Leonardo Padura : “Je ne crois pas que Cuba puisse devenir une nouvelle étoile du drapeau américain”

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ENTRETIEN Publié dans TELERAMA - Propos recueillis par Gilles Heuré

Quand certains ont choisi l’exil, il a préféré rester à La Havane, où ses livres sont tous publiés et primés. Cette fois, Leonardo Padura a écrit des nouvelles (en français), où il évoque l’expérience douloureuse des Cubains en Angola.
Le dernier né de l’écrivain cubain Leonardo Padura n’est pas une aventure de son personnage Mario Conde, mais un recueil de nouvelles inédites en français. Treize petites perles acides, érotiques, dramatiques et toujours un peu politiques où l’expérience de l’Angola et les stigmates qu’elle a laissés chez les Cubains est plusieurs fois soulignée.

Certaines de vos nouvelles, qui s’étirent entre 1985 à 2009, sont antérieures à la tétralogie Les Quatre Saisons (Passé parfait, Vents de carême, L’Automne à Cuba, Electre à la Havane). Dans quelles circonstances les avez-vous écrites ?

Pendant de nombreuses années je n’ai pu écrire que des articles de journaux et je ne pouvais donc pas affronter un projet aussi ambitieux qu’un roman. Mon premier roman Fiebre de cavallos (1988) non encore traduit en français, je l’ai commencé avec cinquante pages, que j’ai poursuivies jusqu’à cent soixante. C’est à partir des années 90 que j’ai entamé la série des romans avec Mario Conde et j’ai trouvé dans le roman ma forme d’expression la plus satisfaisante. Je me suis donc mis a écrire beaucoup moins de nouvelles.

Le lecteur est frustré en les lisant car il a envie de savoir ce qui advient des personnages. Cette frustration, la comprenez-vous et la ressentez vous comme auteur ?

Je crois que la nouvelle doit précisément engendrer cette frustration chez le lecteur. Il doit rester sur sa faim et penser lui-même à tout ce qui peut arriver par la suite. L’auteur doit avoir une capacité de suggestion et parvenir à condenser une histoire sur peu de pages. Je ne peux pas procéder de la même façon avec le format d’un roman noir ou d’un roman historique car je dois fermer le cercle.

La nouvelle permet de prendre plus de risque dans l’écriture, dans la structure, dans la narration et dans la relation avec le lecteur. Elle permet de faire des expériences. C’est comme si on faisait une petite sculpture alors que dans un roman on construit une cathédrale. Ce qui est compliqué car dans le roman, si on ne place pas les pierres comme il faut, l’édifice s’écroule. Tous les ornements sont des adjectifs, mais il faut une solide construction.

“Il faut toujours revenir sur ce qu’on a écrit pour rendre le meilleur texte possible” Retravaillez-vous beaucoup vos textes ?

Oui, énormément. Même quand j’écris un article, j’attends un jour pour relire et l’envoyer au journal. Il faut toujours avoir un peu de recul, revenir sur ce qu’on a écrit pour rendre le meilleur texte possible. C’est évidemment plus facile sur une nouvelle de quinze pages que sur un roman de cinq cents. Je reviens une bonne dizaine de fois sur le texte, qu’il s’agisse d’une nouvelle ou d’un roman.

Hemingway disait la même chose dans la fameuse interview qu’il avait donnée à George Plimpton dans Paris review [The Art of fiction, in The Paris Review, n°8, 1958, ndlr]. Quand Plimpton lui demanda s’il réécrivait beaucoup ses textes, Hemingway lui répondit qu’il avait réécrit trente-neuf fois la fin de L’Adieu aux armes. Plimpton, un peu surpris, lui demanda alors pourquoi et Hemingway répondit : « getting the words right ». (1)

L’expérience de l’Angola occupe une grande place dans vos nouvelles

Je suis un écrivain très générationnel, écrivant sur ce qu’a vécu ma génération. Dans mes romans avec Mario Conde, comme dans Retour à Ithaque, le film de Laurent Cantet, tous les conflits de ma génération apparaissent. Et la guerre d’Angola a été celle de ma génération. C’était une guerre dramatique et les souvenirs qu’elle laisse ne sont jamais paisibles.

Curieusement, très peu de Cubains sont morts dans des actions strictement militaires. Il faut se souvenir que les Cubains sont resté cent quarante-sept ans en Angola. La plupart sont morts dans des accidents ou de maladie. Mais quelle que soit l’origine des décès, la simple expérience d’y avoir été a été très douloureuse. Entre octobre 1985 et octobre 1986, j’ai travaillé comme journaliste pendant un an en Angola. J’ai vu là-bas des choses que je n’avais jamais vues à Cuba : l’extrême pauvreté.

Dans ce pays, tout était dangereux, boire un verre d’eau ou marcher dans la rue à Luanda. On ne pouvait boire l’eau ou se laver les dents qu’après l’avoir fait bouillir. Malgré toutes ces précautions, j’ai attrapé une amibiase qui m’a fait perdre dix kilos en quelques jours. J’ai vu aussi que dans les situations extrêmes, l’être humain exprime le pire et le meilleur de ses sentiments. Parmi mes camarades j’ai vu des signes de solidarité ou de lacheté extrêmes.

“L’exil est profondément lié à la vie cubaine”

Vous évoquez aussi les déserteurs, ceux qui ne reviennent pas à Cuba.
L’exil est en général un autre thème cubain essentiel, dans l’histoire et la culture. Mon roman Le Palmier de l’étoile traite de ce thème. Depuis le XIXe siècle, l’exil est profondément lié à la vie cubaine. Ma femme, par exemple, est née en décembre 1959. Son père a quitté Cuba quand elle avait trois mois et ils ne se sont plus jamais revus. J’ai moi aussi un frère qui est parti aux Etats-Unis. L’exil est donc aussi au centre de ma famille. Tous les Cubains ont été, d’une façon ou d’une autre, confrontés à l’exil, dans leur famille ou dans leurs relations.

Un de vos personnages dit : « Je ne peux pas partir de La Havane, le pire c’est que je ne sais pas pourquoi. » C’est votre cas ?

Beaucoup de Cubains s’exilent, mais ils ne s’en vont pas réellement. Et beaucoup d’écrivains qui ont quitté Cuba continuent à écrire comme s’ils y étaient restés, poursuivis par cette obsession. J’ai dû choisir entre vivre avec cette obsession ou me coltiner les difficultés quotidiennes de la vie à La Havane. Et j’ai préféré ces dernières.
Imaginons que Mario Conde est dans un café à discuter avec ses amis le 18 décembre 2014. Il vient juste d’apprendre que les Etats-Unis et Cuba allaient renouer des relations diplomatiques. Que dit-il ?
(rires)

Je ne sais pas et ne veux pas le savoir parce que le roman que je suis en train d’écrire se termine le matin du 17 décembre 2014, juste avant que l’on sache qu’un moment nouveau de Cuba est à l’œuvre. Le processus que nous venons de vivre est encore en évolution, même si Cuba n’est plus dans la liste américaine des « pays terroristes ».

“C’est la levée de l’embargo qui va accélérer les choses”

Mais dans la vie quotidienne, qu’est-ce que cette reprise diplomatique a changé ?

Le processus continue. Il faut attendre la fin de l’embargo, non seulement avec les Etats-Unis mais aussi avec d’autres pays. Car c’est la levée de l’embargo qui va accélérer les choses. Pour le moment, c’est comme si on était sur une route autorisée à 120 km/h mais que l’on ne puisse pas aller au-delà de 30 km/h.

J’ai besoin de certitudes pour pouvoir écrire là-dessus. J’ai écrit plusieurs articles sur ce thème, mais pour un roman j’ai besoin de terre ferme. Donc pour le moment, je reste dans ce roman au matin de l’annonce de la reprise des relations diplomatiques. On verra par la suite.

Cuba, nouvelle étoile sur la bannière américaine ?

Je ne crois pas que Cuba puisse jamais devenir une nouvelle étoile du drapeau américain. La culture cubaine est suffisamment forte pour éviter d’être absorbée. Il y a un mois j’étais à Porto Rico, dans le cadre d’un congrès international de la langue espagnole. Tous les discours des intervenants portaient sur l’importance d’avoir une culture à soi.

Porto Rico est un pays qui a connu la colonisation par les Etats-Unis, où on avait, à un moment donné, interdit que les documents officiels soient rédigés en espagnol. Pourtant, les Portoricains, malgré les considérables problèmes économiques qu’ils connaissent, ont réussi à garder leur culture.

Beaucoup de débats entre écrivains cubains, exilés ou pas, ont porté sur le sens de cette reprise des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et Cuba. Les uns, comme Eduardo Manet ou Wendy Guerra ont estimé que ces nouvelles relations diplomatiques étaient une chance ; d’autres, comme Zoé Valdès, ont exprimé leurs craintes de voir le pouvoir castriste en place relégitimé…

Chacun a le droit d’avoir son opinion. Vous savez, Cuba a vécu pendant soixante ans en état de tension. C’est ce qui a déterminé la vie quotidienne des gens. Mais le fait que cette tension se soit amoindrie est évidemment bon pour l’ensemble des Cubains. Qu’ils soient à Cuba ou à Miami, je sens que les Cubains sont plutôt heureux de cette évolution.

Quand Obama était à Cuba, moi j’étais à Miami et tout le monde était content, sauf peut-être quelques exilés historiques. On ne peut pas nier que les Cubains se soient sentis mieux. Il reste à savoir ce qui va advenir et qui va en profiter plus que d’autres. Donc ce qui s’est passé est, de mon point de vue, satisfaisant et porteur d’espérance.
“Il faudrait beaucoup d’argent pour sauver le patrimoine architectural de Cuba”

Dans vos nouvelles, l’Angola ou l’érotisme sont très présents, mais un détail revient régulièrement : les plafonds des appartement qui sont lézardés et qui menacent de s’effondrer. Métaphore sociale et politique ?

Vous vous souvenez que dans L’Homme qui aimait les chiens, le plafond s’effondre sur le protagoniste et son chien. Le problème du logement est très grave à Cuba. Il n’y en a pas assez et ceux qui existent sont dans un état déplorable. Il faudrait beaucoup d’argent pour sauver le patrimoine architectural de Cuba.

Depuis l’année dernière, deux millions de visiteurs américains arrivent, notamment à La Havane. L’embargo ne leur permet pas encore de venir comme touristes, alors ils ne sont que visiteurs. Mais quand ils seront enfin touristes, il y en aura cinq millions. Et La Havane va devoir les accueillir. Il va donc falloir construire de nouvelles habitations et restaurer les vieux logements. Faudra-t-il détruire tout un quartier pour y construire des hôtels ? Quelles solutions va-t-on devoir adopter, les meilleures ou les pires ?
Si vous vivez avec votre famille dans un petit appartement avec un toit qui risque de vous tomber dessus et qu’on vous propose de détruire ce logement historique pour vous loger dans de meilleures conditions, alors beaucoup diront oui, et l’histoire, ils n’en n’ont rien à foutre.

Vos livres sont souvent très critiques sur Cuba. Comment avez vous échappé à la prison ?

Ces vingt-cinq dernières années, l’espace d’expression s’est considérablement élargi à Cuba. Tous mes livres y ont été publiés, et tous ont reçu des prix. Inversement, tous sont sortis dans des éditions limitées pour qu’on ne les lise pas trop. C’était une façon de créer un équilibre.

Mais cela provient aussi des conditions économiques de l’édition. Le papier manque et il n’y a pas un marché éditorial normal. Ce sont des maisons d’éditions qui sont subventionnées par l’Etat qui en est d’ailleurs propriétaire. Et on ne peut pas importer des livres du Mexique ou d’Espagne pour les vendre à Cuba. Les livres valent 20 euros en Espagne, mais 20 euros c’est ce que gagne mensuellement un Cubain.
Quant à la littérature étrangère, elle arrive de façon aléatoire et par des voies alternatives. Cette année, à la foire du livre, la section mexicaine a apporté des livres qu’ils ne vendaient pas. Personnellement, quand je voyage, je reviens toujours avec une dizaine de romans qui sont lus par cinquante personnes. Même pour moi c’est difficile.

L’un des derniers livres que j’ai lus m’est arrivé par hasard. C’est Limonov, d’Emmanuel Carrère. J’étais aux Etats-Unis et quelqu’un m’a demandé de le donner à une personne à Cuba. Ce que j’ai fait, mais avant de le donner, je l’ai lu. Il faut savoir qu’il y a une grande curiosité culturelle à Cuba. Actuellement se tient le festival du cinéma français. Il y a mille personnes à chaque séance !
(1) « Trouver les bons mots »

Merci à Anne-Marie Métailié pour sa traduction lors de l’interview.