1898 - les Etats Unis décidaient de débourser 20 millions de dollars pour la cession forcée des Iles Philippines de la part de l’Espagne, comme le stipulait le Traité de Paris (10 décembre 1898, promulgué le 27 mars 1902). Madrid « céda » également Porto Rico. Selon le traité, l’Espagne n’eut pas à « céder » Cuba », mais elle devait « renoncer à tout droit de souveraineté et propriété sur Cuba ». Dès 1805, le président américain Jefferson avait annoncé qu’en cas de guerre contre l’Espagne, son pays s’emparerait immédiatement de Cuba. Il réitéra ses (ces) intentions en 1807, 1809 et 1823.

Les Etats Unis devenaient en 1898 les nouveaux propriétaires de Cuba, même pas pour un dollar symbolique. Avec un long bail de 61 ans. Mais stoppé net, le 1er janvier 1959, sans le moindre espoir de retour.

  • Notes

(1)- On peut supposer que la Cour de Madrid avait choisi Charles de Talleyrand – qui n’avait plus de fonctions officielles - pour sa réputation, depuis plus de 40 ans, de grand diplomate et fin négociateur. Il allait décéder un an plus tard à Paris, le 17 mai 1838, à l’âge canonique de 84 ans. Talleyrand s’était installé le 16 décembre 1836 au 2 rue Saint-Florentin. Il restait le Prince de Talleyrand.

Il est un des personnages hors du commun de toute l’histoire de France. Ordonné prêtre, évêque d’Autun, député du clergé en 1789, participe positivement à la Révolution de 1789, ministre des Relations Extérieures du Directoire, puis après le 18 Brumaire, du Consulat et du début de l’Empire, grand Chambellan, Prince de Bénévent, se rallie aux Bourbons en 1814, il est chargé par Louis XVIII de préparer le Congrès de Vienne, pour y défendre les intérêts français, Président du Conseil en 1815, ambassadeur à Londres (1830-1834) de Louis-Philippe, qui lui doit le trône, co-créateur de la Belgique, Talleyrand fut et reste un homme d’état parmi les plus décriés, à juste titre ou non. « On dit toujours de moi ou trop de mal ou trop de bien, je jouis des honneurs de l’exagération ».

On oublie souvent qu’il a à son actif d’avoir rédigé l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789, lancé le système métrique, et rédigé le premier rapport sur l’école publique.

Sa vie fut tellement riche, mouvementée, sa vie privée plus qu’originale, son sens de la diplomatie tellement développé, comme son talent de négociateur, sa place dans 50 ans de l’Histoire de France inégalée, que dès 1921 le cinéma s’empara du « Diable boiteux », comme il est connu dans la mémoire collective française, à travers une vingtaine de films français et américains où le personnage « Talleyrand » eut à plusieurs reprises le premier rôle. Parmi les films français, le plus connu est « Le diable boiteux » (1948) de Sacha Guitry, avec Guitry dans le rôle-titre. En 1989, Vincent Brus tourna « Talleyrand « les Jupons de la révolution » et en 1996 Patrice Leconte « Ridicule ».

(2)- Depuis la Révolution française, le rôle de résidence royale a été assigné au Palais des Tuileries, résidence bâtie pour Catherine de Médicis, épouse du roi Henri II (1547-1559) puis Régente (1559-1589). Louis XIV avait quitté définitivement Paris et la résidence royale du Louvre (depuis 1546, sous le règne de François 1er) en 1682 pour le château de Versailles (non terminé). Le Palais du Louvre est laissé à l’abandon pendant près d’un siècle. Finalement c’est sous la Révolution, le 10 août 1793, que le Louvre devient musée national qui depuis la fin du XIX e a sa configuration actuelle. Le Palais des Tuileries fut pillé en 1830 et en 1848 puis incendié durant la Commune de Paris en 1871 avant d’être définitivement démoli en 1882 (seuls les pavillons de Flore et de Marsan, désormais rattachés au Louvre, ont survécu). Le Jardin des Tuileries, jardin original du palais, est aujourd’hui un espace public.

(3)- Il serait intéressant à la fois de transformer ces montants en sommes actuelles et de les évaluer dans le contexte du début du XIX e, les comparant par exemple avec d’autres transactions financières ou commerciales. Ainsi, les prétentions de Marie-Christine pourraient –elles être jugées démesurées ou non.

(4)- Fut publié en 1850 (chez Henry Colburn, à Londres) « Revelations of the life of Prince Talleyrand from the papers of the late M.Colmache, private secretary to the prince ». Aucune allusion à l’affaire de Cuba n’y figure. Cela veut dire qu’Edouard Colmache et ses héritiers respectèrent le secret, comme le firent les 4 autres acteurs de la réunion secrète des Tuileries. En quelle année l’affaire fut elle connue ? On ne sait, la seule indication, au stade actuel de nos recherches, est la date de novembre 1895 quand Mme Colmache prend sa plume. Dans des ouvrages cubains consultés, on ne trouve aucune allusion à ce traité secret avorté.

(5) - La famille des banquiers Aguado est connue, elle dispose d’une immense chapelle au cimetière du Père-Lachaise, à Paris.

(6)- Brison D. Gooch, professeur assistant d’Histoire, au Massachussets Institute of Technology, a consacré une étude « Belgium and the Prospective Sale of Cuba in 1837 » pour la publication The Hispanic American Historical Review (Aug. 1959, pp 413-427, n°3, vol. 39), à laquelle nous n’avons pas eu accès. Ainsi, on ne sait si M. Gooch parle d’une nouvelle tentative de vente de Cuba cette fois à la Belgique du roi Léopold 1er, ou s’il analyse les effets de la vente à la France si elle avait abouti.

***De Colmache à Colmache

(7)- G. Colmache (sans précision de prénom, comme pour les noms des deux Espagnols) est probablement une parente directe du secrétaire privé de Talleyrand. D’où les détails qui émaillent son récit et qui lui donne une apparence d’authenticité. Ce texte existe en espagnol (à Cuba), il fut publié dans Revista Bimestre Cubana, avril-mai 1936. C’est la source première de notre texte, les phrases entre guillemets sont de Mme G. Colmache (traduction libre). Mme Colmache ne précise pas ses sources.

L’épouse d’Edouard Colmache fût à l’origine de la publication des "Revelations..." de son mari. La mention du nom du secrétaire privé apparait vers juillet 1930, semble-t-il pour la première fois. Mais sans prénom. Pour des chercheurs comme l’Allemand Dr. Ernst, spécialiste allemand de Talleyrand et le Français André Beau, président honoraire de l’Association Les Amis de Talleyrand, son prénom est bien Edouard, toutefois Emmanuel de Waresquiel le prénomme Charles Colmache dans son « Talleyrand, le Prince immobile ».Mme Colmache restera pour l’instant G.Colmache. Elle parle toujours du « secrétaire » du Prince, sans le nommer et le prénommer.