Gérard Philipe à La Havane (1959) avec un projet de film…

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Dès les premiers mois de la Révolution, traversèrent l’Atlantique un bon nombre de Français, plus que curieux de voir comment se mettaient en place les premières dispositions politiques, culturelles et sociales prises par Fidel Castro et son entourage, issu des troupes qui avaient chassé la tyrannie de Fulgencio Batista. Parmi eux, le comédien Gérard Philipe arriva à La Havane dans le courant du mois de juillet. Il a été « le premier ami de notre Révolution à Paris » (Alfredo Guevara)

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Gérard Philipe devait tourner un film sur la Révolution…

Par Michel Porcheron (avec cinecubano)

En ce matin de  juillet, la chaleur était déjà suffocante. A l’ardeur climatique venait s’ajouter le bouillonnement politique qu’avait provoqué la démission le 16 juillet 1959 de Fidel Castro de son poste de premier ministre du gouvernement du président Manuel Urrutia. Le lendemain, ce dernier démissionnait et le conseil des ministres désignait à sa place Osvaldo Dorticos. Dix jours plus tard, Fidel Castro retrouvait  son poste de premier ministre.

Chaleureux fut aussi l’accueil réservé à Gérard Philipe dans le hall de l’immeuble Atlantica, sur l’avenue 23, aujourd’hui appelé Edificio del ICAIC (Instituto cubano del arte e industria cinematográficas). A cette époque, l’ICAIC n’occupait qu’un étage – le cinquième- des huit qui composent toujours l’immeuble. A peine cinq ou six personnes y travaillaient à temps plein. L’ICAIC avait été créé le 24 mars par le Gouvernement révolutionnaire qui avait approuvé la Loi n°169, premier texte législatif dans le domaine culturel.

A l’enthousiasme dans le pays, à l’appui populaire irréfutable à la politique menée depuis le mois de janvier 59, s’agrégeait l’euphorie d’une bonne partie de l’extrême  gauche dans le monde. C’était l’époque de la Guerre Froide, et à ses yeux, la Révolution cubaine était la promesse d’une formidable alternative au schéma bipolaire.

Selon Alfredo Guevara, directeur de l’ICAIC, Gérard Philipe, invité à Cuba par son ami Ricardo Vigon, « fut le premier intellectuel français, de véritable renom et de réelle influence, à considérer notre voie révolutionnaire dans sa juste dimension. Avant sa venue à Cuba, les publications, les journalistes et écrivains, mineurs  ou trop aveugles, s’étaient chargés de nous présenter comme la caractéristique révolution latino-américaine d’opérette, pleine de romantisme et d’exotisme et bien sûr sans la profondeur et le sérieux  qu’avait notre révolution.

Il nous parla de Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir, de Henri Lefebvre et Maria Casarès, Gisèle Halimi et Claude Faux, Yves Montand et Simone Signoret, Chris Marker et Armand Gatti, soit les gens les plus actifs, qui depuis lors jouent d’une manière ou d’une autre un rôle militant dans la défense de notre Révolution ». (in « Y si fuera una huella, Epistolario », Madrid, 2008)

En juillet 59, Gérard Philipe (1)  avait 37 ans et ce même sourire et charisme de toujours. Il était déjà un des plus grands mythes de toute l’histoire du cinéma français. Avec  une quinzaine de grands films à son actif, dont quelques chefs d’œuvre et une présence au théâtre qui n’eut pas d’équivalent. C’est cet homme qui fut séduit de façon fulgurante par les évènements cubains. A son retour en France, il ne manqua pas une occasion de se faire le propagandiste de ce qu’il avait vu et entendu à Cuba. Mais il n’eut que peu de temps : il décéda des suites d’une maladie le 26 novembre de cette même 1959. Il eut le temps et les forces d’accorder un entretien de référence à Paris-Match.

L’acteur français avait fait une première incursion en Amérique (centrale) lors du tournage au Mexique des  « Orgueilleux » (1953, production franco-mexicaine) d’Yves Allégret, d’après un texte de Jean Paul Sartre, avec Michèle Morgan et les acteurs mexicains, Victor Mendoza et Carlos Lopez Moctezuma. La critique en France fut réservée. Mais quelques uns, comme …Gabriel García Márquez, alors journaliste et critique de cinéma, qui vit le film au « Cine Club » de Bogotá en novembre 54, le considéra « comme un des grands films des derniers temps, une œuvre d’art vigoureuse et profonde ». (El Espectador, quotidien colombien, 13/11/1954).Pour lui, le cinéma mexicain a reçu « une leçon exemplaire », lequel n’avait jamais mis en  scène un « Mexique  si vivant, si glandular ( ?), plus humain et authentique »

Son dernier film « La fièvre monte à el Pao » (Luis Buñuel, 1959/1960) avec Jean Servais, ne resta pas dans les mémoires. Il n’était pas l’homme du personnage. Ce n’était pas un film pour lui. Ni pour Buñuel.          

Il était venu à La Havane avec sa femme Anne Philipe (1917-1990), qui trois ans après le décès en 1959 de Gérard Philipe publia chez Julliard son premier livre « Le temps d’un soupir », qui connut un grand succès. Elle y parlait tout au long de ses pages de Gérard Philipe, sans jamais le citer.  L’écrivain cubain Roberto Fernando Retamar vit en Anne Philipe un écrivain de « la gauche française », où se mêlait « le marxisme, Sartre et Camus, la Révolution cubaine, l’anticolonialisme, la « démythification », la limpidité de l’écriture, la confiance dans les mots et l’intelligence ».

   

La grâce juvénile de Gérard Philipe apparait dans les photos qui furent faites durant sa visite. Il est toujours vêtu de blanc. Une d’entre elles le révèle conversant avec Fidel Castro, aussi grand que lui, une autre, toujours flanqué de son ami Alfredo Guevara portant costume cravate- le montre avec Anne Philipe entourés de Raul Castro, chef des Forces Armées et sa femme Vilma Espín.

L‘acteur  en profita pour visiter l’Université, le théâtre Nacional (qui n’était pas achevé) et assista à la projection du documentaire « Esta tierra nuestra » de Tomas Guttiérez Alea en compagnie de Raul Castro, Vilma Espín, du commandant Efigenio Ameijeiras, du capitaine Osmani Cienfuegos et « Alfredo »  

Garcia Borrero écrit : « Si pour Gérard Philipe le  cinéma était important [il ne mentionne pas le théâtre, probablement plus important encore, faute sans doute d’informations] la vie (avec ses contradictions et ses réelles douleurs) l’était davantage »

Au cours de la conférence de presse qu’il accorda dans les locaux de l’ICAIC, il fit savoir que très impressionné par la Révolution cubaine, il avait un projet en tête, qu’il allait soumettre au directeur de l’Institut » (Icaic). Selon le critique et chercheur Juan Antonio Garcia Borrero (revue Cine Cubano, n°172, avril-juin 2009) « ce projet était associé à l’énorme désir d’incarner pour le grand écran Raul Castro, dans un film qui aurait été la première représentation cinématographique de la lutte révolutionnaire cubaine ». [García Borrero créa en 2007 le blog Cine Cubano, la pupila insomne)

            Orson Welles Marlon Brando et Gérard Philipe…

Deux mois plus tard, Alfredo Guevara et Guillermo Cabrera Infante, alors vice-président de l’ICAIC, se rendirent à Mexico, comme le raconte le cinéaste Fausto Canel, pour rencontrer Jerry Wald, président de la 20th Century Fox, et frère de Malvin, scénariste. Ils voulaient faire une biographie filmée de Fidel Castro, que réaliserait Richard Wilson.

« Mais, dit Fausto Canel, Alfredo (je ne saurai jamais si ce fut honnêtement ou par une simple tactique dilatoire : je doute fort que Fidel Castro aurait été intéressé par une biographie hollywoodienne ») refusa que Richard Wilson soit le réalisateur et proposa une liste de réalisateurs choisis par l’ICAIC, en tête desquels figurait le nom d’Orson Welles. Pour interpréter Fidel Castro, Alfredo Guevara avança le nom de Marlon Brando et Gérard Philipe serait Raul Castro ».

La suite n’est pas réellement connue, mais le film ne se fit pas. Le temps à Cuba n’était pas en effet à une représentation filmique de Fidel et Raul Castro. Dans les années 70, à un journaliste français qui indiquait à Fidel Castro que le livre de Robert Merle sur l’attaque de la caserne Moncada (26 juillet 53) avait toutes les qualités pour être le scénario d’un film, le dirigeant cubain répondit avec un sourire : « Qui jouera le rôle de Fidel Castro ? »  

Hollywood n’eut pas les mêmes scrupules. Qui n’a pas en mémoire  l’insupportable « Che » de Richard Fleischer de 1969, biopic alimentaire bourré  d’invraisemblables  et de contrevérités, avec Omar Sharif (le Che) et Jack Palance (F.Castro). Deux ans à peine auparavant, la CIA avait monté son opération en Bolivie pour localiser et assassiner l’Argentin.

Lors de ses rencontres avec les cinéastes cubains, Gérard Philipe dit tout le bien qu’il pensait du néo-réalisme italien, très à la mode alors à Cuba, commenta le cinéma de Ingmar Bergman et parla en termes élogieux d’Alexandre Astruc, et des nouveaux comme François Truffaut, Claude Chabrol, Roger Vadim, Louis Malle, mais surtout d’Alain Resnais, qui a une  qualité essentielle, « rester fidèle à lui-même ».  

A leur retour en France, Anne Philipe (1917-1990) pour poursuivre son aventure cubaine, commença à rédiger un « cuestionario », sous forme de 4 questions, qui devait être  la base d’un entretien avec « el Primer Ministro Dr Fidel Castro ».

On  ignore ce qu’il advint de ce travail, qui devait inclure les réponses de Fidel Castro et ce dans un livre-témoignage qu’elle devait publier. Relus  aujourd’hui, plus de 50 ans plus tard, les textes de ces questions « pénétrantes » n’ont pas perdu de leur intérêt : le rôle d’un leader dans la construction de l’Histoire, la jeunesse aura-t-elle un sens critique, indispensable dans un régime marxiste-léniniste, une  révolution socialiste peut elle se faire en  laissant toute liberté à la création artistique et dernière question : la concurrence et la diversité sont-elles un facteur de progrès.

Dans un passage de son article sur l’âge de Gérard Philipe, à sa mort, Garcia Borrero souligne que « quelqu’un  fit remarquer que dans cette époque la mort précoce a servi à porter aux nues un peu plus encore quelques hommes et femmes qui avaient, dès avant leur disparition, une place de choix dans l’Histoire. James Dean fut le premier « à vivre vite et à mourir jeune », on pourrait ajouter les noms d’Albert Camus, Marilyn Monroe, John F. Kennedy et Che Guevara ».  

Il fut surtout « le premier ami de la Révolution à Paris » (Alfredo Guevara)    

(1)- Un court rappel de la carrière et de la vie de Gérard Philipe n’est pas inutile. Les occasions ne sont pas si fréquentes. L’article de Garcia Borrero nous en fournit une. Voici un texte de Micheline Servin :

« Dix-sept ans de carrière. Trente rôles au cinéma, dix-neuf au théâtre. Une vie bannissant le scandale. Un métier exercé avec rigueur. La volonté d'être à la fois un homme et un comédien et de ne jamais céder à la facilité.

Pour digne de respect que soit une telle éthique, elle ne suffit pas à expliquer l'audience que connut Gérard Philipe de son vivant, et qu'il connaît encore. Son physique et sa voix passaient la rampe, crèvent l'écran. Le nom de Gérard Philipe évoque la jeunesse, la séduction, la fougue, mais est surtout indissociable de celui de certains personnages : Caligula, Rodrigue, le Prince de Hombourg ou Fabrice del Dongo, pour ne citer qu'eux. Là, sans doute, est la clef de ce que certains appellent le « mythe Gérard Philipe » : comédien et personnage se donnant mutuellement une existence qui échappe à la durée concrète de la vie.

Né le 4 décembre 1922 à Cannes, Gérard Philipe aurait normalement dû, après son baccalauréat, faire son droit. Mais le hasard lui permit d'être remarqué de professionnels du spectacle et de concrétiser ainsi ses rêves d'adolescent. En 1943, il vient à Paris et entre au Conservatoire d'art dramatique, choisissant d'apprendre son métier plutôt que de se contenter d'exploiter simplement ses dons. Il ne passe pas le concours de sortie, pris déjà par une carrière professionnelle dense. En 1951, il épouse Anne dont il a deux enfants. Plus que jamais, il veille farouchement à protéger sa vie privée.

N'appartenant à aucun parti politique, il joint son nom à ceux qui luttent contre la guerre et les injustices sociales. Comédien, il œuvre syndicalement. En 1957, il est élu président du Syndicat des comédiens dont il permet la réunification, fondant ainsi l'actuel Syndicat français des acteurs. « Le théâtre est un problème social comme toutes les questions artistiques », déclare-t-il peu avant de mourir, le 25 novembre 1959.

Gérard Philipe fit parallèlement carrière au cinéma et au théâtre. Il s'adaptait spontanément aux techniques différentes des deux arts, sans faillir à sa ligne de conduite : le travail et la vie du personnage. Il abordait ses rôles avec une curiosité totale et voulait rejoindre le personnage, non pour s'identifier à lui, mais pour faire chair et sensibilité communes avec lui. Pour cela, il le travaillait de l'intérieur, partant certes du sentiment, mais sans jamais le détacher de la situation, ni de l'œuvre. Son jeu était engagement total du corps et de l'âme. Quel que fût le registre dans lequel il s'exprimait, dans l'exubérance débordante ou l'économie linéaire, il s'imposait par sa présence, son inspiration, sa flamme, et par un sens particulier de la vibration du verbe.

Voulant vivre son métier dans son intégralité, il réalisa des mises en scène (n'hésitant pas à louer un théâtre à ses propres frais si besoin était) : en 1947, Les Épiphanies, et, en 1952, Nucléa d'Henri Pichette. Il adapta et réalisa au cinéma Till l'Espiègle en 1956 et avait en projet un Hamlet en 1959. S'il avait commencé sa carrière en 1942 avec une pièce d'André Roussin, il avait abordé rapidement les personnages qui allaient lui permettre de se déterminer : l'Ange de Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux en 1943, et Caligula dans la pièce d'Albert Camus en 1945.

Cependant, l'étape majeure de sa carrière est sa rencontre avec Jean Vilar, qui lui propose, en 1948, de jouer le Cid. Gérard Philipe refuse d'abord, ne s'estimant pas tragédien, mais accepte finalement, deux ans plus tard ; en 1951, au cinquième festival d'Avignon, il est le Cid. Dès lors, il choisit de travailler avec le T.N.P., au sein d'une troupe, avec tout ce que cela implique, renonçant à certains films (après en particulier L'Idiot en 1946, Le Diable au corps en 1947 et La Chartreuse de Parme en 1948, il joue néanmoins, en 1952, dans Fanfan la Tulipe, Le Rouge et le Noir en 1954, Les Grandes Manœuvres  en 1955, Le Joueur en 1958 et Les Liaisons dangereuses en 1959). « Le vrai théâtre doit être un théâtre pour le peuple, d'où ma joie de jouer au T.N.P. », déclare-t-il en 1951. Ses paroles furent suivies d'effet puisqu'il lutta résolument, aux côtés de Jean Vilar, pour ce théâtre populaire, s'illustrant notamment dans Le Prince de Hombourg et Mère Courage en 1951, Lorenzaccio en 1952, Ruy Blas en 1954, Les Caprices de Marianne en 1956 et On ne badine pas avec l'amour en 1959.  

(mp)