A Cuba, l’économie est toujours subordonnée à la politique

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Entretien exclusif avec Salim Lamrani, spécialiste de Cuba
Initiative communiste

Passer la vérité en contrebande ! Robespierre.

I.C. : Les mauvaises nouvelles s’accumulent en Amérique latine où la droite, appuyée par l’impérialisme US, est en pleine contre-offensive (Venezuela, référendum bolivien, offensive réactionnaire en Argentine et au Brésil, etc.). Cuba est-elle en danger d’isolement diplomatique et peut-être, de rupture de ses approvisionnements pétroliers ? Comment peut-elle réagir ?

SL  : Il est vrai qu’un contre-courant conservateur est en train d’affecter l’Amérique latine après plus d’une décennie de vague progressiste. Plusieurs facteurs expliquent cette nouvelle réalité. La plupart des gouvernements progressistes sont à la tête d’économies qui dépendent fortement des matières premières. C’est le cas, par exemple, du Venezuela. Or, en quelques années, le prix du pétrole est passé de 100 dollars le baril à points de 20 dollars. A l’évidence, cela a impact désastreux sur les politiques sociales qui ont permis à des millions de Latino-américains de sortir de la pauvreté et d’avoir accès à une alimentation équilibrée, à l’éducation, à la santé, à un logement décent et à la culture. Par ailleurs, les forces conservatrices, après plusieurs années d’échecs sur le plan électoral, ont adapté leur discours, se sont réorganisées et ont tissé des alliances afin de reprendre le pouvoir, profitant à la fois des erreurs commises par les gouvernements et du soutien des transnationales de la communication qui mènent une campagne systématique de discrédit contre les dirigeants qui ont choisi de procéder à une répartition plus juste des richesses.

Il est vrai que le retour de la droite au pouvoir dans certains pays n’est ni une bonne nouvelle pour les peuples ni pour Cuba. Néanmoins, aujourd’hui, Cuba dispose de partenaires solides et divers et a tissé des relations diplomatiques avec tous les pays au monde. Seuls Israël et le Maroc n’ont pas d’ambassade à La Havane. A l’évidence, le Venezuela est un partenaire stratégique pour Cuba dans la mesure où il s’agit de son premier allié commercial et politique. L’arrivée d’un éventuel gouvernement conservateur constituerait un sérieux problème pour Cuba. Mais une nation qui a résisté à l’état de siège économique imposé par les Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle, qui a affronté seule la terrible crise des années 1990 et la fameuse Période spéciale suite à l’effondrement soviétique, saura faire face à l’adversité dans un contexte international qui ne lui est plus aussi hostile qu’auparavant.

I.C. : Les amis de Cuba comprennent que la main tendue à Obama est nécessaire pour, à terme, défaire le blocus US et libérer Guantanamo. Mais certains admirateurs du socialisme cubain ne s’en inquiètent pas moins au sujet des dégâts collatéraux que ce rapprochement peut comporter sur les plans idéologique et politique. N’y a-t-il pas danger pour les Cubains de « baisser la garde » idéologiquement, de laisser croire aux jeunes Cubains que l’impérialisme a changé de nature, voire – comme cela s’est passé en URSS et dans les autres pays socialistes – de voir certaines tendances conciliatrices et « gorbatchéviennes » prendre appui sur ce rapprochement pour favoriser un glissement social-démocrate qui serait fatal à la Révolution ?

SL  : Les Cubains sont très lucides à propos des objectifs de la nouvelle politique des Etats-Unis. Ils savent que le changement est d’ordre tactique et non d’ordre stratégique. Le but des Etats-Unis est de mettre un terme à l’expérience socialiste cubaine et d’asseoir de nouveau leur influence sur l’île. Le Président Obama a été très franc à ce sujet en reconnaissant que Washington n’avait pas renoncé à ses objectifs. La politique d’hostilité ayant échoué à faire plier les Cubains, le Voisin du Nord opte pour une politique de la séduction et de la pénétration économique. Le calcul est simple : là où la force a échoué, l’argent pourrait triompher.

Le peuple cubain dispose de la culture politique et de la maturité nécessaires pour savoir ce qui est en jeu, à savoir la souveraineté de la nation. Il n’est pas prêt à renoncer à son indépendance, ni à son système politique, ni à son modèle social. Les Cubains aspirent seulement à disposer d’un meilleur niveau de vie matériel, qui sera possible dès que les sanctions économiques seront levées, et à vivre en paix. Ils sont prêts à relever le nouveau défi proposé par Obama et à livrer cette bataille d’idées. Le capitalisme est-il supérieur au socialisme ? L’individualisme doit-il primer sur la solidarité ? Le bien-être privé doit-il prévaloir sur l’intérêt général ? L’accumulation est-elle prioritaire à la répartition des richesses ? Les Cubains ont déjà leurs réponses.

I.C. : Quelles sont les grandes tendances qui se dégagent de la discussion dans le PC de Cuba qui tiendra prochainement son congrès ?

SL : A l’évidence, la question économique sera centrale. On évaluera les progrès réalisés et les résultats obtenus depuis l’actualisation du modèle économique en 2011 lors du VI Congrès. L’accent sera mis sur l’efficacité économique, l’amélioration de la productivité et la hausse des salaires.

Le VII Congrès abordera également l’intégration des nouvelles générations de Cubains dans la vie politique et dans le monde du travail. On abordera également les thèmes de la corruption, de la bureaucratie et des actes délictueux qui constituent des obstacles à l’élaboration d’une société émancipée qui intègre tous les citoyens.

I.C. : le chef de file de l’association anticastriste « Cuba libre » prétend que l’opposition anticommuniste est désormais représentée jusque dans le moindre village. Qu’en est-il à ta connaissance ?

SL : Je crois que ce monsieur confond ses désirs et la réalité.

I.C. : en 2005, une coordination nationale d’amis de Cuba socialiste avait mis en place, sur proposition du PRCF, un grand meeting de solidarité à St-Denis. Depuis, l’info sur Cuba reste toujours aussi unilatérale de la part de nos médias « pluralistes » qui invitent systématiquement des « dissidents » plutôt que l’ambassadeur en poste à Paris. Que faire selon toi pour briser le blocus médiatique ?

SL  : Les médias sont la propriété de grands conglomérats économiques et financiers, dont l’objectif est de préserver l’ordre établi. Comme je l’indique dans mon ouvrage Cuba : les médias face au défi de l’impartialité, « Comment la presse peut-elle faire preuve d’impartialité face à la réalité factuelle sans s’opposer aux intérêts des conglomérats de la finance qui en sont propriétaires, et dont le seul objectif est de maintenir les privilèges établis ? ». Tant que les médias seront sous la coupe des puissances d’argent, il leur sera impossible d’être indépendants.

Il est vrai que l’image de Cuba est plutôt négative dans les médias, même s’il faut reconnaître que cela a quelque peu changé depuis quelques années. Je crois qu’il est important de multiplier les initiatives visant à présenter un point de vue alternatif sur Cuba, que ce soit à travers la rédaction d’articles, l’organisation de conférences ou la distribution des ouvrages présentant une autre Cuba. Robespierre parlait de passer la vérité en contrebande. C’est une bien belle mission pour les amis de Cuba et pour tous ceux qui sont attachés à la pluralité.

I.C. : Alors que des centaines de milliers de jeunes et de salariés se mobilisent contre la prétendue « loi Travail », qu’il faudrait rebaptiser « Feu vert aux licenciements », de quelles protections les salariés cubains disposent-ils face à d’éventuels licenciements abusifs ?

SL : Selon l’Organisation internationale du travail, le système de sécurité sociale cubain est un « miracle » au vu de la protection qu’il apporte aux travailleurs. « C’est presque un miracle par rapport à d’autres pays », souligne l’entité.

A Cuba, les licenciements sont interdits. Lorsque, dans les années 1990, il y a eu une réforme de l’économie sucrière, qui était le principal secteur productif du pays, suite à la chute des cours sur le marché mondial, des dizaines de milliers de travailleurs se sont retrouvés sans emploi. Néanmoins, ils ont tous conservé l’intégralité de leur salaire et ont bénéficié d’une formation afin d’intégrer d’autres filières de l’économie.

A Cuba, l’économie est toujours subordonnée à la politique, et non l’inverse. On prendra toujours en compte d’abord l’intérêt des citoyens avant les considérations d’ordre comptable car l’être humain – et non la rentabilité – est au centre du projet de société.

Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de La Réunion, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis.
Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba, parole à la défense !, Paris, Editions Estrella, 2015 (Préface d’André Chassaigne).
Contact : lamranisalim@yahoo.fr ; Salim.Lamrani@univ-reunion.fr
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