Français de Cuba. Des « expats » pas comme les autres, de Paul Estrade

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Le livre du Professeur Paul Estrade peut se définir comme un témoignage de son attachement à Cuba dont il a une connaissance approfondie et à son peuple, ouvrage lui-même bâti à partir de témoignages qu’il a patiemment réunis, avec le sérieux qui le caractérise.

Par Renée Clémentine LUCIEN, Université Paris Sorbonne, Agrégée d’espagnol, Docteur en Etudes Romanes, spécialiste de Cuba.

Des « expats » pas comme les autres,

L’on sait ce que suppose le statut du témoignage, tel qu’il a été étudié par Pierre Nora et Paul Ricoeur. Il s’agit de laisser une trace mémorielle, sélective, lestée de sa charge de subjectivité et d’approximation. Mais bien que le récit de l’historien, prétendument plus objectif, ne se superpose pas au récit mémoriel, car ils ne sont pas de même nature et ne visent pas le même objet, il arrive qu’ils convergent parfois.

Il n’est donc pas étonnant que l’historien Paul Estrade, éminent spécialiste des Antilles Hispaniques, se soit employé à recueillir ces archives sensibles, ces paroles de Français élaborées à propos de leurs 50 ans de partage d’une expérience exaltante avec les Cubains, faite de pugnacité, de solidarité, empreinte de passion, rarement de désenchantement. Les photographies à la fin de chaque témoignage apportent leur supplément d’âme à des confessions qui en regorgent déjà.

C’est ce que suggère le titre, « Français de Cuba, des ‘expats’ pas comme les autres », qui aurait eu un sens bien différent si l’auteur eût choisi « Français à Cuba » car le possessif marque évidemment un sentiment d’appartenance mis en évidence par ces témoignages de personnes majoritairement de sexe féminin, 10 sur 16 étant des récits de femmes, et de 50 à 79 ans. Les guillemets et la reprise d’une abréviation utilisée par les acteurs de cette aventure vitale gomment tout ce que ce terme d’expatriés pourrait avoir de tragique.

En l’espèce, il n’est question que de départ volontaire vers une terre d’utopie attelée à un projet d’émancipation, d’engagement idéologique, de bénévolat, de militantisme sans réserve mais aussi d’épanouissement de sa propre humanité. Il faut souligner que la plupart sont déjà des militants, soit des syndicalistes, soit des membres du Parti Communiste français, ou déjà coutumiers du militantisme anti impérialiste.

Par-delà la distance des années qui passent, et nonobstant l’inévitable travail de brouillage opéré par la mémoire de ces Français de Cuba, l’on découvre dans la « mise en intrigue » de récits de vies ce qui touche à l’histoire, la géopolitique, la sociologie, l’économie de l’Île en marche vers le socialisme mais surtout la palpitation des émotions, l’enthousiasme nourri par la projection d’hommes et de femmes tendus vers une mission à accomplir et les angoisses partagés avec le peuple cubain et ses dirigeants, le Che et Fidel, au moment des crises aiguisées par les tensions avec les Etats-Unis et lors d’étapes cruciales du combat pour vaincre le sous-développement, la vaillance d’un peuple, sa combativité, sons sens de la solidarité, sa lutte sans concessions pour la dignité de son pays, son goût de la fête partagée, devant lesquels s’inclinent ces expatriés pas comme les autres.

Ce qui frappe, c’est que leur perspective tout d’abord d’étrangers devient immanquablement une plongée au cœur d’une Révolution à l’œuvre, au cours de laquelle l’empathie œuvre pleinement. Car en dépit de la diversité de leur origine et de leur formation, des Français du terroir, des étrangers devenus français, enseignants, physicien, agronome, techniciens, infirmière, des étudiants brillants issus de grandes écoles, ils participent aussi bien aux expérimentations dans un pays où tout est à organiser, dans l’agriculture, l’industrie, avec les moyens du bord et grâce à l’aide soviétique pas toujours très adaptée, qu’à la révolution des esprits et de la culture et s’investissent dans la construction d’un système d’information digne de ce nom, tel que le raconte Josie Pellé, la voix de Radio Habana, diffusée en français !

Ceux qui se sont enracinés dans ce pays, pour des raisons multiples, personnelles car certains s’y sont mariés, ont exclu la perspective de vivre ailleurs. Ils y sont retenus par une philosophie de la vie fondée sur le rejet de la société consumériste à outrance, qui assujettit l’homme à la servitude de besoins sans cesse renouvelés.

Ceux qui en sont partis y reviennent avec émotion, accompagnés ou non de leur famille. En résonance avec celui de son père, Claude Monet-Descombey, est remarquable le témoignage de Sandra Hernandez, née à Cuba et qui, après le retour en France de ses parents, y revint pour étudier à la Faculté des Arts et des Lettres de La Havane. Devenue aujourd’hui une universitaire française, éminente spécialiste de la Caraïbe en général et de Cuba en particulier, elle prouve que dans une certaine mesure, la bonne santé du cubanisme français est le fruit d’une expatriation féconde.

Parmi ces Français de Cuba, quelques Européens nostalgiques du climat tempéré ont cédé à l’appel de températures moins uniformes sans s’être jamais lassés des gens, en dépit de défauts qui ne sont hélas pas l’apanage des Cubains, le machisme et le racisme. Ainsi, par-delà le parti pris empathique, la diversité de ton de ces témoignages, la distance parfois critique des regards de ces « expats » pas comme les autres, donnent au lecteur un gage de crédibilité.

Renée Clémentine LUCIEN, Université Paris Sorbonne, Agrégée d’espagnol, Docteur en Etudes Romanes, spécialiste de Cuba.

Paul ESTRADE, Professeur Honoraire de l’Université Paris 8
Français de Cuba. Des « Expats » pas comme les autres
Le Temps des Cerises, éditeurs, 2015
77, boulevard Chanzy
93100 Montreuil
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