PAROLES DE FEU

par Paul Estrade

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Un honneur pour nous de permettre à nos lecteurs de savourer le message de notre ami Paul Estrade publié à l’occasion du 75e anniversaire d’Eusébio Leal (voir l’article sur la rencontre qui a eu lieu à La Havane en février dernier : -Notre ami Eusebio Leal

Ce magnifique message fait partie d’un volume de 300 pages "Nuestro amigo Leal" qui se définit comme "une accolade multiple de personnes qui admirent Eusebio, comme une trame d’affection". Des mots, forts et sensibles pour un ami très cher ! Le texte en espagnol a été traduit par Juanita Sanchez.

Serge Ussorio, ami de notre association, est la deuxième personnalité à qui cet ouvrage donne la parole.

A l’approche de ton jubilé, Eusebio, je ne sais pas comment t’exprimer mon admiration et ma gratitude. Tu concentres tant de savoir, tant de mémoire, tant d’intelligence, tant de poésie ! Nous ne sommes pas si loin qu’il paraît, Paris et La Havane sont très près dans nos vies et nos cultures. Et heureusement la distance qui, elle seule a l’habitude de freiner les relations et l’intimité, n’a pas affaibli nos sentiments mutuels de fraternité et d’appréciation.

Je ne me souviens pas du moment où j’ai su que tu existais. Je calcule que cela a eu lieu entre 1964 et 1975 quand j’occupais le poste de secrétaire général de France-Cuba ou celle de rédacteur en chef de Cuba Sí, la revue de ladite Association. Je pense que c’était par la presse cubaine ou par un voyageur qui venait de ta ville. Ce que moi, je n’oublie pas, parce que la scène a été indélébile, c’est le moment où nous nous sommes connus. Je ne peux pas préciser la date exacte, mais je vois encore très clairement les circonstances de notre première rencontre.

Cela a eu lieu à Paris, en 1986, à la Maison de l’Amérique Latine, à la clôture du colloque international organisé par le groupe « Histoire des Antilles Hispaniques » sur l’abolition de l’esclavage dans Les Caraïbes hispaniques. La séance de clôture était une table ronde autour de laquelle quelques-uns des intervenants se sont exprimés. Le salon était si plein qu’une partie du public est restée debout. Tu étais là, au fond, Eusebio. Quelqu’un avait profité de ton passage imprévu et fugace par Paris et t’avait fait venir à l’événement « en volant ». Dès que je t’ai reconnu je t’ai donné tout de suite la parole pour que tu commentes le sujet, même si tu n’avais pas pris part à la discussion.

Debout, enveloppé dans une large cape noire que tes bras agitaient, avec ta voix sonore et majestueuse, avec ton souffle de tribun inspiré et infatigable, tu as évoqué avec passion la lutte qui a conduit, avec souffrances et prouesses, à l’émancipation de l’esclave africain dans la patrie commune libérée de la domination coloniale. Tu renaissais, et nous, captivés et émerveillés, nous revivions dans chacune des victimes, dans chaque héros que tu as fait défiler, depuis d’Aponte à Maceo, de Céspedes à Martí, comme celui-ci l’avait fait dans « Mère Amérique », avec les bâtisseurs anonymes et illustres de Notre Amérique.

Tu nous as illuminés. Tu nous as fascinés. Je t’ai découvert. En réalité, tu n’as pas parlé les cinq ou dix minutes accordées, mais plus d’une demi-heure, quelle conclusion si élevée ! Quelle foi en ton peuple ! Quelle leçon d’humanité ! Merci, Maître.

On s’est revus de temps en temps dans ton Havane. Je me souviens d’une rencontre particulièrement symbolique de ton affection et dévouement à la culture française. C’était dans la vieille ville, dans ce qui est devenu aujourd’hui « La Maison Victor Hugo » (311 rue O’Reilly), où s’est tenue cette activité frappante pour moi. « Cuba-Coopération-France » avait eu l’initiative et obtenu le permis de réhabiliter une maison du XVIIIè siècle qui était détruite et en faire un centre de la culture française et de l’amitié cubano-française à La Havane.

Le 29 janvier 2003, au milieu des ruines, on a donné solennellement le signal du début des œuvres de reconstruction du bâtiment. Roger Grévoul qui impulsait le projet et toi, historien de la ville, qui le soutenais -la parole ne suffit pas à mesurer ton soutien- vous m’avez demandé de parler sur « France et Cuba : deux ailes de la liberté ». J’ai essayé de m’en acquitter. Ce que j’ai fait alors sous un soleil écrasant a été dévoré par le bruit de la rue ou emporté dans la poussière des ruines, mais par chance ou par malheur -l’histoire se prononcera- le discours ne s’est pas perdu à jamais parce que par ta décision souveraine le manuscrit est resté scellé sur le mur de la façade de la belle demeure restaurée.

Maintenant, Eusebio, comme il est naturel, il t’est revenu à toi d’en parler le premier à côté de Roger. Mais ton discours improvisé s’est volatilisé comme celui de 1986. Pourtant c’est ce discours-là qui aurait dû être conservé pour l’histoire ! Je ne pourrais pas le reproduire quoique j’ai gardé vivante la magie du feu de tes paroles. Tu as parcouru à cheval l’histoire de la ville et plus lentement les couloirs de la maison seigneuriale jusqu’à ce que, tout d’un coup, en mettant en valeur l’empreinte de la culture française dans la Cuba coloniale, tu nous as emmenés, enthousiasmé auprès de l’immense Victor Hugo solidaire de Cuba mambise, révoltée.

À nouveau, comme à Paris, avec ton éloquence enchanteresse, toi, tu m’es apparu plus vivant qu’un ressuscité, revivant dans chaque pierre dont la destinée te faisait pitié, dans chaque personnage dont tu partageais le sort, et même dans les métaphores enflammées du poète sublime que tu accompagnais en plein vol. Par courtoisie, mais par malheur, tu ne t’es pas étendu durant cette soirée torride.

Aujourd’hui permets-moi de te le dire : Merci, poète. Et permets-moi d’y ajouter, Cher Eusebio, et permets-moi de te demander, Maître et Poète, que tes lumières nous éblouissent encore pour de nombreuses années.

Paul Estrade
Écrivain, chercheur et Professeur Émérite
(France, 1935)

Paul Estrade, écrivain, chercheur, professeur Émérite

Présentation du livre au "Pabellon Cuba" à La Havane