Yander Zamora, photographe de la transition cubaine

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Publié dans LE MONDE MAGAZINE

« Il y a cinq ans, tout cela aurait été impossible. Là, c’est mon moment. »

Grâce à un cliché qui cumule 2,7 millions de vues, le photojournaliste cubain est le premier à afficher sa collaboration avec des médias étrangers.

L’arrivée à La Havane du président américain Barack Obama, le 20 mars 2016, immortalisé par Yander Zamora.
Lorsque Yander Zamora, photojournaliste à Granma, le journal du Parti communiste cubain, pénètre dans le bureau de la direction, il devine aisément pourquoi il est convoqué : « Le directeur m’a dit : “Je sais que tu travailles pour Reuters [agence de presse britannique]. J’aurais préféré que tu me donnes cette photo. Cela ne me plaît pas beaucoup.” » Le cliché incriminé n’est pas n’importe lequel : trois mois et demi après sa diffusion, il cumule 2,7 millions de vues sur Imgur, un site d’hébergement d’images.

Dimanche 20 mars 2016, 15 h 20. Sous un ciel chargé, l’Air Force One amorce son atterrissage à La Havane. Le messager du capitalisme triomphant surplombe en rase-mottes les maisonnettes aux toits de tuiles et de tôle, semblant vouloir se poser sur l’écheveau de câbles électriques qui les relie. Dans la rue, les passants lèvent la tête : peut-être tentent-ils d’apercevoir la famille Obama qui observe à travers le hublot cette île effrontée, depuis plus d’un demi-siècle sous embargo.

« Il n’y a pas de loi qui encadre les médias à Cuba. Il n’est pas interdit de travailler ailleurs, mais c’est très mal perçu. » Yander Zamora
En appuyant sur le déclencheur, Yander a conscience qu’il tient là une belle photo, dont l’anonymat, provisoire, contribue à renforcer son caractère historique. Mais quelques heures plus tard, sa viralité est telle que Reuters insiste, pour la première fois en cinq ans de discrète collaboration, pour qu’il signe son cliché. Fini le stringer, crédit photo qui anonymise les pigistes en délicatesse avec les autorités. Il le scelle : Alberto Reyes, de ses deuxièmes prénom et nom. Un pseudo qui ne trompe personne.

Son entretien avec le patron de Granma, qui survient curieusement plus de deux mois après la visite présidentielle, dure une vingtaine de minutes. « Il admet finalement que le journal n’a pas les moyens de payer l’exclusivité de mes photos. » Et reconnaît le droit au photographe à travailler pour d’autres médias, y compris étrangers, mot encore récemment synonyme d’ennemi. « Il n’y a pas de loi qui encadre les médias à Cuba. Il n’est pas interdit de travailler ailleurs, mais c’est très mal perçu. »

Toutefois, certains cadres de Granma, en aparté, lui tiennent un tout autre discours : « Ils me remercient d’avoir expliqué à la presse espagnole qu’avec un salaire de 20 CUC [peso cubain convertible, soit 18 euros], tu ne peux pas finir le mois. » Une photo à Reuters, en revanche, lui rapporte 50 CUC. Presque la moitié de son loyer. Il est désormais le seul photojournaliste cubain à travailler ouvertement pour des agences de presse étrangères.

« Période spéciale »

Jeune homme volubile, Yander Alberto Zamora de los Reyes, 34 ans, parle librement. Une trempe qu’il puise peut-être dans l’enfance. Né à Santiago de Cuba, berceau de la révolution situé aux antipodes de La Havane, il déménage, à 6 ans, dans la banlieue de la capitale. Les années qui suivent sont marquées par la « période spéciale », au lendemain de la chute de l’URSS. Subitement, l’argent vient à manquer, les Cubains sont affamés. Son père, journaliste à Prensa Latina, l’agence de presse d’Amérique latine, prétexte des interviews de restaurateurs pour emmener son rejeton… manger à l’œil. Quelques années plus tard, il le fait venir à l’agence comme éditeur photo. Ce qui lui ouvre les portes de l’Institut international de journalisme de La Havane.

En 2002, afin d’acquérir son premier appareil, qui vaut une petite fortune, il vend des vêtements, son vélo et emprunte à des amis. En 2010, Yander est envoyé à Caracas, au Venezuela, comme photographe permanent au seul bureau de Granma à l’étranger.
Il y suit Hugo Chavez, trublion latino et grand ami des Castro. Aujourd’hui, outre Reuters, il collabore avec l’Agence France-Presse (AFP), la Deutsche Presse-Agentur et de nombreuses brochures touristiques.

« Il y a cinq ans, tout cela aurait été impossible. Là, c’est mon moment. »
Sa trajectoire comme ses photos sont un excellent révélateur de cette période de mutation contrôlée. « Raul Castro a impulsé des changements, mais ils ne sont pas suffisants. Il y a une résistance qui s’exerce au sein de la société. Les choses évolueront avec les futures générations », estime-t-il. A l’inverse, il craint de voir Cuba laisser des plumes dans cette ouverture : « Le capitalisme crée le besoin de choses matérielles dont tu peux te passer. Il ne faut pas se calquer sur ce modèle. Le peuple cubain est éduqué. Il faut avoir confiance en sa capacité à penser par lui-même. » Création de son agence photo, candidature à des bourses d’études à l’étranger… Yander fourmille de projets. « Il y a cinq ans, tout cela aurait été impossible. Là, c’est mon moment. »

Géraud Bosman-Delzons