Musique cubaine : le label Egrem, un trésor pour Sony

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Un article d’Anne Berthod publié par l’hebdomadaire TELERAMA

Sony Music a finalement décroché la timbale tant convoitée

L’accord de distribution signé entre Sony Music et Egrem, le prestigieux label public cubain, pourrait révéler au monde entier des artistes cruellement ignorés. Et permettre à la musique cubaine de conquérir l’Amérique après des décennies d’embargo.

Sony Music a finalement décroché la timbale tant convoitée : après plus de deux ans de négociations, la filiale du géant nippon vient d’annoncer en fanfare qu’elle venait d’obtenir du prestigieux label d’Etat cubain Egrem, la distribution exclusive de l’ensemble de son catalogue à l’étranger. Quelques semaines après la reprise des relations diplomatiques entre La Havane et Washington, interrompues pendant plus de cinquante ans, cet accord est historique – sans l’exception culturelle accordée par les Etats-Unis qui imposent toujours des sanctions économiques à Cuba, il n’aurait d’ailleurs même pas été juridiquement possible. Oui, mais voilà : au-delà du symbole d’ouverture manifeste, en quoi y a-t-il concrètement matière à se réjouir ? Petit tour d’horizon, point par point, de cette juteuse question.

De nouvelles stars en stock ?

Deux légendes : Ibrahim Ferrer, Omara Portuondo.

Pour commencer, qu’y a-t-il dans ce fameux catalogue ? Difficile de le savoir. « Eux-mêmes ne le savent pas précisément », plaisantent certains professionnels ayant côtoyé le label cubain. Il n’empêche : avec au moins 20 000 titres recensés, dont les premiers enregistrements remontent aux années soixante, les archives d’Egrem ont tout du coffre aux trésors. Surtout qu’il s’agit là de l’essentiel de la production cubaine, puisque Egrem est resté le seul label de l’île de 1959 à la fin des années quatre-vingt et représente encore 95 % du marché insulaire. Ibrahim Ferrer, Compay Segundo, Omara Portuondo… toutes les célébrités de la musique cubaine sont passées un jour ou l’autre par les studios d’enregistrement Egrem.

Alors que le Buena Vista Social Club, partiellement décimé par l’âge vénérable de ses membres, achève sa tournée d’adieu sur la scène internationale, y aurait-il en stock d’autres papys et stars potentielles ? Dans le milieu, ils sont plusieurs à penser en effet que le Buena Vista n’était que la partie émergée de l’iceberg. Pour le Britannique Nick Gold, patron verni de World Circuit qui avait tiré le gros lot en révélant au monde le Buena Vista Social Club en 1996, « le catalogue Egrem est si vaste qu’il est presque certain qu’il reste des choses intéressantes à découvrir ». Il a sans doute raison : la redécouverte récente d’Aldo del Rio, joueur de tres octogénaire édité par le label new-yorkais Sunnyside, a encore démontré que le monde ne connaît pas encore, loin s’en faut, tous les talents cubains de ces dernières décennies.

Des pépites inédites ?

Quand bien même il n’y aurait pas de nouveau Compay Segundo, des morceaux inédits vont forcément refaire surface. « Egrem a enregistré à tour de bras à une certaine époque, mais n’a jamais pu tout exploiter, en raison de l’embargo qui limitait, de facto, l’industrie musicale, remarque Nick Gold. Quand un artiste entrait en studio, il pouvait arriver qu’il enregistre plus que nécessaire ».

En retournant ses tiroirs, le patron de World Circuit a lui-même pu retrouver de quoi faire un disque entier du Buena Vista - Lost and Founds - uniquement à partir des fameux enregistrements de 1996. La production de ces années-là, toutefois, a sans doute déjà été passée au peigne fin et on peut raisonnablement penser que l’essentiel, ou du moins le meilleur, est déjà sorti. On est plus curieux des éventuelles pépites que Sony pourra exhumer des archives plus anciennes. Y compris les enregistrements de latin jazz, autre genre roi à Cuba et malgré tout encore assez peu défriché par les distributeurs étrangers.

Des rééditions à foison

C’est la seule chose dont on peut être sûr : les rééditions vont pleuvoir. Ne serait-ce que parce que de nombreux albums sont en rupture de stock depuis belle lurette. Y compris à Cuba, où Egrem éditait certes la majorité de ses enregistrements, mais se contentait la plupart du temps de faibles tirages. Des morceaux introuvables, gravés sur vinyle dans les années soixante et soixante-dix, vont également connaître une seconde vie en format CD. Il suffit de considérer la production pléthorique de formations ultrapopulaires comme l’orchestre d’Elio Revé, formé en 1956 par le père du Changüi, ou Los Van Van, ces Rolling Stones de la salsa menés par Juan Formell à partir de 1969, pour comprendre que le choix ne manquera pas. Tout l’art des éditeurs de Sony consistera à faire le tri et à compiler intelligemment. En évitant trop de redites.

Car Egrem n’a pas attendu Sony pour s’exporter. Notamment en Europe, où des labels indépendants ont pu déjà sortir le meilleur de la musique cubaine traditionnelle en signant des accords ponctuels avec le label cubain : essentiellement des contrats sous licence, mais pas seulement. En 2004, Egrem avait déjà accordé à une firme britannique la distribution directe d’une poignée d’artistes insulaires : l’Etat cubain avait alors justifié cette ouverture par la nécessité de trouver des débouchés à ses artistes victimes de la récession économique.

Jackpot ou pas jackpot ?

« C’est la meilleure manière de donner un nouvel élan pour la distribution mondiale de la musique cubaine », a commenté Mario Angel Escalona Serrano lors de l’annonce du deal : naturellement, le directeur d’Egrem veut y croire.

Autant que Doug Morris, le PDG de Sony Music Entertainment, qui a parié que cet accord étendrait « () la renommée internationale et le goût pour la culture cubaine, le riche héritage musical de Cuba et ses nombreux merveilleux artistes » (source AFP Ndlr). Mais vingt ans après la montée au firmament du Buena Vista Social Club, peut on encore raviver la flamme ? En pleine crise du disque, y a-t-il encore de la place pour le bolero et le cha cha cha ? Pas si sûr.

En Europe, par exemple, c’est plus vers la jeune scène pop et hip hop cubaine que lorgnent désormais les producteurs et autres têtes chercheuses, tel Gilles Peterson. La résurrection du catalogue Egrem pourrait-elle se jouer ailleurs ? « A la différence de l’Europe, peu de labels ont distribué les musiciens cubains sur le sol américain, avance Nick Gold.

Or, étant donné les liens naturels entre les scènes musicales de New York et Cuba, on peut imaginer que s’il n’y avait pas eu l’embargo, c’est aux Etats-Unis que la musique cubaine aurait connu ses plus grosses audiences », poursuit-il. Autrement dit : les Etats-Unis représentent aujourd’hui un marché relativement vierge. Si la détente politique se poursuit entre les deux Etats, le regain touristique de l’île des Caraïbes auprès des Américains pourrait bien faire la fortune de Sony. Et peut-être, espérons-le, des artistes d’Egrem.