Comment Herbert Matthews du New York Times devint l’inventeur de Fidel Castro

Partager cet article facebook linkedin email

C’était hier, un 17 février, ce jour-là, H. Matthews fut le premier à interviewer Fidel Castro

« En février 1957, Fidel Castro était donné pour mort après un catastrophique débarquement à Cuba. Perdu dans la montagne avec une poignée de rebelles, il semblait condamné à l’oubli. La rencontre avec un journaliste du New York Times, Herbert Matthews, allait lui conférer une stature internationale et une reconnaissance mondiale ».
(…) « Tous les opposants au régime de Batista apprennent ainsi que Fidel Castro est vivant et que la lutte continue. Une propagande inespérée » (….) Mais au sein du NYT, Matthews est graduellement marginalisé, jugé coupable de subjectivité (…) Pour la droite américaine, les alliés de Batista et la presse conservatrice, Herbert Matthews et le New York Times sont, et demeurent aujourd’hui, les responsables de cet échec (la perte de Cuba pour les Etats- Unis). Dans une lettre adressée à son ami Ernest Hemingway, Matthews se plaint : « Qu’est-ce que je ne dois pas subir ces temps-ci ». Après avoir reçu des menaces de mort, le journaliste est placé sous protection du gouvernement (…) En 1965, Eisenhower lui-même l’accuse d’avoir, « presque à lui tout seul », fait de Castro « un héros national ».

(…) Les attaques continuent en 1977, vingt ans après sa rencontre avec Fidel Castro. (…) Herbert Matthews niera toujours avoir « fait » Castro. A ses yeux, il s’agissait « d’un homme promis à une destinée hors du commun qui aurait fini de toute façon par s’imposer ». C’est fort probable. Mais les articles du New York Times ont peut-être accéléré le cours de l’histoire »

(Le Monde Magazine, 6/03/2008)

Ç’était hier, un 17 février, ce jour-là Herbert Matthews fut le premier journaliste à interviewer Fidel Castro, alors dans la Sierra Maestra

Par Michel Porcheron

Pour un baptême du feu, il fut désastreux. Le 5 décembre 1956, environ 140 soldats de l’armée de Batista, appuyés par quelques avions, attaquaient par surprise à Alegria del Pio (à 35 km de la mer, côté ouest, au piémont de la Sierra Maestra) les 82 membres du corps expéditionnaire du Granma, qui avait débarqué (ou fait naufrage, dixit Che Guevara) le 2 décembre 1956 à Los Cayuelos (soit avec deux jours de retard). Il y a des morts (combien ? peu, on dira trois)

Mais pour chacun d’eux commence l’odyssée de la survie. Les rebelles fuient dans toutes les directions. Les rescapés dont Fidel Castro, Che Guevara, blessé, s’enfoncent, en groupes séparés, dans les montagnes proches de l’ouest de la Sierra. Certains, une trentaine, vont être capturés, parmi eux 15 sont exécutés par l’armée, d’autres peuvent s’échapper et la première jonction des groupes s’effectue le 21 décembre. On se compte. Il y a quinze rescapés ce jour-là, en possession de sept fusils…Quelques autres expéditionnaires, un tout petit nombre, sont dans la nature, espère-t-on.

« La presse cubaine avait déjà annoncé que Fidel Castro avait été tué et que la guérilla avait été liquidée. La nouvelle fut suivie par un mutisme total sur tout ce qui rappelait de près ou de loin toute rébellion » (José Antonio Fulgueiras, journaliste, 1952)

Le 4 décembre 1956, un éditorial du New York Times s’interroge sur le but de « ce débarquement pathétique d’environ quarante jeunes hommes se prenant pour une armée d’invasion », concluant  : « Il n’y a pas la moindre chance qu’une révolte réussisse dans les circonstances actuelles », en référence à la puissance militaire de Batista.

Toujours est-il qu’à la mi-février 1957, soit 77 jours après le débarquement du Granma une vingtaine d’hommes va constituer le premier groupe de combattants de ce qui va être la prochaine guerre de guérilla victorieuse, 22 mois plus tard.

Le 17 janvier 1957, les guérilleros avaient attaqué, avec succès et sans la moindre égratignure, la petite caserne de La Plata le tout en 35 minutes, et signifiaient pour la première fois au pays « que la nouvelle de leur mort était [comme aurait dit Mark Twain] très exagérée » (K.S Karol, « Les Guérilleros au pouvoir », 1970, Robert Laffont]. « Mais cette victoire n’eut aucun retentissement national immédiat (…) Il faudra attendre le mois de juin 1957 pour remporter, avec la bataille de l’Uvero, un premier succès militaire réel »

Ces quelques lignes sont comme les trois coups qui annoncent l’arrivée sur la scène cubaine du journaliste Herbert Matthews, 57 ans, envoyé spécial du New York Times, un correspondant de guerre justement célèbre et apprécié, durant la Guerre d’Espagne notamment, éditorialiste, un des meilleurs connaisseurs, aux Etats-Unis, de l’Amérique latine et centrale.

77 jours seulement après le pathétique débarquement du Granma, Herbert Matthews, un des plus prestigieux et influents journalistes des Etats-Unis, interviewait Fidel Castro dans la Sierra…

K.S.Karol

p.146 : « Il infligeait ainsi le démenti le plus cinglant à Batista. Le dictateur avait trop tôt crié victoire. Ses rodomontades se retournaient contre lui et devenaient une arme psychologique aux mains de l’ennemi. Personne ne savait évidemment quelle était l’importance numérique de la guérilla, mais le seul fait que el doctor Fidel Castro pût se maintenir impunément dans la Sierra et y recevoir la presse internationale, révélait aux Cubains l’impuissance profonde de son prétendu « régime fort ».

Tout commence le 1er février

Le 1er février 1957, René Rodriguez, 26 ans, un des 82 du Granma ( * ) est à Manzanillo, au sud-ouest de l’ile, contacte Celia Sanchez et lui dit qu’il se rend à La Havane pour informer Faustino Pérez sur la situation dans la Sierra. Ce dernier aura une autre mission : trouver un journaliste disposé à monter dans la Sierra afin de faire connaitre « internacionalmente » la lutte qui est engagée à Cuba. Pérez avait déjà sollicité les directeurs de Bohemia et Prensa Libre, deux titres de la presse nationale connus pour ne pas être trop compromis avec la dictature. Refus catégorique des deux directeurs. La prudence et la peur de représailles étaient plus fortes que l’instinct journalistique…

[Principale source du récit : Diarios inéditos de Raúl Castro y Che Guevara (diciembre de 1956-febrero de 1957), Casa Editora Abril, 1996, introducción y textos de Heinz Dieterich.

On trouvera plus bas en pièces jointes séparées et en PDF, des extraits du récit de Herbert Matthews (1970), ainsi que le texte du premier article publié le 24/02/1957 par le journaliste du NYT. Des propos (publiés en 2011) de Fidel Castro sur son entretien avec le journaliste complètent cette documentation]

On en arriva à une conclusion qui s’imposait : le journaliste devait être un journaliste de la presse étrangère. Ce qui revenait alors à dire, compte tenu du contexte, qu’il devait être un journaliste des Etats-Unis. A ce moment-là, personne ne pense à Herbert Matthews, pas même Fidel Castro. Matthews avait publié pourtant un éditorial le 31 janvier dans son journal sous le titre : « Qu’est-ce qui ne va pas à Cuba ? »

Faustino Pérez (1920, également un des 82) décide de s’adresser au jeune Javier Pazos, qui est un membre du Mouvement du 26 Juillet. La famille Pazos, en effet, est connue pour avoir de bonnes relations avec les correspondants de presse étrangère en poste à La Havane.

Le 4 février Pérez et Rodriguez ont un rendez-vous à l’immeuble Bacardi de la rue Monserrate, dans le bureau de Felipe Pazos - le père de Javier, économiste, ancien directeur du Banco Nacional- avec la correspondante du New York Times, Ruby Hart Phillips, en poste à La Havane depuis de longues années. Il lui est exposé l’intérêt de Fidel Castro à recevoir un journaliste dans la sierra…La journaliste demande si ça peut être elle-même. Il lui est répondu que les conditions du voyage étant particulièrement difficiles, un journaliste serait préférable. « Sans compter que le régime de Batista ne manquerait pas ensuite de lui créer des difficultés dans l’exercice de ses fonctions de correspondante permanente » (José Antonio Fulgueiras, JAF).

Ruby Hart Phillips indique alors qu’elle va aviser tout de suite sa direction. Elle envoie un câble au responsable international du NYT, Emanuel R. Freeman, suggérant que Herbert Matthews se rende à La Havane dès que possible « pour une affaire importante », sans plus de précision. Extrême discrétion et censure obligent.

Le mardi 5 février Freeman fait savoir par câble à Mme Phillips que c’est d’accord et que Matthews voyagera en effet dès que possible. La correspondante se fait un plaisir d’informer Javier Plazos qui à son tour informe Pérez et René Rodriguez. {{}}

Le 17 février, Fidel Castro consacre la matinée à Herbert Matthews.

Accompagné de son épouse, Nancie, le journaliste était arrivé à l’aéroport de Rancho Boyeros le 9 février, venant de New York à bord d’un avion de la National Airlines. Matthews est un homme grand, mince, presque sec, un peu voûté. A Cuba, personne ne connait personnellement Herbert Matthews, il peut être pris pour un touriste ou un homme d’affaires de plus. Un couple par ailleurs doit rassurer le cas échéant la police locale. A ce moment-là, Matthews ignore toujours ce qui lui sera proposé.

Le lendemain 10 février, Matthews se rend au bureau du NYT, Calle Refugio, où se trouvent les deux Cubains Felipe et Javier Pazos. Ruby Phillips a déjà briefé son collègue sur l’objet de son travail. Matthews n’en revient pas, il en resta interloqué (estupefacto). Felipe Pazos lui demande avec diplomatie si le NYT préfèrerait envoyer un journaliste plus jeune ou si lui Matthews se sent en condition de monter jusqu’à la Sierra. Le journaliste sourit et dit qu’il ira lui-même. Javier Pazos indique qu’il communiquera cette réponse à ses contacts. Faustino Pérez est mis au courant ainsi que Celia Sanchez à Manzanillo (le 11 février).

Dans le campement unique de la guérilla, – 18 hommes alors- il est décidé (Fidel Castro le 13 février) que la rencontre avec Matthews et la réunion, prévue de longue date, des dirigeants de tout le pays du Mouvement du 26 Juillet auraient lieu le 17 février, et au même endroit, la ferme de Epifanio Diaz (Los Chorros, El Jibaro, près de Purial de Jibacoa, situé sur un contrefort) un lieu offrant toutes les garanties requises.

Nardi Iglesias rejoint La Havane par le premier vol pour dire à Faustino Pérez qu’il doit être avec Herbert Matthews à Manzanillo au plus tard dans la soirée du 16 février. Pérez informe Javier Pazos et entreprend les préparatifs du voyage qui se fera par la route, soit plus de 850 km. Le 15, Javier Pazos téléphone à Herbert Matthews pour lui demander de se tenir prêt, il viendra le chercher à son hôtel (le Sevilla Biltmore) avant 22 heures. Matthews et son épouse prennent place dans une Plymouth dernier modèle, conduite par Lilliam Mesa. Faustino Pérez est à l’avant. Ce fut un voyage long, sur la Carretera Central, pratiquement sans dormir. Avec « un arrêt à Camagüey pour le petit-déjeuner, puis ils avaient continué jusqu’à Bayamo pour entrer dans la zone la plus difficile, celle qui était surveillée et patrouillée par l’armée. Présentant toutes les caractéristiques de touristes étrangers, ils arrivèrent sans difficulté à Manzanillo » (JAF)

Dans la Sierra, les combattants, partis de La Habanita, parviennent au Pico Tio Lucas, puis abandonnent le chemin et descendent vers la droite, ce qui les mène directement à la finca de Epifanio Diaz, où ils arrivent à 6 heures du matin du 16 février. Le paysan Epifanio est un des premiers partisans de Fidel Castro et de sa guérilla depuis le débarquement du yate Granma.

Celia Sanchez, venue de Manzanillo, fait savoir à Fidel Castro que Herbert Matthews sera dans la zone aux premières heures du 17. (C’est là que Fidel Castro va rencontrer pour la première fois Celia Sanchez). Le journaliste est arrivé à Manzanillo le 16 vers 2 H (deux heures) de l’après-midi, chez Pedro Eduardo Samuel, comme prévu. La veille, chez lui, Celia Sanchez avait réuni Frank País, Armando Hart, Vilma Espín et Haydée Santamaría, avec à l’ordre du jour la venue de Matthews.

Toujours à Manzanillo, environ à 19 heures du 16 février, montent à bord d’une automobile, une jeep type Willy, Matthews, à l’avant, et René Rodriguez, Javier Pazos, Quique Escalona et Nardi Iglesias, qui se serrent à l‘arrière. Felipe Guerra « Guerrita » Matos est au volant. Direction la finca de Epifanio Diaz. Est mis au point un « récit » au cas où le véhicule serait arrêté par une patrouille. Ce qui est le cas, à la sortie de Yara. Mister Matthews est un riche nord-américain qui veut acheter des rizières à Gomez, gros propriétaire bien connu dans la région. Pour la patrouille cette explication suffit. Cette fois-là ainsi qu’à une autre occasion.

Le véhicule poursuit par Estrada Palma, Caney et Cayo Espino. A minuit il arrive au « terminus ». Le reste du chemin –difficile- doit se faire à pied. Il a été prévu que la rencontre avec Herbert Matthews se ferait à l’entrée ombragée d’une cabane (ranchito) de feuilles de palmier (yaguas) de Epifanio.

Fidel Castro a donné l’instruction à tous d’adopter un air martial. Manuel Fajardo, un des fameux « Douze », petit agriculteur de la Sierra, le premier paysan, avec Guillermo Garcia, à avoir rejoint Fidel Castro, raconte :

Le premier à le recevoir, rappelle Fulgueiras, fut Juan Almeida Bosque, un autre des 82, qui lui expliqua que le commandant en chef se trouvait à ce moment à son état-major et qu’il reviendrait au matin. Almeida demanda à Matthews, visiblement fatigué, de se reposer un peu dans un hamac sous une cabane faite de palmes. Celui-ci accepta aimablement, sortit de sa poche des allumettes sauvées de la trempette nocturne et ralluma le tabac de sa pipe.

Raul Castro vient saluer le journaliste. Il lui serre la main. « Me souvenant de mon anglais scolaire rudimentaire, je lui dis « How Are You ? », mais je ne compris pas ce qu’il me répondit » a eu l’occasion de raconter Raul Castro.

Puis arrive Fidel. Vilma Espin et Javier Pazos sont les interprètes. « Espinita était là au cas où sa connaissance de l’anglais pourrait être utile, bien que le journaliste dominait apparemment l’espagnol » (Raul Castro)

René « El Flaco » Rodriguez, qui est un photographe amateur, prend quelques photos de l’entretien qui va durer trois heures. Une d’entre elles va devenir célèbre, même de mauvaise qualité.

Felipe Guerra Matos fait, pour sa part, la description suivante :

« J’ai vu Fidel arriver et saluer le journaliste. J’en ai éprouvé une vive satisfaction (…) J’avais apporté ma modeste contribution à cette rencontre tant souhaitée par notre chef, et de la plus haute importance pour faire savoir au monde que Fidel était vivant et la guérilla, debout (…) J’ai vu Fidel enthousiaste au moment où il avançait vers Matthews »

Matthews prend d’abondantes notes, sur un petit cahier à la couverture noire. (ou plutôt sur des feuilles de papier, pliées en trois ?) Il n’est nulle part question de magnétophone (!!!) ou de machine à écrire. Pas plus d’appareil photo, contrairement à ce que signala le Che. Matthews n’aurait pu voyager avec un tel barda, ce qui aurait pu dangereusement intriguer les patrouilles.

L’entretien, à un moment donné, est interrompu par Raul Castro et Luis Crespo, en nage. Crespo s’adresse à Fidel : « Commandant, la liaison avec la 2e Colonne est établie ». « Attendez, je n’ai pas terminé ! » (Espere a que yo termine -contesta Fidel).

Il s’agit d’impressionner Matthews sur le nombre de combattants, sans pour autant lui mentir ouvertement (sin decirle abiertamente una mentira) « sans jamais tomber dans des histoires à dormir debout qui n’auraient pu que semer le doute quant à l’existence réelle et à la force de la guérilla » (JAF).

En fin de compte, le journaliste croit avoir compté une quarantaine de combattants, alors qu’il n’y en a pas plus de vingt…ll partira convaincu que le groupe qu’il a vu n’est qu’une partie d’une troupe plus importante.

Fidel Castro fit comme une espèce d’autocritique en 2011 : « Je dois ajouter quelque chose. Je ne connaissais pas Matthews et je l’ai traité comme un journaliste important de l’un des organes de presse des États-Unis les plus connus et influents, j’ignorais son passé brillant et sa qualité humaine d’homme progressiste et honnête (…) Si j’avais été conscient de ces éléments il est fort probable que ma conversation eût été différente (…) Ces jours-là nous ne dépendions pas des apparences, mais de notre force réelle (…) Nous n’aurions pas dû utiliser ces ruses pour impressionner Matthews. Par la suite je l’ai bien connu, c’était un homme honnête pour lequel j’ai toujours éprouvé du respect et de l’estime(…)

Che Guevara : « Pour la première fois, venait nous voir un journaliste et ce journaliste était étranger, il s’agissait du célèbre Herbert Matthews. Je n’ai pas assisté à l’entretien, mais d’après ce que m’a dit Fidel, l’homme (Matthews) s’est montré amical (amigable) et posa des questions concrètes, aucune fallacieuse (capciosa). Il se montra comme un sympathisant de la Révolution ».

Matthews en paiera le prix, quelque temps après son retour à New York (1) .

Selon le Che, Matthews était « arrivé avec seulement un appareil photo (una pequeña camarita de cajón) » avec lequel l’évènement fut immortalisé. L’entretien, l’interview, se termine peu avant 11 heures de ce 17 février. Matthews et Fidel Castro se quittent, après avoir échangé des propos cordiaux.

Le second signe une page du carnet (une feuille ?) du premier et écrit la date du jour.

Le journaliste du NYT commence le chemin du retour, en plein jour, avec René Rodriguez, Javier Pazos et toujours Guerra Matos au volant.

A cinq heures de l’après-midi, ils sont à Manzanillo, après un rapide arrêt pour le déjeuner à Cayo Espino, chez les parents de Guerra Matos. Matthews avait hâte de travailler sur les notes accumulées plus dans sa tête que sur les papiers qu’il avait soigneusement cachés dans les poches de sa chemise, et de retrouver son épouse Nancie chez Pedro Samuel. Il était 17 heures le 17 février. Avec Pazos, le couple part pour Santiago de Cuba, où dans la soirée ils prennent un avion jusqu’à La Havane. Nancie avait dissimulé sur elle, dans sa gaine, toutes les feuilles de papier contenant les notes prises par son journaliste d’époux pendant sa longue conversation avec Fidel. Le 19 février Matthews et son épouse regagnent New York. Comme s’ils avaient passé dix jours de vacances…

Dès le départ de Matthews, Fidel Castro réunit pour la première fois les dirigeants nationaux du Mouvement du 26 Juillet. Il est notamment décidé de rédiger et de diffuser un Manifeste, destiné à la population cubaine. Chaque dirigeant quittera la sierra avec un exemplaire du texte.

Fidel Castro avait dit notamment à Herbert Matthews : « Nous en sommes au 79 e jour de la lutte (…) Le peuple cubain entend à la radio tout ce qui se passe en Algérie, mais il n‘entend ni ne lit un seul mot sur nous-autres, en raison de la censure. Vous serez le premier à parler de nous (…)

« Batista a trois mille hommes armés contre nous. Moi je ne vous dirai pas combien nous sommes, pour des raisons évidentes. L‘Armée opère avec des colonnes de deux cents hommes. Nous avec des groupes de dix à quarante ».

Le dimanche 24 février est publié dans le NYT le premier de trois articles de Herbert Matthews. Ce fut une sensation, un choc. A Cuba, dans l’immédiat, la censure mutile les éditions du quotidien US, mais la nouvelle se répand comme une traînée de poudre.

On pouvait lire à la une :

« Fidel Castro, le chef rebelle de la jeunesse cubaine, est bien vivant et continue de livrer un âpre et victorieux combat des sommets presque impénétrables de la Sierra Maestra, dans l’extrême sud de l’île.

Le président cubain, Fulgencio Batista, a déployé dans la zone la crème de son armée, mais c’est une lutte jusqu’ici bien vaine que mènent ses troupes face à l’homme le plus dangereux que le général ait affronté au cours de sa carrière longue et mouvementée de chef d’État et de dictateur. 

Ce document est le premier témoignage attestant que Fidel Castro est toujours vivant, et toujours à Cuba. Hormis l’auteur de ces lignes, personne de l’extérieur, et moins encore de la presse, n’a rencontré le Señor Castro. Avant la publication de cet article, personne à La Havane, pas même à l’ambassade des États-Unis, pourtant bien armée pour obtenir des renseignements, ne sait que Fidel Castro se trouve effectivement dans la Sierra Maestra »

(…) Pour me faire entrer dans la Sierra Maestra et me permettre de rencontrer Fidel Castro, des dizaines d’hommes et de femmes, à La Havane et dans l’Oriente, ont pris des risques réels et terribles. Leur identité doit évidemment être protégée avec le plus grand soin : s’ils étaient identifiés, ils le paieraient inéluctablement de leur vie – non sans avoir été soumis aux séances de torture dont le régime est coutumier. Dans ces pages, aucun nom n’est cité, la géographie des lieux est maquillée et nombre de détails concernant la piste complexe et dangereuse qui permet d’entrer et de ressortir de la Sierra Maestra ont volontairement été omis. »

Une photo (de mauvaise qualité) est à la une : on y voit Fidel Castro, debout, avec un fusil à lunette. Sous la photo, la signature du lider et la date du 17 février 1957 écrite de sa main…

Les 25 et 26 sont publiés deux nouveaux articles de Matthews.

Le 26, le gouvernement de Batista lève partiellement la censure et le 27 les principaux organes d’information cubains reproduisent l’article du 24. « Batista s’était vu forcer de lever la censure de presse. La parution des articles de Matthews risquait en effet d’être utilisée par la presse internationale pour monter un scandale aux effets incalculables et tourner son régime en ridicule (JAF)

Pour sa part le ministre de la Défense, Santiago Verdeja affirme toujours que l’interview « peut être considérée comme un chapitre d’une nouvelle de fiction. M. Matthews ne s’est pas entretenu avec l’insurgé en question » D’autres disent qu’il n’est jamais venu à Cuba.

En anglais, les textes complets des trois articles de H.M

https://fr.scribd.com/document/16593818/Matthews-Interview-of-Fidel-Castro-1957-three-part-set

Le 28 février, le NYT publiait une photo (de mauvaise qualité) où figuraient côte à côte Matthews et Fidel Castro.

« Ce fut le plus gros coup journalistique de ma vie », dira Matthews (1900-1977) avec une légère emphase.

Fidel Castro en sort grand gagnant.

Matthews avait pressenti qu’il s’agissait d’un moment historique. « Il y avait un reportage à écrire et une censure à braver. C’est ce que j’ai fait, et ni Cuba ni les Etats-Unis n’allaient être les mêmes après cela » écrira Matthews

Inventeur selon votre dictionnaire usuel :

Le journaliste, « L’homme qui a inventé Fidel », pour reprendre le titre d’un livre d’Anthony Depalma (« The Man who Invented Fidel », New York, 2006) n’a pas prévu que son scoop et surtout le contenu de ses articles « cubains » d’alors vont lui procurer un tir nourri et durable de sarcasmes et d’attaques venus de divers secteurs de son pays toujours imprégnés de maccarthisme.

Ce qui n’empêcha pas H. Matthews de publier, aux Etats-Unis, en1961 son « The Cuban Story » (non traduit en français) et « Fidel Castro, a political biography » en 1968 (en français en 1970 au Seuil).



Lire de Granma International (en français, 24/02/2007) :

https://socio13.wordpress.com/2009/01/02/histoire-fidel-castro-l%E2%80%99interview-legendaire-du-new-york-times-par-granma-24-fevrier-2007/

BONUS –

(1)- « Lors de son dernier voyage aux Etats-Unis, à l’occasion du Sommet du millénaire de l’ONU, en septembre 2000, Fidel Castro trouve le temps de se rendre au New York Times. Alors qu’il déambule dans les couloirs du célèbre quotidien, devant les portraits de personnalités qui ont marqué le siècle, il s’exclame soudain : « Où se trouve le portrait d’Herbert Matthews ? Ça, c’était un journaliste ! ». Mais malgré trente-six ans de service comme grand reporter et éditorialiste, Herbert Matthews ne fait pas partie des légendes officielles du New York Times (Le Monde)

« Mais en 1960, la ligne rouge est franchie (…) Au sein du NYT, Matthews est graduellement marginalisé, jugé coupable de subjectivité. Il continue d’écrire des éditoriaux mais n’est plus envoyé sur place. En janvier 1961, le président Eisenhower rompt les relations diplomatiques avec La Havane ; la révolution glisse vers le communisme – les Etats-Unis ont perdu Cuba. Pour la droite américaine, les alliés de Batista et la presse conservatrice, Herbert Matthews et le New York Times sont, et demeurent aujourd’hui, les responsables de cet échec.

« En 1960, l’ambassadeur Earl T. Smith, qui remplace Gardner, accuse le journaliste d’avoir influencé le département d’Etat américain.

« Dans une lettre adressée à son ami Ernest Hemingway, rencontré pendant la guerre civile espagnole, Matthews raconte que des manifestants se sont groupés devant l’immeuble du New York Times pour protester contre lui. « Qu’est-ce que je ne dois pas subir ces temps-ci », se plaint-il. Il est profondément déçu par la tournure que prennent les événements, tant à Cuba qu’aux Etats-Unis. Mais il reste persuadé qu’il ne s’est pas trompé, que Castro n’était pas communiste en 1957, qu’il a opéré un rapprochement pragmatique avec le parti communiste seulement à partir de 1960.

Après avoir reçu des menaces de mort, le journaliste est placé sous protection du gouvernement. Il doit quitter précipitamment l’estrade de l’université du Nouveau-Mexique suite à une alerte à la bombe. Il est aussi exclu de l’Association interaméricaine de la presse et préfère éviter l’Overseas Press Club. En 1965, Eisenhower lui-même l’accuse d’avoir, « presque à lui tout seul », fait de Castro « un héros national ».

Même après sa mort, en 1977, vingt ans après sa rencontre avec Fidel Castro dans la Sierra Maestra, Matthews est resté dans le collimateur des conservateurs. En 1987, William Ratliff, un chercheur de la Hoover Institution de l’université Stanford, dira encore : « Rarement dans l’histoire un seul écrivain aura donné le ton avec autant d’influence (…) quant à un personnage, un mouvement, un phénomène historique ». Herbert Matthews niera toujours avoir « fait » Castro. A ses yeux, il s’agissait « d’un homme promis à une destinée hors du commun qui aurait fini de toute façon par s’imposer ». C’est fort probable. Mais les articles du New York Times ont peut-être accéléré le cours de l’histoire.

(Le Monde, Julie Pêcheur)

Sur les souffrances subies par Matthews, on peut lire l’ouvrage d’Anthony Depalma.

(*) – Quelques-uns de ceux et celles qui ont participé à l’opération Matthews ne sont que cités. L’espace manquerait pour présenter chacun (ou chacune) même avec une courte biographie.

Cependant sur Celia Sanchez lire (en espagnol) :

https://www.ecured.cu/Celia_S%C3%A1nchez_Manduley

Ainsi le soin est laissé au lecteur de compléter les recherches. Ce ne serait pas une tâche déplaisante. Par ailleurs, le récit portant principalement sur l’organisation et la tenue de l’entretien, repose sur des témoignages de divers acteurs. Ils ont été recoupés pour extraire des fragments d’histoire, mais la plus cohérente et la plus
simple possible, dans le cadre imparti. Quelques « trous » et raccourcis sont revendiqués.

/mp

Ci-dessous, l’article intégral en PDF plus 4 autre PDF :
1er PDF : d’après Herbert Matthews dans son livre « Fidel Castro » (1970)
2e PDF : texte en français du 1er article de Matthews dans le NYT (le 24 février 1957)
3e PDF : Propos de Fidel Castro sur Herbert Matthews (2011), texte original et traduction de Marie-José Castaing
4e PDF : Fidel Castro comme José Marti (dans “Fidel Castro” de Tad Szulc, 1987)

PDF - 258.2 kio
2e PDF : texte en français du 1er article (...)
PDF - 218.7 kio
4e PDF : Fidel Castro comme José Marti (...)
PDF - 438.2 kio
1er PDF : d’après Herbert Matthews dans son (...)
PDF - 112.1 kio
3e PDF : Propos de Fidel Castro sur Herbert (...)
PDF - 811.5 kio
Herbert Matthews fut le premieer journaliste (...)