La corruption, une ennemie pas si invisible que ça

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Tous les derniers jeudis du mois, la revue cubaine Temas, sous le titre « Último Jueves » (Dernier jeudi), organise au Centre Culturel Cinématographique ICAIC « Fresa y Chocolate », dans le quartier du Vedado une table ronde suivie d’un débat public sur un sujet d’actualité, afin de stimuler la réflexion critique.
Au menu du « Dernier Jeudi » d’avril 2018 : la corruption aux multiples visages qu’il convient de mieux cerner et analyser afin de proposer des pistes pour mieux la combattre. C’est ce devoir citoyen qu’ont tenté de remplir les trois invités guidés par le modérateur (et directeur de Temas) et plus d’une centaine de spectateurs, préoccupés par ce fléau.
Pascale Hébert.

Qu’est-ce c’est que la corruption ? Quelles en sont les causes ? S’avère-t-elle être une expression de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des valeurs » ?
Dans le cadre de son espace de débat Dernier Jeudi, la revue Temas a proposé de démêler cette question et, pour ce faire, elle a pu compter sur la présence dans le groupe d’experts de Narciso Cobo Roura, professeur de Droit à l’Université de La Havane, président émérite de l’Association de Droit Economique et vice-président de la Cour Cubaine Commerciale Internationale, de Lázaro Barredo, journaliste, et de Oscar Luis Hung Pentón, économiste, député à l’Assemblée Nationale et président de l’Association Nationale des Economistes et Comptables de Cuba (ANEC).

Rafael Hernández, directeur de la revue et modérateur du groupe a tout d’abord invité les experts à clarifier le sujet : est-ce que par hasard tout ce qui est communément qualifié de corruption en est vraiment ? Comment la définit-on ?

Le professeur Cobo a commencé par préciser ce qui n’est pas de la corruption, car il s’agit d’un phénomène surdimensionné. Comme exemple, il a cité le fait qu’un employé d’un établissement quelconque refuse de rendre la monnaie ou qu’un chauffeur de bus garde la recette pour lui, ou ce qui arrive avec la perte de colis postaux. Dans tous ces cas, on commet des fautes, des délits, mais pas des actes de corruption. Toute appropriation illégale n’est pas une conduite corrompue et corruptrice, indiquait-il. Et il a expliqué que l’élément différenciateur était la présence d’une autorité.

Il a précisé que lorsque l’on paie pour qu’un serviteur de l’état serve, pour qu’il fasse ce qu’il est obligé de faire de par sa fonction, nous sommes en présence de corruption. Lorsqu’on parle d’autorité, nous pensons aux employés publics, aux fonctionnaires, aux dirigeants ; mais le phénomène n’est pas exclusif du secteur public, alertait-il, c’est quelque chose dont il faut tenir compte, et davantage encore dans le cadre de la transformation de la scène socio-économique nationale.

Pour Lázaro Barredo, la corruption est un serpent à sept têtes, aux innombrables causes, qui est récurrente dans notre pays, mais, malgré cela, on n’a pas pris les mesures légales et économiques nécessaires pour y mettre fin. La corruption a à voir avec le luxe et l’ostentation, elle se manifeste à travers des corrupteurs et des corrompus, parce qu’elle ne concerne pas seulement ceux qui gèrent des ressources, mais bien souvent celui qui provoque la corruption est celui qui demande le service. En ce sens, il a pointé le système de formalités qui existe dans le pays comme une vulnérabilité.

Barredo a catalogué la corruption comme protéiforme, avec de multiples facettes et ne se présentant pas seulement par la voie institutionnelle. Il a considéré qu’on n’a pas créé les mécanismes suffisants pour enrayer les causes du problème et il a donné comme exemple l’existence de nouvelles formes de propriété et de gestion dans le secteur des services, sans qu’il existe un marché de gros, tandis qu’il a conclu que le marché noir est une expression des failles qui ont permis l’existence de la corruption et qu’on n’a pas pu éliminer.

La corruption est un fléau qui touche la société et porte atteinte à la bonne gestion publique du pays, indiquait dans son intervention Oscar Hung. C’est un problème culturel qui s’accroît dans des circonstances de crises économiques, mais elle n’est pas causée par le blocus, a-t-il clarifié, car malheureusement cette réalité sert d’alibi à ceux qui agissent de mauvaise foi.

En entrant dans le vif du sujet, il a observé les facteurs moraux, économiques et même d’engagement politique qui interviennent dans la question et il a réfléchi sur l’impact du contexte économique national et de la scène internationale, comme aspects qui peuvent provoquer ces agissements. Parmi ceux-ci, il a mentionné le manque de contrôle de la part de ceux auxquels il incombe, y compris les collectifs de travailleurs et les organisations politiques. Il a attiré l’attention sur des facettes du phénomène liées à la sécurité nationale, en donnant comme exemple la manière dont on l’a manipulée sur tout le Continent avec d’évidents objectifs politiques, pour déstabiliser ou pour renverser les gouvernements de gauche et progressistes.

Le modérateur est revenu à la charge avec une batterie de questions pour le groupe d’experts : le népotisme est-il une forme de corruption ? L’abus de pouvoir, le trafic d’influences, accepter des faveurs, recevoir des bénéfices directs ou indirects dérivés d’une position d’autorité ? Faire usage des ressources de la propriété sociale pour son bénéfice personnel, même s’il n’existe pas d’appropriation ou de transfert d’argent ? Si l’on affirme qu’elle a eu une continuité depuis des décennies, a-t-elle toujours répondu aux mêmes causes ? Pourrait-on caractériser une certaine culture de la corruption qui la transforme, dans certains milieux, en une réalité quotidienne et acceptée ? Quelles en sont les principales causes ?

Cobo Roura a insisté sur le fait qu’elle doit être comprise comme un phénomène aux causes multiples. Il a clarifié que le népotisme, quand bien même il a sa physionomie propre, tombe dans ce que l’on considère comme de la corruption. Il a ajouté que l’on ne peut pas parler seulement de cadeaux ou de bénéfices au sens strictement matériel, mais aussi d’autres moyens de compensation, comme, par exemple, les faveurs sexuelles.

Il a attiré l’attention sur le fait que, dans le cas de Cuba, on insiste comme cause sur la crise économique et sur la pénurie qui l’a accompagnée. Mais l’on ne tient pas compte du caractère systémique de la pénurie tout au long de nombreuses années, et, cependant, l’expression de la corruption n’a pas été la même pendant toutes ces périodes, c’est pourquoi ce ne sont pas des facteurs concomitants.

Le professeur a réfléchi sur les mécanismes régulateurs, parmi lesquels se trouvent ceux de la distribution. La corruption peut nous avertir des dysfonctionnements de ces mécanismes régulateurs, a-t-il observé. Lorsqu’une norme est inefficace, il apparaît immédiatement des faits qui le révèlent, et nous devons nous demander pourquoi. Lorsqu’il existe des services qui ne se réalisent pas et que, malgré cela, on oblige à payer pour eux, commettant là un acte de corruption, on doit chercher tout d’abord dans les mécanismes régulateurs établis, afin de trouver la faille.

De même, Cobo Roura s’est arrêté sur la façon dont on prend les décisions. Il ne s’agit pas de qui décide, mais de comment il le fait. Dans une économie comme la cubaine, avec de hauts niveaux de centralisation, on génère une culture de non autonomie, de non autodétermination et de faible compétence administrative. Les changements dans cette culture ne se font pas facilement, ils requièrent un apprentissage et aussi que les normes soient claires et conduisent effectivement à une conduite différente, davantage encore dans l’environnement changeant de notre économie et de notre société, où il y a de plus en plus d’acteurs et où les risques de trafic d’influences et d’autres types de corruption sont latents dans tous les milieux.

Au moment de la prise de décision –considérait l’expert— l’autorité peut décider de manière réglementée ou discrétionnaire. Celle qui est réglementée est celle qui applique seulement les conditions préétablies, normées, sans qu’intervienne le pouvoir discrétionnaire administratif. Au contraire, lorsque la subjectivité s’impose dans la prise de décision, nous sommes face à un plus grand facteur de risque. Cette question devrait être présente dans les aspects quotidiens de la vie de chacun et dans d’autres affaires de plus grande envergure : est-ce que ce sont des décisions réglementées ou de caractère discrétionnaire ?

Comme exemples, il a donné les multiples autorisations que l’on doit donner quotidiennement, ou les décisions sur qui accède à un poste de travail déterminé, mieux rémunéré, avec de meilleures conditions qu’un autre. Ce devraient être des décisions réglementées, a-t-il souligné, où l’on tiendrait compte des qualités pour remplir la fonction, et non une décision où intervienne la subjectivité de celui qui décide, parce que la subjectivité est le bouillon de culture de la corruption.

Le pays a beaucoup de lois et une grande dispersion, a commenté pour sa part Lázaro Barredo, c’est pourquoi il devrait y avoir une loi anti-corruption qui rassemble toutes les dispositions sur le sujet. Il a donné quelques exemples de cas survenus les années précédentes, et spécialement un, divulgué par la presse nationale, dans lequel on avait démasqué un réseau de dirigeants municipaux de tout le pays, et même une entreprise entière dans la capitale cubaine –le glacier Ward— qui avaient détourné plus de neuf millions de pesos en 1978. De cette expérience, se dégagent quelques unes des causes qui donnent naissance à la corruption : l’absence de contrôle ou le caractère superficiel des contrôles, la vulnérabilité chez le personnel qui doit se consacrer à ces tâches, en particulier les inspecteurs, facilement corruptibles, la manque de contrôle populaire et, en même temps, l’insuffisante autorité des gouvernements locaux.

Barredo a conclu qu’il est nécessaire que les fonctionnaires publics, depuis le plus simple jusqu’au plus élevé, fassent une déclaration sous serment de leurs revenus, parce qu’il est courant de voir quelqu’un qui est supposé vivre d’un salaire et dont le niveau de vie est bien au dessus.

Un autre point névralgique pour le journaliste est la transparence et la nécessité qu’il y ait un flux d’information permanent sur le sujet, afin que les personnes qui dénoncent les problèmes se voient moins exposées et ne soient pas victimes de représailles.

La bataille contre la corruption, a insisté Barreda, ce ne sont pas l’Etat, le Parti, le Ministère Public ni la Police qui la gagnent, elle devient un combat de toute la société.

Oscar Hung a réfléchi sur la perception du risque. Il a commenté que, de même qu’en 2017 la plupart des gens n’avaient pas la perception de la situation critique existante du fait de la sécheresse, il manque aussi la perception du risque concernant la corruption, qui a des causes multiples et qui doit faire l’objet d’une attention multisectorielle, indiquait-il. D’un autre côté, lorsque l’on n‘utilise pas de façon adéquate et avec une grande rigueur les mécanismes de contrôle, il y a un manque de prévention et on n’implique pas tous ceux qui doivent être partie prenante ; la seule chose que l’on parvient à faire c’est une autopsie du phénomène.

Il a pointé la grande vulnérabilité que représente l’absence d’une comptabilité sûre, fiable, transparente, qui serve à la prise de décisions. A cet état de fait concourent les bas salaires du secteur public, la déprofessionnalisation, de même que la passivité, l’inaction qui conduisent à une très dangereuse impression d’impunité.

L’enquête lancée par Temas par le biais des réseaux sociaux et dans le public présent au débat coïncide sur certains de ces points. Celle-ci a révélé comme principales causes de la corruption, d’après ceux qui y ont répondu, les bas salaires, le manque de contrôle administratif et la perte des valeurs et, dans une moindre mesure, le pouvoir arbitraire de la bureaucratie et le manque de transparence de l’information.

Pour le débat, dix personnes présentes dans le public ont demandé la parole. La première a été une dame, professeur d’université, qui a attiré l’attention sur la vulnérabilité des citoyens face à ces réalités. Elle a mentionné le Logement et l’Aménagement du Territoire comme deux organismes qui mettent quotidiennement les personnes face à des actes de corruption ; et bien souvent il n’y a pas moyen de s’en défendre, car ils impliquent des fonctionnaires à tous les niveaux. Sur la base de son enquête personnelle, elle a indiqué que les mécanismes d’attention à la population ne résolvent pas non plus le problème car au lieu de rendre viables les plaintes de la population, ils deviennent un mur qui protège ceux qui font mal leur travail ou qui agissent de façon corrompue.

D’autres participants ont partagé cet avis. Ceux-ci ont indiqué que parfois les plaintes ou les dénonciations aboutissent dans le même lieu qui les a motivées et que, par conséquent, il n’y a pas de réponse et encore moins de solution.

Une dame, professeur d’Ethique, a insisté sur le fait que, lorsque la responsabilité est diluée, personne n’est coupable et que, par conséquent, ils se sentent libres d’agir sans en assumer les conséquences.

Sur cet aspect, un jeune spectateur s’est référé à l’intériorisation d’une culture de la corruption et de l’impunité. Si nous grandissons dans une ambiance de violations, comme celle du tavernier qui vole et il ne se passe rien, ce manque de morale fait que les agissements de ces personnes nous paraissent de plus en plus courants et de moins en moins censurables ; c’est pourquoi le vol cesse de s’appeler le vol et devient « la lutte » ; et la corruption cesse d’avoir cette connotation pour être assumée comme une chose normale, ce qui est très dangereux.

Un autre spectateur acquiesçait et allait beaucoup plus loin, en parlant de paradigmes culturels qui se répandent progressivement, comme lorsque l’on intronise comme image du succès l’individu qui s’enrichit par le biais de la corruption, un facteur qui perpétue le phénomène joint à une ambiance qui le provoque.

L’inefficacité du système pour gérer les entreprises publiques, les failles du modèle économique, l’existence de certaines lois qui, bien souvent, par leur absurdité, semblent conçues pour être détournées et la perte de valeurs, ont été notées également comme causes de l’essor de la corruption par les temps qui courent, ainsi que le manque de transparence dans la communication des faits au grand public, en plus de la faible autonomisation des citoyens pour l’affronter.

Celui qui affronte le corrompu subit des représailles et comme les mécanismes ne jouent pas en faveur de la personne et que, à différents niveaux, il y a un détournement des figures qui doivent répondre et protéger le citoyen, eh bien, on ignore celui qui réclame, alertait un autre spectateur, assidu des débats de Último Jueves.

Lors du dernier tour de table du groupe d’experts, Lázaro Barredo résumait que, pour affronter ce fléau, il est nécessaire d’apporter des modifications au Code Pénal en vigueur, mais cela suppose aussi une plus grande protection des droits des citoyens, aujourd’hui en état de vulnérabilité à beaucoup d’égards. Il a insisté sur l’approfondissement des institutions et sur le renforcement de l’autorité des gouvernements locaux pour qu’ils puissent exercer un véritable contrôle sur les biens de tous. En ce sens, il a aussi conclu que l’Assemblée Nationale doit exercer encore plus de contrôle et plus de surveillance sur l’ensemble du pays, processus auxquels la presse ne peut rester étrangère.

La société cubaine et le monde autour ont beaucoup changé et de nouvelles conceptions sur le contrôle social sont requises, non seulement sur la corruption, car celles qui existent correspondent à des époques révolues, désormais dépassées, a commenté le modérateur Rafael Hernández, tandis qu’il remerciait les spectateurs, plus d’une centaine, venus assister au débat malgré la pluie de ce dernier jeudi d’avril.


Article de Lisandra Fariñas Temas cultura ideología sociedad 28/04/2018
http://temas.cult.cu/catalejo/la-corrupci-n-esa-enemiga-no-tan-silenciosa