A propos du dialogue interculturel franco-cubain :

L’ouverture d’un nouvel espace.

Partager cet article facebook linkedin email

Ci-après, le texte que notre ami Paul Estrade, qui nous a fait l’honneur et le plaisir de participer aux deux rencontres parisiennes de présentation du livre sur le Prix Victor Hugo 2013, nous a transmis. Il représente une magnifique introduction à la lecture de cet ouvrage et un soutien de qualité à ce nouvel espace représenté par cette belle aventure culturelle.

Paul Estrade est professeur émérite de l’Université Paris VIII. C’est un des fondateurs de l’association amie France Cuba et membre de notre comité d’Honneur. Spécialiste de Jose Marti et du portoricain Betances, il est notamment l’auteur du livre "Severiano de Heredia, ce mulâtre que Paris fit Maire et la République Ministre".

Point de départ d’un chantier durable jalonné à coup sûr de trouvailles et de réussites.

L’éditeur parisien L’Harmattan a publié, tout à la fin de 2014, La création artistique en France et à Cuba (rencontres, séparations et rendez-vous manqués).Cet ouvrage est l’aboutissement d’un des projets conçus en commun par l’Association Cuba Coopération France, la Maison Victor Hugo de La Havane et le Bureau de l’Historien de la Ville de La Havane. Ensemble ces institutions ont patronné un concours, qui a eu lieu en 2013, s’adressant aux Cubaines et aux Cubains appelés à étudier de façon originale un aspect quelconque des contacts et des influences existant entre les cultures française et cubaine.

165 candidats au « Prix de la Maison Victor Hugo » ont envoyé un texte en rapport avec ce thème. Le jury franco-cubain, réuni à La Havane, a attribué neuf prix et seize mentions. Le souci de faire participer le plus grand nombre possible de concurrents se traduit par l’organisation, au sein du concours, de trois catégories distinctes : celles et ceux qui rédigent un travail en français ; celles et ceux qui peuvent être tenus pour des amateurs éclairés (Prix Esmeralda) ; celles et ceux qui, par leurs professions (enseignants, chercheurs, journalistes), et par leurs travaux antérieurs, peuvent être assimilés à des professionnels (Prix Hernani).

Il y a eu ainsi trois premiers Prix, trois deuxièmes prix, trois troisièmes prix, et seize accessits. Les trois lauréats ont passé une semaine en France, invités par Cuba Coopération France. Mais tous les primés ont eu droit à ce que leur travail soit publié. Leurs textes rassemblés constituent La création artistique en France et à Cuba.
L’ouvrage est bilingue, cependant les textes en français ne sont que trois.

L’enseignement du français connait ces dernières années un certain essor à Cuba, le développement de l’Alliance Française de La Havane y est spectaculaire. Mais il est certain qu’il faudra attendre quelques années avant que des Cubains concourent en nombre dans cette catégorie spécifique qui n’a pas encore été baptisée (Gavroche, Cosette, pourquoi pas ?).

Ce qui frappe, par-delà cette disproportion naturelle et explicable, c’est la quantité et la qualité des travaux soumis au jury. Est-on sûr qu’en France, s’il y avait un concours similaire organisé par une hypothétique Maison José Martí de Paris (un rêve ! oui, que nous devrions essayer de transformer en réalité), qu’il y aurait 165 concurrents capables d’écrire, de façon personnelle, un article de quinze pages sur un aspect neuf des relations culturelles franco-cubaines ?

A en juger par les travaux rassemblés dans ce livre, certes les meilleurs aux yeux du jury, le bon niveau général du concours n’est pas niable. Cela ne peut qu’encourager les organisateurs à répéter l’opération. C’est chose faite. Des Cubaines et des Cubains, de toutes conditions et de toutes les provinces, « planchent » en cet été sur « l’humain, la promotion et la protection de l’homme, des valeurs essentielles, communes à la culture cubaine et à la culture française ». Les résultats du concours 2015 seront proclamés en novembre prochain.

Du concours passé, on peut déjà retirer trois enseignements généraux.

D’abord, le goût des Cubains (en vérité, des Cubaines surtout) pour la recherche et pour le thème proposé en particulier, un thème qui n’est pas totalement nouveau à Cuba. Ensuite, un intérêt manifeste pour la connaissance approfondie de leur histoire nationale. Enfin, une approche personnelle des questions et une indépendance de jugement tout à fait remarquables chez des personnes que l’on présente trop souvent en France comme dogmatiques, sclérosées, formatées.

Les coordinateurs de l’ouvrage qui sont aussi les organisateurs du Prix – il faut les nommer et les remercier : Philippe Bonnet et Anay Remón García – ont eu l’excellente idée de distribuer les textes sélectionnés de façon originale. C’est-à-dire indépendamment des catégories et du palmarès. Tout est rebattu et agencé sans hiérarchie en fonction de quatre axes : Espaces d’inter-culturalité, Médiation et réception, Cheminements littéraires, Trajectoires artistiques. Comme dans les Actes bien structurés d’un bon colloque. Comme dans une recherche toujours en cours qui balise mais qui ouvre des pistes.

Le sujet imposé impliquait par lui-même la prépondérance de textes relatifs à la littérature et à l’art. L’œuvre de Martí, Carpentier, Piñera, etc., dans ses rapports avec la France, ne pouvait pas être absente des réflexions de plusieurs des candidats primés.

La surprise pour nous, simple lecteur, vient d’ailleurs : par exemple, du plus grand nombre d’études consacrées à la présence culturelle française à Matanzas qu’à Santiago de Cuba ; ou bien, autres exemples qui sont pour nous, Français, autant de découvertes : le rôle à Cuba de l’architecte Jules Sagebien, l’influence du peintre Jean-Jacques Henner ; ou bien encore, des rapprochements novateurs proposés autour d’auteurs reconnus : Piñera/Camus, Piñera/Rimbaud, Marti/ Presse parisienne, Casal/ Traducteur du français sous le pseudonyme d’Hernani ; ou bien, enfin, du courage qu’a eu la candidate Katia Figueredo, de relever le défi audacieux, voire provocateur, de traiter de façon très documentée des « Transparences fugitives d’un rendez-vous avorté (1808-1814) ». Une façon diplomatique d’évoquer la violence des réactions anti-françaises lors de l’invasion de l’Espagne par l’armée impériale napoléonienne, dans le cadre d’une réflexion historico-littéraire sur un indéniable « desencuentro ». Une étude comme celle-là remet les choses à leur place. On ne peut que se louer des bons rapports entretenus par la France et Cuba au cours des siècles, depuis la Révolution d’Haïti, mais des moments de tension, des comportements condamnables ont existé qu’il est vain d’occulter : de l’appui fourni par la flotte française à la flotte espagnole pour le maintien du statut quo colonial, à l’écho apporté par la majorité des médias français à la voix hostile de Washington à l’égard de la Révolution Cubaine.

Les textes qui composent La création artistique en France et à Cuba montrent que la France présente et agissante à Cuba aux XIXe et XXe siècles est une France multiple : politique, idéologique, culturelle, artistique, mais aussi industrielle, commerciale, artisanale, paysanne. Aussi la rencontre-t-on à Cuba dans toutes les strates de la population : dans les milieux aristocratiques et bourgeois, dans les milieux intellectuels et artistiques, comme parmi les travailleurs manuels, urbains ou ruraux, comme parmi les noirs et les mulâtres descendant des esclaves ramenés de Saint-Domingue au début du XIXe siècle ou importés d’Haïti au début du XXe pour les besoins de la récolte sucrière.

Il est clair que c’est l’impact de la culture française à Cuba ou sur des auteurs cubains ayant résidé en France, qui a fait l’objet principal des recherches suscitées par le concours 2013 du Prix de la Maison Victor Hugo, et non l’impact de la culture cubaine sur la française. Rien de plus normal : n’inventons pas une histoire imaginaire. Dans le passé, quel que soit son caractère éminent dans le contexte latino-américain, la culture cubaine a peu compté, relativement, au regard de la culture française à son apogée au temps de Voltaire, Hugo, Eiffel, Pasteur, Curie, Monet, Aragon, Sartre, etc.

Cela dit, il serait heureux qu’un jour la place en France d’Albarrán, Picabia, Lam, Padura, etc., et l’importance de l’affiche, la musique et la danse cubaines, du sport cubain, des symboles et des mythes cubains (cigares, mojito, Che), soient examinées.

Avec la Révolution Cubaine, qui a projeté Cuba sur l’avant-scène mondiale, jamais la culture cubaine dans sa diversité n’a été aussi présente en France.

Nous nous garderons bien de commenter les choix du jury. Les trois Premiers Prix, attribués à trois universitaires, touchent de manière approfondie à trois auteurs de premier plan. Astrid Orive García a disserté sur « La France et Alejo Carpentier : de la rencontre éblouie au désenchantement ? ». Mayerín Bello Valdés, s’est centrée sur « Virgilio Piñera et Albert Camus : cette brève immortalité que nous appelons Vie ». Et Reynier Rodríguez Pérez a abordé des « Aspects de la culture française dans La Edad de Oro de José Martí ». Ce sont bien trois apports sérieux et fins à la critique littéraire.

Sans doute parce que nous regardons l’évolution de la culture cubaine dans une perspective plutôt historique, nous avons beaucoup apprécié aussi, personnellement, les études suivantes :

  • Celle de Dariela Gandarias Cruz sur « L’empreinte française à Las Terrazas », une étude de terrain, une étude linguistique, dont sauront tirer parti les guides touristiques de cette belle région ;
  • Celle de Lysbeth Dumont Robles sur « Astérix y Elpidio Valdés : les aventures du neuvième art en France et à Cuba », une étude comparative des deux héros de BD en tant que représentants de la Nation dans des circonstances déterminées ;
  • Et celle de Danyslady Mazorra Ruiz sur « De la France à la Caraïbe : l’allégorie républicaine à Cuba », une étude sur les symboles patriotiques cubains empruntés à la France – Marianne notamment, adoptée puis abandonnée, à mesure que la nation cubaine s’ouvrait, s’affermissait et s’auto-définissait de façon autonome, sans modèle.

Ces quelques remarques ne peuvent épuiser un sujet aussi vaste et fécond.

Les nouvelles relations entre la France et Cuba, inaugurées par la visite historique du Président Hollande, et les futurs Prix de la Maison Victor Hugo, devraient permettre dans les années à venir un développement encore plus populaire, direct et pointu, du dialogue interculturel, dont ce livre offre un aperçu prometteur.

Bravo les amis de Cuba Coopération France, bravo Roger Grevoul, Victor Fernandez, Philippe Bonnet, Paula Lecomte et Louis Gigout, vous ne vous êtes pas démenés et dévoués en vain. Vous avez ouvert une voie. Ce livre fera date par lui-même (car on a beaucoup à y apprendre) et comme point de départ d’un chantier durable jalonné à coup sûr de trouvailles et de réussites.

Paul ESTRADE (30-VI-2015)