Quand Madame Pogolotti s’indigne !

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Le monde culturel cubain n’est pas content .

L’une des plus grandes intellectuelles cubaines, Présidente de la Fondation Alejo Carpentier, Graziella Pogolotti, l’a exprimé clairement.

Ses confrères de l’UNEAC (Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains) ont dit, par communiqué, leur étonnement et leur refus d’une dérive. Mais quel est l’objet du délit. ?

Les relations nouvelles entre Cuba et les USA, malgré le maintien de l’embargo et un climat qui reste tendu, permettent un tourisme américain plus officiel. Et voilà qu’un premier bateau de croisière américain fait officiellement escale à La Havane.
Pour ceux qui ont en charge le développement du tourisme à Cuba, ressource importante pour un petit pays, c’est un événement à ne pas manquer. Il s’agit donc d’accueillir dignement ce premier contingent de touristes « officiels ». On a donc installé en bas de la passerelle de jeunes cubaines en maillot de bain, le drapeau cubain placé sur ces « bonzaï « de vêtements. .

Le symbole est clair : « plage et petites pépées ». Pour beaucoup , le symbole est dévastateur. Accueillir ainsi en 2016 des touristes américains ne peut que rappeler le temps pas si lointain, d’avant la révolution, où l’île était le « bronze cul » et le « bordel » de leurs voisins états-uniens ; « sea sex and sun. »

Je retrouve là une ambiance d’envahissement du tourisme que les cotes méditerranéennes ont bien connue dans les années 60 / 80 , du sud de l’Italie au sud de l’Espagne , et des débats qui ont agité notre Occitanie méditerranéenne.

Mais revenons à Cuba. Un autre événement, aussi relevé par Graziella Pogolotti, avait peu de temps avant suscité l’interrogation non seulement des « cultureux » mais aussi d’une partie de la population havanaise : le défilé « Croisière » de Chanel sur le Prado. 600 invités VIP, un Prado fermé à la population locale, une débauche de richesse , des vêtements qu’aucune cubaine ne pourrait se payer après un siècle d’économie. Mais pour certains un beau coup de projecteur sur Cuba qui devient l’une des destinations les plus « in » du globe ; Là aussi ce que l’on « vend », car c’est de cela qu’il s’agit , un décor et le corps des femmes. !

Tourisme et identité

La question qui se pose à travers ces événements est celle du croisement entre tourisme et identité . Elle se pose partout dans le monde et en particulier dans notre Europe Méditerranéenne, l’une des premières destinations touristiques du globe.

Alors Madame Pogolotti s’est fâchée. Avec l’extrême courtoisie qui la caractérise ; celle qui incarne à la fois la soif de connaissance et de culture d’un peuple et l’ouverture intellectuelle vers le monde entier et en particulier notre vieille Europe où elle a fréquenté les bancs de la Sorbonne, a réaffirmé la place centrale de la culture, de l’éducation , la richesse de son patrimoine mais aussi de ses artistes vivants .

« Les cubains n’ont jamais été xénophobes, minés par l’heureuse circonstance de l’eau de toutes parts, l’île a été un port. »

Oui, Cuba, cette petite île de quelques millions d’habitants, se caractérise par une vitalité culturelle exceptionnelle. Alors le tourisme contre la culture ? Les responsables cubains ont conscience de cette richesse culturelle, et de nombreux débats et réflexions visent à mieux valoriser le tourisme culturel à partir de l’exceptionnelle richesse patrimoniale de ses villes mais aussi de ses grands rendez vous culturels telle la Biennale d’Art Contemporain de La Havane. Mais le tourisme, ici comme ailleurs, est une économie dont le cœur jusqu’à présent repose sur le bord de mer dans un décor exotique pour des clients occidentaux . Outre sa culture, Cuba dispose de richesses naturelles préservées propices à un tourisme naturel voire écologique. Les années qui viennent seront décisives face à un afflux difficilement contrôlable de touristes qui contribuent au développement du pays dans d’autres secteurs.

Un équilibre est à trouver . A l’exemple du travail remarquable d’ Eusebio Leal et du Bureau de l’Historien qui a su réhabilité le patrimoine exceptionnel de la Vieille Havane, en faisant un objet inévitable de visite, tout en maintenant une vie permanente. Ce musée à ciel ouvert abrite aussi écoles, centres de vie pour tous, habitants non privilégiés maintenus sur place. Le monde entier des architectes et des urbanistes fait le voyage pour comprendre cette réussite. Il faut se rappeler qu’une des premières lois prises par le nouveau gouvernement, suite à la révolution, concernait le patrimoine et la culture.

Éducation, culture, santé demeurent les priorités de l’État cubain. Au delà des clichés et des slogans, la réalité demeure. Pour s’en tenir au domaine culturel, nous sommes frappés venant de l’extérieur, et en particulier de France, par le niveau de formation de base et de haut niveau dans les domaines musicaux et artistiques. Les écoles d’arts plastiques rendraient jaloux nos apprentis artistes qui souvent sortent de nos écoles des Beaux Arts sans savoir dessiner, voire peindre, le discours conceptuel faisant office de « sésame ».

Une vitalité culturelle

Non Cuba ce n’est pas seulement le cigare et le rhum, par ailleurs fort appréciables, mais Cuba c’est aussi, c’est surtout la culture dans toutes ses expressions, et la culture vivante, pas uniquement les vieilles pierres fussent elles magnifiques.

Comment un si petit pays peut il avoir un rayonnement culturel international de ce niveau ?

La musique cubaine tout d’abord et c’est une évidence a envahi pacifiquement le monde, souvent par irrigation et influence comme avec la salsa, même si l’on connaît moins les créations récentes ou celles ancrées dans un patrimoine local. La musique est pour Cuba à la fois une ambassadrice très efficace et une publicité vivante ! De la musique classique au rap , vous n’avez que l’embarras du choix chaque soir à La Havane, sans parler du jazz dit latino . Idem pour la danse où la formation est de si bon niveau qu’il est difficile de garder les danseurs, comme pour les sportifs de haut niveau partout dans le monde.

On peut en dire autant des arts plastiques, du figuratif au plus conceptuel, . Wifredo Lam a fait des émules et les collectionneurs et musées du monde entier le savent . Idem pour la littérature. A Cuba on écrit mais surtout on lit . Allez à la Foire du livre et vous comprendrez le désir de lire. Le respect pour les anciens, tel Alejo Carpentier, mais aussi l’appétence pour les vivants. L’un des plus grands écrivains de langue espagnole est désormais Leonardo Padura, locomotive d’une génération très prolixe. Enfin, le cinéma qui à Cuba comme en France n’a pu se développer ou se maintenir que grâce à un système d’intervention de l’État. Permettre au plus grand nombre d ’aller au cinéma à bas prix et les salles sont pleines. L’ouverture au monde et la curiosité sont là. Pensez que le Festival du Film français accueille chaque année plus de 100 000 personnes !

Mais cette richesse culturelle reste encore souvent méconnue à l’extérieur. L’approche politique a servi de masque. Les artistes seraient bâillonnés et leur créativité entamée.L’histoire avance et les clichés restent.Pour Leonardo Padura, dans un interview récent à Télérama ; »ces vingt cinq dernières années l’espace d’expression s’est considérablement élargi à Cuba ». Il suffit de lire les romans policiers , de voir les œuvres des artistes plasticiens, d’entendre les paroles des jeunes chanteurs, pour prendre conscience d’une liberté de ton insoupçonnable pour ceux qui gardent les œillères bien cadenassées. Il ne s’agit pas de dresser un portrait idyllique mais de rectifier une image caricaturale.

Si cette petite île nous offre une telle vitalité culturelle elle le doit à son histoire de mixité , d’ ouverture au monde, d’ intégration des influences étrangères, de maintien pour les exilés d’un rapport privilégié au pays, de curiosité vis à vis de l’ailleurs. Une île reste une île c’est à dire que les ici ont toujours de grands airs d’ailleurs.

Alors Madame Pogolotti a eu raison d’alerter. Le propre du touriste, que nous sommes tous à un titre ou un autre, est de venir chercher un ailleurs mais que sa présence même risque de banaliser par un nivellement international. La culture n’est pas un produit comme les autres . La France le sait qui se bat depuis longtemps pour en conserver la spécificité. A sa manière et beaucoup plus proche que nous du poids de « l’entertainment américain », Cuba participe à ce combat pour l’autonomie et la vitalité de chaque culture.

Laissons la conclusion à Graziella Pogolotti :  »le bon sens indique la nécessité à ouvrir des voies au commerce, à l’investissement et au tourisme pour affronter les difficultés économiques qui nous affligent . Le mandat de la réalité ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit avant tout de la lutte séculaire pour la défense de la nation souveraine . Il nous revient le droit d’établir, dans chaque cas, les règles du jeu. » .

Philippe Mano
Membre du bureau de Cuba Coopération France