Cuba/Etats-Unis : je t’aime moi non plus

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Un article publié dans "l’Humanité" daté du lundi 9 novembre 2015

Par Jose Fort

Envoyé spécial

« Hijos de puta » (fils de pute), s’exclame Pedro devant son téléviseur près de Vinales dans la province de Pinar del Rio tandis que son fils Marcelo vante les mérites de sa production de tabac aux visiteurs français (1). Le représentant de Washington à l’ONU « regrette » le dépôt d’une résolution (votée par 191 pays, seuls les Etats-Unis et Israël ont voté contre) demandant la levée du blocus décrété par les Etats-Unis, il y a plus d’un demi siècle contre Cuba. Prétexte avancé : « le respect du processus de normalisation des relations en cours » entre les deux pays. Quelques instants auparavant, Bruno Rodriguez, le brillant ministre cubain des Affaires étrangères, avait rappelé la cruauté de l’embargo dont l’inefficacité contre révolutionnaire a été reconnue par Obama en personne. Pourtant c’est son administration qui vient d’infliger une amende de près de 700 millions de dollars au Crédit Agricole pour avoir effectué des transactions avec la Grande Ile en monnaie US.

Pedro n’est pas le seul à insulter « les fils de pute ». A Santiago de Cuba, Antonio, un vieux de la vieille, tient des propos similaires ajoutant : « Ces enfants de Satan nous ont tout fait : terrorisme, guerre économique, idéologique. Ils n’ont pas réussi à nous abattre par la violence, ils tentent aujourd’hui de nous pourrir par le fric. » Sa fille Maria, la quarantaine, vient de terminer un stage dans un cours pour futur haut fonctionnaire. « Mon père y va un peu fort, soupire-t-elle. « Il ne prend pas suffisamment en compte les évolutions en cours. » Peut-être. Sauf que si le blocus n’a pas été levé, la majorité républicaine au Sénat US s’y opposant, l’argent court les rues cubaines avec les nécessaires marchés paysans, l’explosion de l’initiative privée limitée pour l’instant aux services et à l’artisanat, la vente et l’échange de maisons, d’appartements et… les touristes pressés comme des citrons au juteux peso convertible.

Les Cubains s’amusent de voir débarquer les palanquées de gouvernants européens s’affichant souvent comme les représentants du« centre du monde ». Pour William, ancien prof reconverti dans le plus lucratif, « les européens pensaient être le centre déjà au Moyen Age, avant de prendre un bateau et de découvrir que la plupart des civilisations au-delà des océans étaient plus développés que la leur, ce qu’ils essayèrent de dissimuler à grands coups de massacres. » Quant aux nord-américains, si près de leurs côtes et de leurs inclinations naturelles, ils les regardent avec méfiance, une sorte de « je t’aime moi non plus ». « Avec les yankees, faut toujours regarder à gauche, à droite, devant et derrière », ironise Gladys à qui on ne l’a fait pas. « Avez-vous remarqué, ajoute-t-elle que le vote US à l’ONU concernant la levée du blocus n’a pas provoqué ici de commentaires indignés chez les officiels, le jour même où le numéro deux de la sécurité intérieure des Etats-Unis (le FBI, version soft) arrivait à la Havane ? »

Les Cubains ont toujours à l’esprit les longues années noires d’agressions et de restrictions. Ils n’ont pas oublié la période dite « spéciale » après l’effondrement de l’URSS et des pays de l’Est européen, la perte en une semaine de 85% des importations et 80% des exportations. L’époque où souvent la seule banane frite faisait office de repas. Ils en ont tiré les enseignements. Un particulièrement : comme pour rythmer lentement la marche sous l’écrasante chaleur tropicale, ils prennent leur temps et évitent la précipitation. A malin, malin et demi.

La Havane est devenu le dernier endroit où l’on cause. Pas un jour sans l’arrivée d’un président, d’un ministre, d’une autorité financière ou économique. La capitale, en chantier, accueille conférences, expositions et les pourparlers de paix pour la Colombie.

Cuba est aussi le dernier endroit à la mode avec ses musiques traditionnelles et d’avant garde, sa propre haute couture même si Chanel prépare ici un défilé tandis que la destination touristique fait exploser les capacités aériennes et hôtelières. Lorsque les ferries reliant Miami à La Havane et les low cost en provenance des principales villes des Etats-Unis déverseront chaque matin des milliers de nord-américains, le job du tourisme relèvera du défi, les réservations affichant déjà complet jusqu’au mois d’avril.

Question, en évitant de s’ériger en donneur de leçons : la révolution cubaine sera-t-elle en mesure de digérer les changements, de rebondir dans un environnement économique nouveau, de poursuivre son ambition socialiste à la sauce du 21 eme siècle ?

Le pays et ses dirigeants s’y préparent. Ici, peu de richesses naturelles mais de la matière grise à revendre. Après avoir alphabétisé la totalité de la population, assuré une espérance moyenne de vie de 79 ans, les dirigeants cubains ont parié et misent toujours sur l’école, l’université, les laboratoires. Sur les intelligences. Un médecin pour 150 habitants, un instituteur pour 25 élèves. L’éducation et la santé pour tous dans l’Ile mais aussi produits d’exportation dans 81 pays à travers le monde. Toujours pas d’autosuffisance énergétique mais la mise en place progressive d’énergies renouvelables. Toujours pas certains matériels de haute technologie en matière médicale interdits par le blocus mais des médecins à la pelle et une recherche aux résultats spectaculaires prenant appui sur les plantes notamment dans les domaines du cancer, de la peau, de l’ophtalmologie. Les activités de santé occupent désormais le premier poste de rentrée de devises. Toujours pas – au grand dam des jeunes - une couverture suffisante d’internet mais une production littéraire à vous couper le souffle, les deux ou trois exilés de la plume invités permanents des médias français et espagnols relégués aux oubliettes de la ringardise. Toujours pas de logements décents suffisants mais un vaste programme de construction en attente des matériaux coincés par le blocus. Toujours pas les transports communs nécessaires mais une amélioration sensible grâce à la livraison de milliers de bus chinois. Toujours pas… « Allez voir dans les pays proches comme au Honduras, à la Jamaïque, à Saint Domingue, sans parler d’Haïti, et un peu plus loin au Mexique ou au Pérou, vous ferez la différence », invite William. En assistant à la rentrée des classes dans un coin du Vedado à La Havane, on se prêterait à comparer avec certains quartiers en France aussi.

La défense de la souveraineté et de l’indépendance nationale rassemble la presque totalité de la population, y compris les opposants au système. Pas les abonnés aux officines US toujours prêts à plus de génuflexions que la liturgie yankee impose. Ceux qui ne prendraient pas en compte cette réalité risqueraient bien des déboires. Et si les acquis sociaux (santé et éducation) constituent une prouesse dans cette partie du monde, l’aspiration à une vie plus confortable et modernisée traverse toutes les couches de la société. C’est ce défi auquel est et sera confronté Cuba au cours des prochaines années dans un environnement continental qui pourrait bien se dégrader.

Les Etats-Unis et leurs relais oligarchiques mènent une lutte sans merci pour tenter d’abattre les gouvernements progressistes latino-américains. Plusieurs observateurs cubains voient même se profiler des « coups d’Etat ». Il y a eu l’intervention au Honduras, le « golpe » parlementaire au Paraguay. L’Argentine, l’Equateur, la Bolivie et surtout le Venezuela et le Brésil sont dans la ligne de mire impérialiste. Si les gouvernements actuellement en place venaient à laisser la place aux droites réactionnaires et fascisantes, l’existence des structures politiques et d’intégration économique continentales serait menacée. Cuba aurait alors, à nouveau, à affronter l’isolement, la politique d’Obama participant en fait à une opération de déstabilisation nouvelle manière.

José Fort

(1) Des lecteurs et amis de « l’Humanité » viennent d’effectuer un séjour de découverte de la Grande Ile organisé par Cuba Linda.