Une fois par mois, Rodriguez sort de la base de Guantanamo avec 34.000 dollars cash

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Ils sont environ 50 Cubains, retraités de la base de Guantanamo, à toucher un pactole mensuel

Guantanamo. On lit partout Guantanamo. Sans précision. La même question est posée, parfois plusieurs fois par jour (à juste titre) : fermera ou fermera pas ? Il faut comprendre la prison de Guantanamo, ce terrible camp US de détention et de tortures ouvert en 2002.

Un haut dirigeant cubain demandait un jour à un journaliste français « Avant que l’on découvre le centre de tortures, que savaient les Français de Guantanamo en dehors de « La Guantanamera ? ». Car Guantanamo, outre que c’est le nom d’une vieille ville cubaine, est ce territoire qu’occupent depuis 1903 les Etats Unis.

La prison est une enclave dans la base militaire américaine, qui est elle-même une enclave en territoire cubain. Depuis 1959, les autorités cubaines en demandent la restitution. En vain. Jusqu’à quand ? Le sujet n’est pas officiellement sur l’agenda de Washington. Sur celui des discussions bilatérales sûrement.

En attendant des jours meilleurs, voici quelques zooms de reportages, à la frontière, côté cubain, avec l’US Naval Base.

Une fois par mois, Rodriguez sort de la base de Guantanamo avec 34.000 dollars cash

Par Michel Porcheron

(d’après Radio Canada et l’AFP, reportages)

Les habitants de Caimanera et Boqueron, deux localités cubaines « sensibles » qui bordent la frontière avec la base militaire US de Guantanamo ont l’habitude : l’hymne américain peu discret fait office de réveil.

La base navale, « parfois, on oublie complètement qu’elle existe », raconte à l’AFP cet homme à la carrure imposante, « et à d’autres moments tu entends l’hymne des Etats-Unis et tu te rends compte que tu te trouves à 90 millimètres de la base ».

« Les gens vaquent à leurs occupations, parfois on ne regarde même plus par là-bas. On est habitué », poursuit cet ancien inspecteur de sécurité maritime.

« Là-bas » c’est la « Guantanamo Bay Naval Base » appelée aussi Gitmo, un territoire d’environ 120 km2 qu’occupent les Etats Unis depuis 1903, avec un bail à perpétuité sous forme d’un menu « loyer » que les autorités cubaines, depuis 1959, refusent d’encaisser. La restitution de ce territoire à Cuba n’aura pas lieu demain, ni après-demain. Le rétablissement de relations diplomatiques est une chose, la réouverture des ambassades aussi, mais le départ des 750 militaires US, avec armes et bagages, sans espoir de retour, n’est pas officiellement à l’ordre du jour de l’agenda US. La normalisation bilatérale sera totalement accomplie le jour où au-dessus de ces 120 km flottera le drapeau cubain.

En attendant, c’est la bannière étoilée qui continuera d’ondoyer au gré des vents de la baie.

[La fermeture de la infamous prison de la base, malgré les promesses de Barack Obama, est régulièrement reportée. Ouvert en 2002, ce camp de détention compte encore 91 prisonniers. Dont le transfèrement aux Etats Unis se heurte à l’opposition du Congrès]

Tous les journalistes étrangers qui se rendent aujourd’hui à Cuba ne se limitent pas à faire un énième papier sur le néo-tourisme dans la capitale cubaine, certains font le voyage vers le sud, à 970 km de La Havane, pour voir comment vivent les Cubains aux premières loges avec vue sur la base militaire de Guantanamo. Caimanera est située à moins de deux km des barbelés.

[Les personnes qui ne sont pas des résidents de Caimanera et Boqueron doivent obtenir une autorisation spéciale pour accéder à ces deux localités, encore considérées comme hautement sensibles par le gouvernement cubain]

Voir le reportage de Martin Movilla, « L‘autre Guantanamo »(avec vidéo) :

http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/international/2016/03/16/001-guantanamo-ville-base-militaire.shtml

Rodriguez a travaillé 36 ans à la base

Rodys Rodriguez passe sa vie entre Guantanamo, la ville de Guantanamo et La Havane. A 86 ans à Cuba comme partout, un retraité profite du temps avec sa femme, ses enfants et ses petits-enfants.

Rodys a un statut particulier : il est un retraité cubain de la base militaire américaine. Il y a travaillé de 1950 à 1986, employé à divers travaux.

Depuis 1986, il perçoit une retraite mensuelle de plus de 1000 dollars (mille), que lui verse l’administration de la base. Soit selon certaines estimations 100 fois la pension moyenne des retraités cubains.

Son grand-père et son père ont aussi travaillé à la base. Rodys a même eu la chance d’y travailler avec son père. Il dit que l’histoire de sa famille est liée à celle de la base. Comme employé, il a vécu les tensions, les bons et les mauvais moments du développement de la relation entre Cuba et les États-Unis.

Aujourd’hui, Rodys rêve de voir, avant de mourir, le territoire occupé par la base militaire redevenir territoire cubain.

Il est l’homme qu’il faut rencontrer quand on va dans la région. Les envoyés spéciaux étrangers ne s’en privent pas. Il est désormais le seul civil à pouvoir pénétrer dans la base. Il va y percevoir les retraites versées (en dollars) par l’administration de la base à ceux qui y ont travaillé. A l’heure actuelle, une cinquantaine de Cuba en bénéficient. Depuis 2013, plus aucun Cubain n’y est employé.

C’est à Martin Movilla, journaliste à Radio Canada que ce retraité spécial s’est notamment confié.

« Il est assis devant la porte. Il porte des lunettes fumées, une casquette sportive et des vêtements couleur crème. Sa poignée de main est solide et il a un regard tranquille ».

Selon Martin Movilla, sa mémoire est incroyable et il raconte sa vie sans oublier aucun détail. Sa voix est forte et soutenue et il parle avec ses mains au même rythme que les mouvements de ses lèvres.

Movilla poursuit : Ses yeux regardent droit devant comme s’ils rentraient dans une machine à voyager dans le temps. Il cherche tout dans sa mémoire et de fil en aiguille dresse rapidement une liste détaillée de ses patrons, ses collègues et ses expériences de travail. Il parle aussi des diplômes, reconnaissances et félicitations qu’il a obtenus comme travailleur de la base militaire américaine.

« J’ai toujours eu de bons patrons et de bonnes relations avec les marins. En 36 ans de travail, je n’ai eu qu’un seul problème avec un homme qui est arrivé de Washington et qui voulait réduire nos salaires »

A l’avènement de la Révolution, l’employé Rodriguez est « devenu membre de l’organisation révolutionnaire ». « Les Américains le savaient, dit-il. Il y en a même eu deux ou trois qui sont venus lutter à nos côtés. Et nous avons utilisé du matériel de la base militaire pour nos projets. À l’époque, il y avait une relation humaine ».

« Nous n’avions pas peur. Je me souviens qu’un jour un capitaine, qui était une bonne personne, m’a dit que je pouvais rester dans la base parce que Fidel Castro ne serait plus au pouvoir trois mois plus tard. Il disait ça à tous les employés cubains. Je lui ai dit : je suis désolé, mais je ne veux pas rester ici. Ma famille est à Guantanamo. Il m’a répondu qu’à ma place il ferait la même chose. Un homme démocratique sans doute. »

Il connut aussi, après 1959, l’entrée à la base US de réfugiés cubains, fuyant la révolution. Qui y sont restés longtemps, sans être autorisés à partir pour les États-Unis. « Plusieurs sont finalement partis, assure-t-il, et d’autres sont simplement retournés en territoire cubain ».

Rodys raconte à Movilla qu’il a et a eu plusieurs bons amis américains. Cependant, souligne le journaliste canadien, il ne mâche pas ses mots quand il s’agit de dire ce qu’il pense de la présence américaine sur le territoire cubain.

« Même si nous avons eu de bonnes relations, parce que nous avons gardé contact, je peux vous dire que personne n’aime avoir une base militaire chez soi. C’est comme vivre chez soi avec un voleur. Même s’il est un bon voleur ».

Les Cubains de Guantanamo ont appris à vivre avec la présence américaine et l’ex-travailleur de la base militaire accepte que cela fût inévitable, ajoute Movilla. « Beaucoup de Cubains se sentent bien avec le système américain, mais cela n’est pas le cas de plusieurs autres ».

Le retraité lui explique que la majorité des Cubains, selon lui, voudrait que les Américains retournent vers leur pays pour que Cuba puisse reprendre le contrôle de ce territoire. « Ça va prendre son temps, dit-il, et cela ne sera pas facile. Ça viendra peu à peu et les Cubains doivent être prêts ».

Rodys Rodriguez profite de l’occasion pour rappeler que les Américains étaient presque les propriétaires de Cuba, avant la révolution. « Avant c’était la United Fruit Company qui commandait ici » assure l’ex- travailleur de la base militaire américaine. Et il ajoute : « Ils étaient les propriétaires des principales centrales de production de sucre. La situation était tellement contrôlée par les Américains que même les Cubains qui étaient propriétaires se croyaient Américains ».

« Les Américains visitaient Cuba quand ils voulaient et les soldats prenaient d’assaut la ville de Guantanamo pour acheter de l’alcool, des cigares et même des femmes. Le pouvoir corrupteur de l’argent amené par les soldats, la promotion de la prostitution, les abus des entreprises américaines à l’égard des travailleurs locaux, l’appui des États-Unis au dictateur Batista et l’irrespect envers les femmes, qu’ils croyaient achetables, ont fait pencher la balance populaire du côté des révolutionnaires ».

Le retraité a l’âge aussi bien sûr de parler de ce que les gens de la région ont vécu pendant la dictature de Batista, qui a bénéficié du soutien total des gouvernements américains. « Le gouvernement d’avant, celui de Batista, a tué vingt-deux mille personnes. Ils ont assassiné les gens » dit-il lentement, d’une voix calme et en mesurant ses mots, précise Martin Movilla.

Aujourd’hui en 2016 Rodys se dit content (« contento », « feliz » ?, nda)

Et une fois par mois, il va chercher l’argent des retraités cubains de la base militaire US. Selon l’AFP, la routine est immuable : lorsqu’il arrive à la frontière côté cubain, il est accueilli par un fonctionnaire local, un interprète - bien qu’il parle couramment anglais - et les soldats du poste frontière.

Une fois de l’autre côté, une fonctionnaire américaine lui remet une enveloppe contenant 34.000 dollars en liquide. « Je sors de là avec l’enveloppe et je la dépose dans une banque de Guantanamo », explique à l’AFP ce grand métis à la voix grave.

Voir du 17 avril 2015 notre :

Avant Rodriguez, les « passeurs » s’appelaient Simonot, Orbe Luis et Harry Lester.

http://cubacoop.org/spip.php?page=article&id_article=2130

[S’il n’y a plus de Cubains travaillant à la base, on ignore combien de Cubains, comme « réfugiés », y résident encore en 2016.

Voir notre page du 18 février 2015 :

http://cubacoop.org/spip.php?page=article&id_article=2022 ]

Rodriguez, fier de n’avoir jamais renié ses convictions patriotiques, nourrit peu d’enthousiasme à l’évocation de la visite du président américain. « On attend très peu de cette visite », dit-il. Ici les choses ne vont pas bouger.

« Tout ce qu’on veut, c’est qu’ils ferment la prison et nous rendent la base. Nous nous en remettons à la bonne volonté d’Obama », commente pour sa part Maria, employée de la compagnie électrique nationale à Guantanamo Ville.

(mp)