René Depestre : « Je me suis réconcilié avec les Cubains », après 38 ans de rupture

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Il arrive que le critique littéraire, une fois terminée la lecture du livre qu’il a décidé de chroniquer, ne se contente pas de rédiger sa chronique dans le silence de son bureau forcément feutré, il part à la rencontre de l’auteur, en terrain neutre ou mieux encore à son domicile.

C’est le choix qu’a fait Valérie Marin La Meslée, journaliste au Point, écrivaine, qui a fait un long voyage, jusqu’à Lézignan- Corbières (Aude), pour s’entretenir avec René Depestre. A près de 90 ans, le doyen des lettres haïtiennes, citoyen franco-haïtien, écrivain universel, vient de publier « Popa Singer », un roman (chez Zulma), thème de leur rencontre, avec un « bonus » : René Depestre lui a révélé qu’il venait de se réconcilier avec les Cubains et qu’il a le projet avancé d’un livre sur l’Ile.

René Depestre : « Je me suis réconcilié avec les Cubains », après 38 ans de rupture

Par Michel Porcheron

René Depestre, né à Jacmel, petite ville côtière du sud-ouest d’Haïti, a eu depuis son adolescence mille vies. A près de 90 ans, une autre commence avec le roman « Popa Singer » - un hommage à sa mère- qui se situe en 1957, Depestre, qui avait quitté son pays en 1946, est rentré en Haïti. « Quand je suis rentré chez moi ma mère m’a prévenu que François Duvalier, ce voisin médecin avec lequel je jouais autrefois aux cartes, était devenu un dictateur sanguinaire. Papa Doc me fit appeler pour m’exposer son programme et m’offrir un poste à la culture. D’avoir refusé me valut la résidence surveillée. » D’où il arrive à capter Radio Rebelde, la voix de la guérilla dans la voisine Sierra Maestra, qu’il écoute chaque soir.

« Popa Singer » se termine alors que le protagoniste, le double de l’auteur, est sur le point de quitter Haïti pour rejoindre la révolution cubaine, le 16 mars 1959, « en terre Fidélie ». « Dans les manifestations de fête et de liberté, j’étais ivre de me sentir d’être homme, poète, écrivain, libre aussi d’être « nègre » dans une société qui avait été jusqu’en 1959 le plus fort bastion de la discrimination raciale en Amérique latine » (in « Encore une mer à traverser », 2005).

 

Aujourd’hui, il renoue avec le roman 28 ans après « Hadriana dans tous mes rêves », prix Renaudot 1988, écrit déjà dans sa maison de Lézignan-Corbières, département de l’Aude, un lieu de vie et de travail et non de retraite, pour le doyen des lettres haïtiennes (Frankétienne n’a que 80 ans). Où celui qui fut un grand voyageur réside depuis 1986, en tant que « nomade enraciné ». [Il y vit avec sa seconde épouse, Nelly, d’origine cubaine. Ils ont deux enfants, Paul-Alain (1964) et Stéfan (1972)]. Un enracinement paradoxal au cœur de l’Occitanie, si loin de Haïti et de Cuba.

Il quitte son pays natal en 1946, puis c’est Paris (été 46, d’où il est expulsé en novembre 1950 pour participation active aux luttes de la décolonisation), refuge à Prague (1951-1952), La Havane (1952 d’où il est expulsé par Batista, après plusieurs semaines de prison ), sept mois au Chili, puis l’Argentine, le Brésil où il séjourne plus de deux ans, retour à Paris (1956-1957), retour à Haïti, exil à La Havane (1959-1978), nouvel exil à Paris (secrétariat de l’UNESCO, 1978-1986) et aujourd’hui la dernière station, Lézignan-Corbières. Il obtint la nationalité française en 1991 avec sa famille. Il devient un Français de plus du Languedoc-Roussillon.

[En 1996, il fit une tournée dans plusieurs universités des USA et du Canada, Chicago, Washington, New York, Princeton, Québec, Montréal. Le 15 mai 2004- insolite- il passe …un jour à Haïti, après 45 ans d’absence, lors d’une visite officielle de Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères]

A Lézignan-Corbières, René Depestre a reçu Valérie Marin La Meslée, journaliste au Point et écrivaine (*) à l’occasion de son grand retour en librairie. Dans « son vieil âge d’homme », comme il qualifie « joliment » ses presque 90 ans, selon la journaliste, il ne se reposera pas sur ses lauriers. Il ne manque pas de projets. Il y a « un énorme travail » « sur son tableau de bord ».

Dans sa vie quotidienne, dans son esprit, la poésie n’est jamais bien loin, mais il ne publiera plus de poèmes, sa vie d’homme de lettres, à moins de 20 ans, commença avec eux (« Etincelles », déjà repéré par Aimé Césaire), il considère que « Rage de vivre » (2007, Seghers), son œuvre poétique complète, marque dans sa vie la fin du genre littéraire qui le rendit célèbre, avant son roman « Hadriana dans tous mes rêves » (1988). Il se retire de la poésie (éditée) avec le titre de plus grand poète haïtien de notre époque (en même temps que poète de stature universelle). Sans omettre de rappeler qu’il fut le traducteur de poètes cubains, édités en France, comme Nicolas Guillén (Le Grand Zoo, 1966), Roberto Fernandez Retamar (Avec les mêmes mains, 1968), César Fernandez Moreno (Un Catalogue de vieilles automobiles, 1993)…

« Cet homme a été de tous les combats révolutionnaires du XXe siècle, du soulèvement étudiant en Haïti (1946) à la révolution cubaine, en passant par l’Italie marxiste et la lutte pour la décolonisation. Depuis son exil qu’il n’a jamais vécu comme tel, tant son pays vibre dans son œuvre, il évoque la situation politique en Haïti, marquée aujourd’hui par une « crise de la société civile ». En cette période de carnaval, c’est ce mot même qui qualifie le mieux la vie politique haïtienne », écrit Valérie Marin La Meslée.

« Je me considère comme un vaincu total en ce qui concerne Haïti », dit René Depestre à son interlocutrice. « Si Haïti tient le coup, c’est en tant que nation culturelle. Mais ses nombreux intellectuels et écrivains n’ont pas pu reconstruire la société civile »

Quels sont aujourd’hui « les rêves de celui qui en a tant vu et continue de se tenir au courant de tout ? », interroge la journaliste qui précise qu’il en prête à sa nièce, Michaëlle Jean (« tendre sourire dès que l’on prononce son nom »), élue à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie

« Ce qui manque à la mondialisation actuelle à côté des processus financier, technologique, marchand, c’est un mouvement culturel, un garde-fou intellectuel, poétique à la révolution numérique. La francophonie pourrait jouer ce rôle. »

Quelle sera la prochaine œuvre de René Depestre ? Il a une autobiographie en cours, peut-être un nouvel essai avec la forme d’un roman. Dans tous les cas il sera question de Cuba. C’est lui donc et pas un autre auteur, qui écrira longuement enfin sur ses années cubaines, les très belles années (près de 20) achevées par une rupture en 1978.

Celle qui lui rend visite ce jour-là, le soir tombant – « le beau vieil homme nous accueille avec canne et chapeau noir » - remarque et l’écrit, elle, que « la photo du Che trône toujours au-dessus de lui », dans son bureau-bibliothèque (au mur aussi Aimé Césaire et Toussaint Louverture) où il travaille tous les jours. Il est donc resté fidèle au Che, 57 ans après leur première rencontre. Il a toujours été « un homme du Che ».

« Nous passerons trois heures ensemble, mais il en faudrait mille pour refaire le parcours d’une vie d’écriture et de combats, tous les combats révolutionnaires du XXe siècle », écrit la journaliste.

René Depestre raconte à sa visiteuse : « Le Che avait lu l’un de mes articles [publié à Port-au-Prince], “Le sang d’une révolution’ [ou Le Sens d’une victoire ?, du 13 janvier 59, nda ]. Il m’invita à Cuba. « Qu’est-ce que tu vas faire ? » me demande-t-il. Je devais rejoindre Césaire, Senghor et Fanon au Congrès des écrivains noirs à Rome. “Aujourd’hui, ce n’est pas à Rome que les choses vont se décider dans le tiers-monde. C’est à Cuba. Est-ce que tu restes ?” »

Depestre allait y rester près de vingt ans. Avant la rupture avec le régime « castrofidéliste », selon ce que rapporte l’envoyée spéciale à Lézignan-Corbières. Nous n’en saurons pas plus. Sur sa table, elle voit son autobiographie en cours qui, indique-t-elle, « retracera, parmi tant d’autres aventures, son « service après naufrage »

« J’ai considéré l’échec de Cuba comme un naufrage personnel, commente Depestre. « J’avais rompu avec la Tchécoslovaquie, l’Union soviétique, la Chine, Cuba était ma dernière carte. »

Au tour de Valérie Marin La Meslée de raconter : « D’un tiroir du bureau il sort le carton d’invitation de l’Elysée au récent dîner que François Hollande donnait pour Raul Castro. « Je suis trop fatigué pour me déplacer ; maintenant. Mais j’ai bien connu Raul et j’ai profité de cette reprise de contact pour me réconcilier avec les Cubains », déclare-t-il. S’il en a fini avec le Grand Soir, l’ex-communiste fervent, dont l’épouse, Nelly, est cubaine, a les yeux qui brillent et la voix haletante quand il évoque le roman cubain qu’il souhaiterait écrire... »

Son séjour à Cuba avait commencé plutôt mal. Selon Pierre Kalfon, Depestre fut sollicité par le Che pour participer à la constitution et la formation dans la province d’Oriente, une petite armée d’une cinquantaine de guérilléros recrutés parmi des opposants haïtiens exilés à Cuba, dans le but de renverser le dictateur Duvalier, « Papa Doc », un grand ami de Batista. Une expédition anti-Trujillo, en juin 1959 à Saint-Domingue (où s’était réfugié Batista après sa fuite de Cuba) tourna au fiasco, la CIA ayant informé les autorités dominicaines. Elle devait précéder de quelques jours le débarquement à Haïti, qui fut ainsi abandonné et reporté sine die. « Et Depestre, à La Havane, sera catalogué comme « un homme du Che » (P.Kalfon)

De 1959 à 1978, il participa activement à la vie politique et culturelle de Cuba. Poète, il sera aussi journaliste, éditeur, réalisateur d’émissions pour la radio et enseignant à l’Université de La Havane.

« Un jour de septembre 1978, je vis mes années cubaines déboucher sur un autre départ humiliant pour l’exil. Que s’était-il passé pour l’homme qui avait intitulé un de ses livres, « Poète à Cuba » ? (in « Encore une mer à traverser », p.73).

Pour le savoir, avec le recul de 38 ans, on attendra sa prochaine autobiographie. Qui ne manquera pas de (re) parler de cette rupture, abordée jusqu’ici à travers de régulières digressions autobiographiques, et surtout de la réconciliation qu’il vient d’annoncer, en trois lignes.

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Voir pour les vidéos (le texte intégral est réservé aux abonnés) :

http://www.lepoint.fr/livres/cuba-vaudou-et-machine-a-coudre-18-02-2016-2019388_37.php#site

http://www.lepoint.fr/culture/rene-depestre-la-situation-en-haiti-est-carnavalesque-11-02-2016-2017229_3.php#site

Présentation de l’éditeur :

http://www.zulma.fr/livre-popa-singer-572128.html

Extrait du Canard Enchaîné :

« René Depestre, 90 ans, raconte ces épreuves sur un ton truculent. Rationaliste, il ne méprise pas les loas (« esprits ››) et ne crache pas sur la transe. Résistant, il pratique un fatalisme héroïque comme un art de combat. Sa prose nous bouscule, sa phrase est une route cabossée, nous zigzaguons entre les nids-de-poule, ne sachant plus si nous avons pris notre ticket pour une comédie ou une tragédie, sous le grand œil impassible du soleil caraïbe. Essorés et joyeux, nous quittons ce livre rabelaisien avec la curieuse impression d’avoir reçu sur le crâne une douce et délicieuse machine à coudre » (FP)

Mini BIO : 29 août 1926 Naissance à Jacmel, Haïti

1945 « Etincelles », son premier recueil de poèmes.

1946 Le mouvement du journal La Ruche fait tomber le président Lescot. Départ d’Haïti pour Paris. 1946-1957 Paris, Sciences po, Prague, Cuba, Chili, Argentine, Brésil.

1957 Retour en Haïti.

1959 Rejoint la révolution cubaine.

1978 Paris, secrétariat de l’Unesco.

1979 « Le mât de Cocagne », premier roman, paraît chez Gallimard.

1986 Retraite dans l’Aude

1988 « Hadriana dans tous mes rêves ››, prix Renaudot, grand prix du roman de la Société des gens de lettres

1998 « Le métier à métisser >›, essai.

1998 Grand prix de poésie de l’Académie française

2007 « Rage de vivre » (Seghers), œuvre poétique complète.

Ouvrages à consulter : «  René Depestre », par Claude Couffon, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, 1986, 201 p. Introduction de Claude Couffon, p.9-84 et Choix de Textes p.85-193, Repères bibliographiques, Bibliographie. Claude Couffon, page 9, précise que « toutes les citations de notre étude, sauf indication contraire, proviennent de conversations avec René Depestre durant la préparation de cet ouvrage » Vingt-deux pages portent sur le séjour de Depestre à Cuba.

Depestre à la première personne évoque et commente à l’occasion ses années cubaines dans des chapitres de certains essais, comme « Ainsi parle le fleuve noir » (1998), « Encore une mer à traverser » (2005)…

- « Che », Pierre Kalfon, Ed. du Seuil, 1997, 625 pages (12 entrées Depestre)

http://ile-en-ile.org/depestre/

http://ile-en-ile.org/chronologie-de-rene-depestre/

Entretien :

http://www.rfi.fr/hebdo/20160212-rene-depestre-bonjour-adieu-haiti-litterature-popa-singer-francophonie-duvalier

http://www.lepoint.fr/livres/haiti-la-litteraire-18-02-2016-2019396_37.php

http://www.humanite.fr/depestre-et-sa-machine-coudre-le-texte-599459

http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/depestre_chronologie.html

(*) Valérie Marin la Meslée vient de publier « Chérir Port-au-Prince », avec un cahier photo (Philippe Rey, 204p).

(mp)