MEDECINE, RURALITE ET INTERNATIONALISME

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XXXXX est médecin et fait ses premiers pas professionnels dans le « consultorio » (dispensaire) d’un tout petit village relié à la route qui mène de Sancti Spiritus à Trinidad par un simple chemin de terre, carrossable mais parfois cahoteux, voire chaotique selon l’état de la météo. C’est donc là qu’elle assure ses premiers états de service, au bénéfice d’une population d’un bon millier de personnes, vivant dans un territoire étendu clairsemé de fermes et de mini-hameaux. L’obligation de résidence qui accompagne ces premiers postes en terre rurale la contraint à vivre au quotidien et 7 jours sur 7 sur place, dans une maison mise à sa disposition par le gouvernement et dans des conditions qu’elle décrit elle-même comme tout à fait bonnes. Elle dispose d’une « permission » de 6 jours par mois, pendant lesquels elle peut rejoindre la « ville », sa famille et ses habitudes. Après cette première phase, elle sera affectée au Policilinico (sorte d’hôpital d’urgence) de Caracassay, gros bourg de la région où elle assurera son travail sans être soumise à l’obligation de résider sur place. Cette perspective la réjouit vivement, car l’exil forcé en campagne profonde ne l’enchante que très modérément.

XXXXX gagne 45 « dollares » par mois, en fait 45 CUC (pesos convertibles) - même si les récentes évolutions des cours de change ont tendance à niveler le poids des monnaies -, c’est-à-dire environ 1125 pesos cubains, ce qui place cette catégorie de travailleurs dans la fourchette très haute des revenus des salariés du secteur public. Le directeur de l’Hôpital de Trinidad que nous avions rencontré l’an passé avec une bonne partie de l’équipe des personnels lors du lancement de l’opération envers le « pediatrico », avait insisté sur cet aspect de la politique de priorité donnée au secteur de la santé et à ses effets sonnants et trébuchants sur les diverses catégories de travailleurs du secteur.

Pour autant, ce salaire boosté (en fait deux à trois fois le salaire mensuel de la plupart des autres travailleurs du secteur gouvernemental) ne règle pas tout et n’autorise guère la fantaisie du superflu. Des médecins continuent - comme d’ailleurs beaucoup d’ingénieurs ou techniciens qui ne bénéficient pas de cette orientation politique prioritaire - à chercher d’autres boulots plus lucratifs dans les secteurs du tourisme ou dans le cadre d’entreprises privées.

Pour les médecins - et autres personnels du domaine - qui conservent et revendiquent avec fierté leur engagement au service de la santé publique, le sésame vers le confort et l’opulence (à l’échelle cubaine !) se nomme la misión, cette organisation finalement assez géniale qui combine les règles de l’import-export, la mise en valeur des secteurs les plus performants du pays, l’internationalisme réaffirmé et le souci de favoriser l’émergence de catégories sociales diversifiées. Cuba envoie environ 30000 médecins au Brésil et à peu près autant au Venezuela, et plusieurs dizaines de milliers à travers le monde, sans parler de celles et ceux qui sont accueilli(e)s et formé(e)s à l’Ecole supérieure de médecine de La Havane.

D’après XXXXX (les chiffres sont certainement à vérifier, mais l’explication est correcte), le système des envois en « misión » aurait permis d’autofinancer le secteur de la santé publique, intégralement gratuit pour la population. Le gouvernement brésilien par exemple verse la somme de 10000 CUC par mois pour chaque médecin cubain en misión, ce dont le praticien ne perçoit qu’un dixième. Avec cette somme, il doit assurer sa subsistance dans le pays hôte mais il semble que le reste disponible permette quoi qu’il en soit d’assurer un bas de laine à Cuba non négligeable. C’est parce que les 9000 dollars restants sont engrangés par le gouvernement cubain que la politique de santé publique de haut niveau, gratuite et efficace pour tous peut être maintenue… et c’est grâce à cet autofinancement que le gouvernement a pu décider d’augmenter considérablement les salaires du secteur. A y regarder de près, c’est une combinaison assez convaincante et une logique volontariste dont d’autres pays pourraient peut-être s’inspirer…

Les médecins et les autres personnels qui partent ainsi en misión doivent supporter des conditions d’émigration rudes, puisque le contrat stipule qu’un seul retour au pays est possible, séjour d’un mois tous les onze mois, séparation potentiellement bien douloureuse d’avec les enfants ou les parents. Néanmoins, ils se retrouvent, au bout de deux ou trois années de contrat à la tête d’un pécule qui leur ouvre les portes à des modes de consommation dont ils ignoraient tout jusqu’alors et intégrés à une couche sociale confortable qui peut aussi, à l’occasion, en arriver à oublier le destin quotidien d’autres parties de la population moins favorisées.

XXXXX prendra un thé à la pomme ce soir, en guise de thérapie pour l’avant dernier jour de son séjour mensuel de repos, dont les quatre premières journées auront, semble-t-il, été copieusement dédiées au retour festif au monde des copines, de la fête et des lumières de la ville. Mardi matin, elle devra avoir retrouvé son poste et son logement de fonction au bout du chemin de terre carrossable, cahoteux, voire chaotique !