« Chine, Russie, Brésil : Cuba reste très dépendant de ses partenaires »

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NTERVIEW L’économiste Jérôme Leleu trace des perspectives d’avenir pour l’île, après sa suppression de la liste des « pays terroristes » établie par Washington.
Vendredi, les Etats-Unis rayaient le nom de Cuba de la liste des Etats soutenant le terrorisme, sur laquelle l’île figurait depuis 1992. La Havane faisait de cette mesure un préalable à la reprise de relations diplomatiques rompues en 1961 et à l’échange d’ambassadeurs. La décision de Washington aura-t-elle des conséquences pour les Cubains, ou faudra-t-il attendre la levée de l’embargo économique ? Jérôme Leleu, doctorant en sciences économiques à l’EHESS et spécialiste de Cuba, répond à nos questions.

Des perspectives d’avenir pour l’Ile

Le retrait de Cuba de la liste noire va-il changer quelque chose ?

La présence sur cette liste empêchait Cuba d’emprunter auprès des organismes internationaux : la Banque mondiale, le FMI… Pour autant, le pays ne va pas avoir librement accès au crédit. D’abord parce que les contraintes liées à l’embargo américain, toujours en vigueur, se superposent à celles de la liste. Ensuite, en raison de l’endettement de Cuba. Ces dernières années, La Havane a rééchelonné sa dette avec le Mexique, le Japon ou la Russie. Et renégocie en ce moment avec le Club de Paris [qui regroupe 20 pays, dont la France].

Faute de pouvoir emprunter, comment Cuba finance-t-il son développement ?

Essentiellement par des projets de coopération avec des pays politiquement proches, et non liés aux Etats-Unis. Le Venezuela échange du pétrole contre l’envoi de médecins ou d’experts. Le Brésil participe au financement de la zone portuaire de Mariel, destinée à devenir un des ports les plus importants des Caraïbes. La Chine et la Russie ont signé des contrats d’investissements. Cuba reste donc très dépendante de ses partenaires : la pays ne dégage pas assez de fonds propres pour assurer seul son développement. Pour produire de la richesse, le pays doit améliorer le réseau de PME, en forte croissance depuis 2008, en éliminant les obstacles qui découragent les travailleurs indépendants : l’absence de marchés de gros ou le niveau d’imposition qui les dissuade d’embaucher.

D’où le pays tire-t-il les devises dont il a besoin ?

La première source de devises en 2014 a été l’envoi de médecins, d’enseignants et d’ingénieurs à l’étranger : ces « missions » ont rapporté 7 milliards de dollars, contre 5 en 2013. Les experts cubains sont présents au Venezuela, au Brésil, en Equateur, en Bolivie, au Nicaragua et en Afrique (1). L’Etat brésilien verse chaque mois à Cuba 10 000 reals [2 900 euros] par médecin, dont un tiers revient à l’expatrié. Les envois d’argent de la part des Cubains de l’extérieur sont la deuxième source de devises : entre 2 et 3 milliards de dollars, devant le tourisme qui tourne autour de 2 milliards. Viennent ensuite les médicaments et les biotechnologies, qui rapportent 800 millions de dollars. C’est un secteur en pleine croissance, contrairement au sucre qui ne représente plus grand-chose : le pays produit 1,5 million de tonnes de sucre brut, en consomme 1 million et exporte le reste, essentiellement vers la Chine, pour 400 millions de dollars.

Quels secteurs de l’économie sont appelés à se développer ?

Le nickel est un cas intéressant. Son extraction est source de devises, et il pourrait rapporter davantage si le minerai était raffiné sur place (il est jusqu’à présent traité au Canada). Mais depuis la chute de l’URSS, Cuba n’a cessé de se désindustrialiser. Il n’y a plus de plans quinquennaux, plus de stratégies à moyen ou long terme. Seulement des plans annuels. La priorité de l’Etat a été de récupérer des devises pour maintenir son système social : la santé, l’éducation, le sport… Les rares ressources ont été investies dans la recherche médicale et les biotechnologies, pas dans l’industrie.

L’abandon du système de double monnaie, l’une pour le tourisme, l’autre pour le marché local, peut-elle améliorer la situation ?

L’unification monétaire a été annoncée comme une priorité, l’échéance de 2016 a même été avancée, mais aujourd’hui le processus reste opaque. Les économistes cubains avouent qu’ils n’ont aucune information sur le sujet. Le passage à un taux de change unique est une opération risquée. Actuellement, les entreprises cubaines peuvent changer 1 peso cubain contre 1 dollar, alors que le particulier doit débourser 24 pesos. La réforme consisterait à fixer un taux intermédiaire. Ce qui serait néfaste pour les importations, dont le pays a besoin : 70% de la consommation alimentaire vient de l’étranger. Pour éviter les conséquences sociales, l’Etat devrait alors subventionner les entreprises. C’est un paradoxe : pour développer le marché, l’Etat doit être davantage présent. La réforme monétaire aurait aussi un aspect positif : favoriser les exportations.

Exporter d’accord, mais quoi ?

Des pistes sont explorées. L’agriculture notamment, aujourd’hui peu productive et faiblement mécanisée : elle occupe 20% de la population active, mais ne contribue au PIB qu’à hauteur de 3-4%. L’Etat achète entre 70 et 80% de la production agricole à un prix qu’il fixe lui-même, mais les coopératives comme les petits propriétaires jugent ce prix faible et peu motivant. Les prix sont d’ailleurs relevés le 1er juin sur trois produits : les haricots noirs, le lait et la viande bovine. Cuba peut aussi améliorer sa production de sucre, qui est tombée au niveau de 1910 ; de café ; d’agrumes, qu’elle exportait jadis vers l’URSS. Et dans l’est du pays, des coopératives misent sur les fruits exotiques, très demandés sur les marchés étrangers.

(1) Le Brésil accueille 11 500 professionnels de la santé cubains, le Venezuela 22 000 (et 8 000 ingénieurs).

Recueilli par François-Xavier Gomez