Enfin le jazz vint ! Un soir de mai à La Havane, il y a 38 ans (1er partie)

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Le carton d’invitation personnelle arriva au bureau par coursier la veille au soir. Pour le lendemain, un mercredi de ce mois de mai 1977, en soirée, au Teatro Mella (Linea y A, El Vedado) était annoncé un concert de jazz avec des musiciens nord-américains, le premier depuis 1959. Il émanait (très vraisemblablement) de « prensa extranjera » du Minrex (ministère des Relations extérieures), mais (très vraisemblablement) ne comportait aucune mention des promoteurs bien inspirés de ce concert singulier à guichets fermés qui était déjà historique. 38 ans plus tard, on l’ignore toujours. Mais là n’est pas l’important, même si ce n’est pas anecdotique. Ce concert, avec Dizzy Gillespie, Stan Getz et Earl Hines, par toutes ses répercussions, allait ouvrir les portes du Voisin du Nord aux musiciens cubains présents sur la scène du Mella, les Irakere qui, dès l’année suivante, jouèrent au Carnegie Hall, lors du Newport Festival.

Voici la dépêche, non retouchée (hormis les fautes de frappe), qui fut envoyée à l’AFP-Paris. Dans les années 70, les transmissions se faisaient par télex (Siemens)…ah ses bandes perforées ! Ce jour là, l’opératrice (ia, Isabel Aleman) qui avait plus que des notions de français, accepta de l’expédier sous la dictée (mp) .

Enfin le Jazz vint !

par Michel Porcheron

La Havane, 19 mai 1977 (AFP) - Partout ailleurs ou presque, l’évènement serait passé inaperçu : un concert de jazz. Mais les musiciens étaient des jazzmen américains et le public, un public cubain qui se sont retrouvés face à face pour la première fois depuis plus de trois lustres, avec un épilogue « historique », une jam-session américano-cubaine qui a scellé ces grandes retrouvailles musicales.

Depuis moins de six semaines, dans la capitale cubaines, les moments « historiques », les retrouvailles se vivent à la pelle. Ce furent les basketteurs qui vinrent en éclaireurs du Dakota du sud, puis les « gros bonnets » du business, eux, du Minnesota, suivis par des touristes qui ont fait le trajet de La Louisiane.

Ces dernières vingt quatre heures, La Havane, les a vécues sous le signe du jazz, des origines avec Earl Fatah Hines, de l’époque bop avec le trompettiste Dizzy Gillespie, de la période « cool » avec le saxophoniste ténor Stan Getz, qui ont donné mercredi soir un concert unique dans un grand théâtre de la capitale.

Avec entrées à guichets fermés, un millier de Cubains y ont assisté, sur invitation personnelle, aux côtés de quelques bonnes de dizaines de touristes venus du Nord, et quelques envoyés spéciaux de la presse américaine, aussi soucieux d’enregistrer ce qui se passait sur la scène que de capter les très nombreux et chaleureux applaudissements d’un public peut-être et sûrement conquis d’avance, mais à qui, c’est bien connu, « on ne la fait pas » en matière de musique.

Quand les deux courants les plus importants de la musique populaire contemporaine se retrouvent, après une absence de seize ans, que se passe-t-il ? Un triomphe.

On avait à peine oublié ici les standards joués par Earl Hines au piano, « Bue Moon », « Rhapsody in Blue », « Satin doll » ou « Caravan ». On sait toujours gré à Dizzy Gillespie d’avoir « cubanisé » sa musique en faisant appel au « first » percussionniste de l’Ile Chano Pozo, et pourquoi en vouloir à Stan Getz d’avoir choisi la bossa nova et « La Fille d’Ipanema  » plutôt que la Guantanamera de Joseito Fernandez qui a d’ailleurs fait plusieurs fois le tour du monde depuis que Pete Seeger, un Américain, a eu l’idée de mettre sur cette musique des vers du plus célèbre poète et écrivain cubain, José Marti.
Pour que rien ne soit oublié du passé comme du présent de ces trois jazzmen américains, une notice bibliographique de chacun d’eux fut lue lors de leur entrée en scène, peaufinées par « le disc-jockey » du jazz à la radio cubaine, Horacio Hernandez, responsable de cinq heures hebdomadaires d’émissions, bon an mal an depuis dix ans, depuis que pour lui le jazz n’est pas la musique de l’impérialisme mais la musique du peuple noir américain.

En effet depuis la rupture des relations entre les Etats Unis et Cuba, en janvier 1961, le jazz n’eut plus ici pignon sur rue, même s’il n’y eut jamais d’interdiction formelle, il fut mis en sourdine, en attendant des jours meilleurs…Malgré cela, Cuba pourrait aujourd’hui aligner dans n’importe quel festival international, des jeunes musiciens de talent, comme le pianiste « Chucho » Valdés, le trompettiste Arturo Sandoval, le sax –alto Paquito de Rivera, membres des Irakere ou encore, absents au concert, le sax-ténor Nicolas Reinoso, le batteur Tony Valdés ou le pianiste Emiliano Salvador.

Entourés de « Los Papines », percussionnistes maison, les Irakere ont fait mercredi soir, tard dans la soirée, « le bœuf » avec Dizzy et Stan Getz, avec une émotion évidente et des qualités de jazzmen que même le public présent, pourtant choisi, ne leur connaissait sûrement pas.

Ils ont même du impressionner le ministre de la Culture, Armando Hart, « invité d’honneur » de la soirée, qui dit-on, souhaite donner une impulsion à la création artistique dans l’Ile. Il n’a pas hésité à la fin du spectacle à venir saluer et féliciter ses protégés et les invités américains.

Le printemps du jazz est pour demain à Cuba. Qui sait, demain ou après demain, les jazzmen cubains pourront-ils aller se produire aux Etats Unis.
Leurs collègues américains, à peine deux heures après la fin du spectacle, bouclaient leurs valises de musiciens. Ils étaient attendus sur le Daphné, navire-croisière battant pavillon grec, chargé de plus de 300 touristes américains, en route vers les Bahamas, après une escale de deux jours à La Havane.

Ces derniers ont eu l’occasion d’aller applaudir « follement » danseurs et chanteurs cubains du « Plus grand cabaret sous les étoiles » le Tropicana, jusqu’à une heure avancée de la nuit, au moment même où à l’autre bout de la ville, le public cubain rendait la pareille aux jazzmen américains.
On pourrait difficilement imaginer mieux en matière de diplomatie/afp/mp/ia

Portfolio

Dizzy Gillespie
Earl Hines
Stan Getz