Wifredo Lam au Centre Pompidou, le grand geste d’un homme-monde

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Au moment même où une centaine de grands artistes contemporains revendiquent au Grand Palais leur filiation à Picasso, un autre peintre impose en majesté son indépendance et sa singularité dans une grande rétrospective au Centre Pompidou : Wifredo Lam (1902-1982), né à Cuba, passé par Madrid, Paris, Marseille et Albissola, fils d’un Chinois et d’une mère mulâtre descendante d’esclaves et d’Espagnols, longtemps catalogué comme l’artiste cubain, l’élève de Picasso ou surréaliste. L’exposition invite pour la première fois à une vision de l’œuvre complète et à une nouvelle lecture d’un parcours unique dans l’histoire de l’art à travers de 400 peintures, dessins, photographies, revues et livres rares. Entretien avec Catherine David, commissaire de l’exposition « Wifredo Lam ».

Un article publié sur le site RFI Amériques

Un être assez exemplaire de son siècle, et on espère du siècle qui vient. Catherine David,

RFI : Pourquoi est-ce un tout petit dessin, crayon sur papier, de 1922, un portrait de Lam Yam, dessiné par son fils, qui ouvre l’exposition ?

Catherine David  : À l’époque, Wifredo avait 20 ans. C’est un jeune homme qui a fait le portrait de son père. Lam Yam était un Chinois de Canton, ainsi représentatif de cette part de la population cubaine qui est arrivée de Chine, à la fin du 19e siècle.

Quels sont les plus grands malentendus autour de l’œuvre de Wifredo Lam ?

Dans l’exposition, je déconstruis un certain nombre de clichés malheureusement durables comme : Wifredo Lam est l’élève de Picasso, surréaliste, etc., qui signifie de simplifier et réduire son œuvre à quelques fréquentations. Il a regardé Picasso comme tous les artistes de son époque. Il a regardé beaucoup et sans doute plus Matisse. Il a été proche de certains surréalistes. Dans son cas, l’effet le plus visible était ce qu’on pourrait appeler « la libération de l’inconscient » par la pratique du dessin collectif, par la fréquentation de ces poètes, à commencer par André Breton. Cette libération de l’inconscient intervient après son arrivée en France. Après avoir subi des traumatismes avec la guerre civile en Espagne, la mort de sa femme et de son enfant. À partir de cette libération de l’imaginaire, on voit apparaître ses figures : ses figures syncrétiques qui associent la végétation, le corps humain, certains éléments des cultures traditionnelles africaines et afro-cubaines qu’il a connues dans son île. Donc il y a la création d’un monde extrêmement personnelle, une construction, une iconographie très sophistiquée.

Son œuvre est souvent musicale, très rythmée. À un moment, il parle même d’un « cheval de Troie de l’imaginaire ».

Par rapport à son tableau La Jungle, il a expliqué l’iconographie en disant bien que c’était une œuvre qui venait contre le chachacha, cette exploitation extrêmement folklorisante de la culture afro-cubaine. Par « cheval de Troie », il avait voulu signifier que c’était une grande peinture sur papier qui sera ensuite marouflée sur toile, comme très souvent chez Wifredo Lam. Ce grand tableau très important n’est au début compris par personne, mais entre ensuite dans le corpus moderne. L’invention formelle de Wifredo Lam est très intéressante. Il a contribué à construire cet espace moderne en invitant un certain nombre d’éléments, de références, de cultures qui, normalement, dans l’histoire du modernisme canonique n’étaient pas invités. C’est ça, le grand geste de Wifredo Lam. Cela va bien au-delà des thèmes ou des influences. La question de la musicalité est également très intéressante. Surtout à partir des années 1940, plus que des thèmes, il y a quelque chose d’absolument frappant dans son œuvre : le rythme. Ce sont les vitesses, les espaces qui se saturent, se vident, se repeuplent. C’est très impressionnant.

Après la mort de l’artiste en 1982, c’est le musée d’Art moderne de la ville de Paris qui a réalisé la première et dernière grande rétrospective de Wifredo Lam en France. Au Centre Pompidou vous montrez beaucoup d’inédits. Qu’est-ce qui a changé dans la réception de son œuvre ?

Wifredo Lam était toujours un artiste à la fois inconnu par certains et connu partiellement par les autres. Il est difficile de passer à côté de La Jungle, parce que c’est une œuvre très souvent reproduite et commentée. Il y a des personnes qui vont connaître tel ou tel moment de l’œuvre de Wifredo Lam, mais c’est un artiste dont on a rarement la vision de l’œuvre complète. Par exemple, on n’a jamais présenté en France les œuvres peintes en Espagne. Ici on expose aussi d’une façon extrêmement précise le travail de l’œuvre graphique. Ces gravures ne sont pas un « à-côté » ou une pratique minoritaire, mais le cœur de sa pratique à partir des années 1960. À partir de 1965, la gravure prend la relève de la peinture et devient son médium privilégié, son espace imaginaire. Il y a la réalisation de livres extrêmement importants. Ce sont des œuvres à quatre mains, des vraies collaborations avec de très grands poètes du calibre d’un René Char, Gherasim Luca ou Jean-Dominique Rey.

La Jungla, 1943. Oeuvre de Wifredo Lam. Huile sur papier marouflé sur toile. 239,4 x 229,9 cm. The Museum of Modern Art, New York, 2015. Digital Image, The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence. Adagp, Paris 2015

Dans les années 1930, quand il était à Paris, il était très impressionné par l’influence de la statuaire africaine, par tout ce qui s’est passé dans l’atelier de Picasso et au musée de l’Homme. En quoi cet héritage africain a eu une influence sur son œuvre ?

Il va découvrir la sculpture africaine à Paris. Il n’avait jamais vu de sculptures africaines ni à Cuba ni à Madrid. À Madrid, il avait vu des œuvres archaïques espagnoles aux musées d’arts anciens de Madrid et de Barcelone. Donc il va découvrir les masques africains chez Picasso et dans les visites qu’il fait au musée de l’Homme avec Michel Leiris. D’une certaine façon, il va découvrir ces œuvres de la même façon que Picasso.

Qu’est-ce qu’il a « pris » de ces œuvres africaines ?

Comme beaucoup d’artistes, il est très intéressé par les volumes, par les rythmes de la sculpture africaine et surtout des masques africains dont il va transposer certains éléments dans ses œuvres, mais jamais de façon très illustrative puisqu’il est très rare que l’on reconnaisse des éléments. C’est très rare qu’il représente un masque entier. Cela ne l’intéresse pas.

Pourquoi a-t-il fait beaucoup de voyages, mais pratiquement pas en Afrique ?

Le seul pays africain où il était allé, c’était le Kenya. Je m’en souviens très bien parce que j’étais avec lui. C’était très tard dans sa vie, en 1978.

Qu’est-ce qu’il a cherché au Kenya ?

Je ne sais pas. Il n’était pas très emballé, parce qu’il avait envie de voir des animaux et il a été très triste de voir l’état des Massaïs qui doivent sauter et danser pour les touristes… Wifredo Lam connaissait très bien l’histoire de la libération nationale. Dans le grand livre qu’il avait fait dans les années 1970, Le nouveau Nouveau Monde, il y a des grandes photos, des leaders de l’indépendance, Patrice Lumumba et consorts… donc il était très au fait de l’histoire et de l’évolution de l’Afrique. (…) La statuaire africaine, cela l’intéressait, mais ce n’était pas non plus une obsession, beaucoup moins que pour Picasso.

Les vingt dernières années de sa vie, il s’est installé en Italie, à Albissola, pour se consacrer aux gravures, mais aussi beaucoup aux œuvres céramiques. Dans la seule année 1975, il a produit près de 300 céramiques. À la fin, considérait-il la céramique comme le summum de son art, plus que la peinture ?

Je ne sais pas si c’était le summum, mais disons que la céramique l’a beaucoup intéressé et amusé. Ça lui plaisait beaucoup de travailler la terre avec différents outils. La terre, c’était pour lui comme une plaque de gravure. À la fin de sa vie, il adorait faire des céramiques au point que la famille lui disait : « arrête de faire des céramiques, on ne sait plus où les mettre » !

Quelle est l’influence de Wifredo Lam sur les artistes contemporains ?

C’est une œuvre très difficile à revendiquer formellement. C’est un monde tellement personnel et original que j’aurais très peur si un artiste se revendiquait d’une inspiration formelle de Wifredo Lam. L’héritage est plutôt une poétique, une position culturelle d’un grand artiste métis. C’est un homme et un artiste qui a vraiment une manière d’être dans le monde. Pour moi, Wifredo Lam est un homme-monde, un homme universel. Évidemment, il a été très attentif aux procès de décolonisation, à tous les systèmes d’oppression, de classes et de races, mais c’est vraiment un être de culture. Un être assez exemplaire de son siècle, et on espère du siècle qui vient.

Apostrop’ Apocalypse, 1966. Oeuvre de Wifredo Lam. Planche XIV. Eau forte et aquatinte sur papier, 31 x 73 cm. Collection particulière, Paris. Photo : Centre Pompidou, Bertrand Prévost. Adagp, Paris 2015
► Wifredo Lam, exposition au Centre Pompidou-Paris, du 30 septembre 2015 au 15 février 2016.

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