Victor Hugo chez Marti : une rencontre entre Cuba et la France

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 l’âge de vingt ans et le cœur plein de la douleur de Cuba, José Martí est arrivé en France.

L’on a beaucoup parlé des Escenas norteamericanas écrites par José Martí, comme étant l’une des meilleures preuves de la littérature produite par le plus illustre des intellectuels de tous les temps, une âme cubaine, l’essence même de cette terre caribéenne. L’on souligne la variété des thèmes abordés, la capacité d’imprimer de la consistance, de l’arôme, de la saveur à des mots usés, et l’art de raconter avec précision des événements se produisant à des milliers de kilomètres et pouvant causer chez le lecteur la sensation d’en être le témoin.

Les images que nous recevons, grâce à lui, des Etats-Unis de la deuxième moitié du XIXe siècle sont belles, émouvantes et inquiétantes. Mais ce ne sont pas les seules.
Des Escenas europeas se dégage également le brio de la plume du Héros National de Cuba et elles reflètent fidèlement les événements les plus marquants de cette zone géographique, où l’Espagne et le France sont des lieux privilégiés, d’autant plus qu’il y a été et qu’il parle le français.

De loin, Martí observe la vie française et la fait connaître aux lecteurs d’une façon où « la nouvelle devient un cours, et le fait un laboratoire ». Son travail rassemble non seulement des aspects de la vie politique, telles que la constitution de la nouvelle Chambre et les relations avec l’Italie, des sujets qu’il approfondit et sur lesquels il propose une analyse qui encore aujourd’hui nous aide à comprendre le monde de l’époque, et en particulier les relations d’expansion et de résistance à celle-ci qui commençaient à se manifester. Il aborde aussi d’autres thèmes tels que les sujets scientifiques, sans négliger sa fascination envers la vie culturelle parisienne, qu’il exprime dans la richesse de ses propositions sur le théâtre, la littérature et sur les personnalités.

D’une façon générale, dans ces scènes, l’Apôtre montre son admiration envers les Français et leur culture, par-delà les arts, car à son sens, « le travail humain n’avait pas de meilleure tente de campagne, ni les sciences de meilleur laboratoire, ni les lettres de plus fervent dévot que Paris. »

Par la plume de Martí, nous assistons à la reddition d’un groupe de bonapartistes, à la révolte en Tunisie, à la chute d’un gouvernement. Par sa plume, il nous conduit jusqu’à la douleur de la catastrophe et aux fièvres, à la délicieuse folie des théâtres, nous découvrons les charmes de Sarah Bernhardt et nous vivons le quatre-vingtième anniversaire de Victor Hugo.

Martí décrit de telle manière la célébration de l’anniversaire du poète français que c’était comme s’il nous transportait jusqu’aux rues de Paris, avec leurs couleurs, le vacarme des applaudissements, comme si nous pouvions assister à la fête des artistes et au mouvement dans les théâtres. Et dans son écriture, se traduit la joie qu’éprouvent les gens et qui emplit son cœur car pour lui aussi, le 25 février est un beau jour.

Par la plume de Martí, nous connaissons Victor Hugo et nous apprenons à l’aimer comme un bon ami et à le respecter comme un père.

La rencontre

 l’âge de 21 ans, le cœur plein de la douleur causée par Cuba, José Martí arriva en France. Très tôt, le jeune homme avait connu les rigueurs de la prison. Son esprit s’était aguerri, forgé par le sacrifice, afin qu’il devînt l’un de ces êtres humains qui étreignent la lumière –l’étoile éblouissante qui illumine et tue- et sont capables de tout donner, d’abandonner tous les amours et les conforts du monde pour un amour plus grand : l’amour de la Patrie, l’amour pour les autres hommes, parce que c’est cela aussi la défense du bien et de la justice.

Il venait de terminer ses études à l’Université de Saragosse et attendait intensément de pouvoir retrouver sa famille. Cela arriverait plus tard au Mexique. C’est alors que Paris lui ouvrit ses portes et il profita des musées, des théâtres, des monuments, des jardins et des boulevards. Mais pour lui, aucune visite de la France ne serait complète s’il n’était parvenu à rencontrer Victor Hugo, l’écrivain, l’humaniste, le défenseur des opprimés, l’homme qui incarnait au plus profond de lui-même l’esprit français qu’admirait tant le futur Apôtre de l’indépendance cubaine.

L’âge les sépare mais point les circonstances de la vie. Les deux se sont débattus dans les conflits famille-patrie, les deux ont vécu en exil, les deux aiment la poésie, les arts, et c’est peut-être à cause de ces ressemblances que grandissent chez Marti le respect et l’affection, ancrés dans la conviction que Victor Hugo est un homme qui a fait siennes les causes de la liberté et de la justice, dont celle de la lutte des Cubains pour leur indépendance. Le jeune Martí le sait, et de cette connaissance procède sa vénération.

À diverses occasions, l’auteur des Misérables s’est manifesté en faveur des droits des Cubains à décider de leur destin, depuis que peu après le début de la Guerre des Dix Ans, les Cubaines qui vivaient à New York fondèrent la « Ligue des Filles de Cuba » et lui écrivirent pour lui donner des détails sur la guerre contre la Métropole espagnole. Il leur répondit en 1870 : « Femmes de Cuba, j’entends votre plainte. Je parlerai de Cuba. Aucune nation n’a le droit de refermer ses griffes sur une autre. Un peuple qui en tyrannise un autre, une race qui absorbe la vie d’une autre race, c’est la succion monstrueuse du poulpe, et cette absorption effrayante est l’un des faits terribles de ce dix-neuvième siècle. Femmes de Cuba, soyez-en certaines : votre Patrie persévérante recevra la récompense de ses efforts. Tout ce sang n’aura pas été versé en vain, et la magnifique Cuba libre et souveraine se dressera un jour parmi ses augustes sœurs, les républiques d’Amérique. »

Martí pensait sans doute à tout cela lorsque finalement l’occasion se présenta de connaître ce grand homme. C’est le poète Auguste Vacquerie qui favorisa leur rencontre. Le Cubain avait traduit pour lui en espagnol quelques-uns de ses vers. Il n’est donc pas étonnant que les probables éloges du jeune Martí par Vacquerie aient été un complément de la sympathie naturelle éprouvée par Hugo et aient fini de convaincre celui-ci de lui confier la traduction de Mes fils, dédié à ses enfants morts, Charles et François Victor, bien qu’il ne fût pas un professionnel expérimenté de la traduction.

Dans les mots d’introduction de Mes fils, Martí se dit conquis par Hugo pour des raisons littéraires et humaines et il montre l’universalité de l’œuvre de cet auteur en y ayant découvert une intelligence qui transcende les langues.

Marti traduit les textes de Victor Hugo du plus profond de son âme, comme si en lisant sa littérature, il lisait dans son propre cœur.

Après la rencontre d’où vint la traduction de ce livre, jamais plus le patriote cubain et le patriarche français ne se revirent. Néanmoins, d’autres fois, nous retrouvons le poète dans les pages de l’Apôtre, telle une présence vitale, tel un guide. Martí le considère comme l’une des plus grandes figures du XIX, et il le met sur un pied d’égalité avec celui qui lutta pour la liberté, Giuseppe Garibaldi : « Lorsque l’on regardera vers l’avenir, depuis le passé, l’on verra, dominant ce siècle grandiose, un grand homme aux cheveux gris, au front ample, au regard brûlant et à la barbe hirsute, aux vêtements de drap ordinaires : Victor Hugo ; et un cavalier resplendissant, au coursier blanc, à la cape rouge et à l’épée flamboyante : Garibaldi. »

C’est probablement pour cette raison que quelques chercheurs assument l’idée que l’éloge le plus valable que l’on fit de Marti de son vivant fut celui de l’écrivain argentin Domingo Faustino Sarmiento, lequel depuis le sommet de sa réputation recommandait à Paul Groussac de traduire Marti en français, pour les raisons suivantes : « Il n’y a rien en espagnol qui ressemble au jaillissement des rugissements de José Martí, et après Victor Hugo, rien ne présente la France avec cette résonance de métal.
Cependant, ce ne fut pas seulement le génie littéraire de Victor Hugo qui éveilla chez José Martí une telle admiration mais avant toute chose, son profond humanisme et sa générosité qui s’exprimèrent dans des actions telles que les dons d’argent aux pauvres de Paris (10.000 francs), auxquels il fait allusion dans l’un de ses travaux pour la Opinión Nacional.

Pour Martí, la lecture de l’œuvre hugolienne est libératrice de la pensée et de l’art canalisé dans les luttes de l’homme, et à ce titre elle est indispensable aux peuples d’Amérique qui ont conquis leur liberté, mais n’ont pas encore une littérature propre. Il n’est donc pas étonnant qu’il parle de Victor Hugo aux enfants du continent dans La Edad de oro et que celui-ci soit l’une des personnalités choisies présentes parmi les musiciens, les poètes et les peintres.

Mais ce n’est pas seulement par sa condition de poète que l’auteur des Châtiments devient une référence mais essentiellement par ses qualités d’être humain qui se révèlent dans son œuvre et dans ses actes. L’Apôtre place Victor Hugo « à la place du modèle idéal : le poète qui accomplit la mission dans laquelle l’engage son talent, sa tâche d’améliorer le monde. »

C’est le principal point pour approcher les poétiques de Marti et de Victor Hugo : leur commune conception du poète qui anticipe l’avenir, de l’homme engagé éthiquement envers l’humanité. C’est comme cela que la lyre faite de troncs robustes et de cordes d’or, où se posent, en même temps, au grand étonnement des hommes, les aigles et les colombes, que la force de l’imagination, celle qui donne vie aux choses colossales, aux romans grâce auxquels il défendit la liberté assassinée, font de Victor Hugo l’homme poétique de l’époque où il leur fut donné de vivre, un père.

Victor Hugo a-t-il été le miroir dans lequel Marti a voulu se voir ? Oui, tant qu’il a incarné l’esprit de son époque, et il n’y a pas pour le plus universel des Cubains une meilleure façon de servir les autres. Non, tant qu’il n’a jamais aspiré à se voir comme un rénovateur de la Langue ou comme le plus éminent exposant d’un mouvement littéraire, bien que plus tard, il eût gagné par son génie de semblables qualificatifs.

Marti, l’essence même de l’âme cubaine, s’abreuve de l’universalité hugolienne, de la force créatrice de Victor Hugo et de sa parole rénovatrice, et il crée son propre univers dans lequel le poète romantique est une référence obligée. C’est ainsi que se lient ce que Cuba a de plus authentique et l’un des patriarches français, c’est ainsi que Cuba et la France demeurent unies par des liens fraternels dans une rencontre qui transcenda l’année 1874 et fut immortalisée par les mots d’un Marti qui devint, lui aussi, immortel, comme son maître.

Traduction de Renée Clémentine Lucien