Edward Weston, certes, mais Tina Modotti surtout

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« Mariés ou amants, ils ont fusionné amour et création. Le Centre Pompidou-Metz célèbre les couples de l’art moderne. Parmi eux : les photographes Tina Modotti et Edward Weston. Si l’histoire a retenu le nom de Monsieur, celui de Madame a bizarrement mis plus de temps à passer à la postérité » (Télérama).
(Jusqu’au 20 août)

Tina Modotti et Edward Weston : Quand un artiste en cache une autre »

Posté par Michel Porcheron/ Source : Yasmine Youssi, Télérama

Mariés ou amants, ils ont fusionné amour et création. Le Centre Pompidou-Metz célèbre les couples de l’art moderne. Parmi eux : les photographes Tina Modotti et Edward Weston. Si l’histoire a retenu le nom de Monsieur, celui de Madame a bizarrement mis plus de temps à passer à la postérité.

Quelle étrange procession ! En cette matinée d’été 1923, ils sont une dizaine à se retrouver sur le port de San Pedro, à 20 kilomètres de Los ­Angeles, pour accompagner Edward ­Weston (1886-1958) à son bateau, avant qu’il ne lève l’ancre pour Mexico. Il y a là une poignée d’amis et son épouse, Flora, flanquée de leurs quatre enfants. Ce n’est pourtant pas avec elle que le photographe s’apprête à monter à bord, mais avec son fils aîné. Et surtout sa maîtresse, Tina Modotti (Udine, 1896- Mexico, 1942).

A eux deux, ils forment l’un de ces couples emblématiques de l’art moderne, auxquels le Centre Pompidou-Metz rend hommage. Des hommes et des femmes qui surent autant repousser les limites de leur discipline que celles de la moralité bourgeoise de l’époque. Epoux ou amants, hétéros ou homos, en duo ou en trio ­(Lili et Ossip Brik, et Vladimir ­Maïakovski), ces artistes inséparables (Jean et Sophie Taeuber-Arp) ou indépendants (Eileen Gray et Jean Badovici) fusionnèrent art et quotidien, menant des recherches similaires, au point que certains de leurs travaux se confondent (Robert et Sonia Delaunay). Sauf que la postérité n’a souvent retenu que le nom de Monsieur. Ce dont l’œuvre de Tina Modotti a longtemps souffert.

1924


Elle court les milieux bohèmes

Peu avant d’embarquer sur le SS ­Colima, elle et Weston ont conclu un accord : il a accepté de la suivre au Mexique (où elle a enterré son mari, peintre et poète, un an auparavant) et d’y ouvrir un studio dont elle assurera la gestion. En échange, il lui apprendra la photo. A elle, un savoir dispensé par l’un des plus grands. A lui, l’occasion de fuir un pays en proie à la prohibition et au Ku Klux Klan, d’échapper au provincialisme de la Californie et à ses bonnes mœurs qu’il abhorre. Sans parler de son mariage…

Tina Modotti a mis du temps à trouver un mode d’expression qui lui convienne. Née à Udine, en Italie, d’un ouvrier mécanicien parti faire fortune aux Etats-Unis en 1906, elle est obligée de travailler dès l’âge de 12 ans, avant de rejoindre son père en 1913 à San Francisco. Miracle ! L’Amérique offre une multitude d’opportunités à cette beauté brune et vive de 1,55 mètre, curieuse de tout et des autres. Elle obtient un premier emploi dans l’atelier de confection d’un grand magasin, dont elle devient vite l’un des mannequins.

Mais voilà qu’elle s’intéresse au théâtre, maintenant. Elle passe des auditions en 1917, intègre des troupes amatrices puis professionnelles, tente même sa chance à Hollywood. Avec un certain succès. A peine installée à Los Angeles avec son mari, elle court les milieux bohèmes où l’on parle autant d’amour libre que d’art pour l’art. Edward Weston, présenté par un ami commun, entre alors en piste.

Passion amoureuse et artistique

La photo la plus reproduite. Elle fut envoyée à sa mère en 1920, période où Tina est actrice de cinéma muet à Hollywood.

Lui descend d’une lignée de médecins. Photographe reconnu, déjà exposé à Londres, installé à son propre compte, il est en cette année 1921 encore proche des pictorialistes (pour qui la photo n’est pas une reproduction du réel mais son interprétation, au même titre que la peinture), même s’il commence à s’en détacher. Reste qu’il n’en est pas moins financièrement dépendant de sa femme, institutrice.

Sa rencontre avec Tina Modotti lui ouvre de nouveaux horizons. Au coup de foudre s’ajoute une entente professionnelle immédiate. Les images qu’il fait d’elle tranchent avec ses nus précédents, plus impersonnels. Il laisse apparaître son visage (ce qu’il n’avait encore jamais fait avec d’autres modèles), exacerbe sa sensualité au tirage. En témoigne le charnel White Iris (1921) où elle apparaît dans la pénombre, penchée sur un iris blanc, les yeux clos, le visage abandonné à leur amour, tandis qu’une lumière estompée caresse son sein.

Mais la comédienne ne se contente pas de poser pour son amant. Elle participe à la composition de ses portraits, trouvant plus de plaisir et d’intérêt à la photographie qu’à sa carrière hollywoodienne. Lui l’encourage, lui prête son appareil et lui apprend à développer la pellicule.

L’élève et le maître

A peine arrivée à Mexico, elle honore sa part du contrat en installant leur studio dans un quartier chic. Elle y gère les commandes, organise les expositions de son compagnon, lui sert de traductrice auprès de leurs nouveaux amis artistes, comme Diego Rivera. Car le pays connaît alors une renaissance culturelle dont les muralistes — Rivera en tête — sont les princes.

Pendant le tournage d’un film en 1920

Depuis qu’il a rencontré Alfred Stieglitz, en 1922, chantre de la modernité aux Etats-Unis, Edward Weston a peu à peu abandonné le flou pictorialiste pour une mise au point plus nette, des tirages précis. Il s’intéresse aux objets du quotidien, cherchant à révéler la pureté de leurs lignes, flirtant avec l’abstraction. Et c’est ce qu’il transmet à Tina Modotti. L’élève se révèle d’emblée extrêmement douée.

Leurs images des années 1923-25 se ressemblent. Cette photo d’échafaudage par exemple, dans laquelle l’apprentie photographe joue avec les ombres, ses escaliers ou ses portes extrêmement graphiques renvoient aux recherches menées par Weston. Mais déjà la jeune femme s’émancipe.

En 1924, le couple s’est ainsi retrouvé à photographier un cirque russe de passage à Mexico. A chacun son image du chapiteau. Jeu de lumières et quadrillage de l’espace pour Weston. Idem pour elle. Sauf qu’elle replace la photo dans son contexte social en cadrant son tirage sur des spectateurs issus des classes populaires venus se détendre après une journée de travail. Pareil pour son cliché de fils télégraphiques. Ils strient le ciel en témoignant du développement du pays.

Une œuvre révoltée

C’est que le Mexique, en pleine ébullition artistique et politique, la prend à la gorge. La misère lui rappelle son Italie natale, ravivant et nourrissant la conscience sociale de cette fille de socialiste. « Au modernisme de Weston dont elle a hérité, Modotti apporte une dimension politique et une véritable puissance documentaire », souligne Sam Stourdzé, qui lui avait consacré une exposition en 2000 au festival d’Arles, qu’il dirige aujourd’hui.

Contrairement à son amant, la jeune femme est persuadée qu’une photo ne peut se réduire à une simple recherche esthétique, mais qu’elle doit refléter la réalité sociale d’un pays. Alors elle combine les deux en virtuose. Dans cette nature morte composée d’une cartouchière, d’un épi de maïs et d’une guitare pour symboliser le pays en lutte. Dans ce célèbre portrait d’une Indienne portant un drapeau rouge.

Weston, lui, est loin de tout cela. D’autant que leur couple arrive en bout de course. Chacun mène sa vie. De plus en plus militante pour elle, qui a adhéré au parti communiste en 1927, quand lui réalise ses plus belles photos après son retour à Los Angeles, isolant des légumes, des fruits, des coquillages de leur contexte dans une photographie directe, intemporelle, chargée d’une puissance érotique.

Sa vie bascule dans la tragédie

Julio Antonio Mella/ Photo de Tina Modotti/1928

Ils s’écrivent pendant plusieurs années, avec tendresse, lui étant le seul avec lequel elle peut encore parler de photographie.

Mais la carrière de Tina Modotti bascule dans la tragédie.

En 1929, Julio Antonio Mella, un jeune militant cubain qui partage sa vie, est assassiné sous ses yeux. Un an plus tard, elle est expulsée du Mexique du fait de ses activités politiques.

Mexico fin 1928

Réfugiée à Berlin, elle est incapable de vivre de la photo. Alors, elle abandonne. L’URSS étant le seul pays prêt à l’accueillir, elle atterrit à Moscou six mois plus tard, parcourt l’Europe pour délivrer aux agents du Komintern de l’argent ou des faux papiers, avant de filer en Espagne en pleine guerre civile. Elle regagne le Mexique en 1939. Eteinte, anéantie, elle est emportée par une crise cardiaque en 1942.

Il a fallu du temps pour redécouvrir son œuvre, composée de quelque cinq cents clichés. Jusqu’à l’expo de Sam Stourdzé, celles qui lui étaient consacrées donnaient essentiellement à voir ses nus signés Weston, perpétuant ce titre d’une exposition commune à Mexico, qui l’avait mise en rage : « L’empereur de la photographie et la ravissante Tina Modotti », pouvait-on lire sur l’affiche. Le lot de la plupart des artistes femmes modernes.

A voir
« Couples modernes. 1900-1950 », jusqu’au 20 août, Centre Pompidou-Metz. Catalogue, sous la direction d’Emma Lavigne, coéd. Gallimard/ Centre Pompidou-Metz, 480 p., 49 euros

À lire (entre autres) :
Tina Modotti. Amour, art et révolution, de Margaret Hooks, éd. Anatolia, 364 p. Une biographie idéale.


Tina, ou la beauté incendiée, de Pino Cacucci, Belfond, 262 p.

Tina Modotti, de Bernadette Costa-Prades, éd. Philippe Rey, 208 p.

Présentation de l’’auteur : Bernadette Costa-Prades est journaliste et auteur de nombreux livres dans le domaine de la psychanalyse. C’est avec ce bagage qu’elle aborde les grands destins de femmes, explore leur vie amoureuse, tente de comprendre leurs engagements, les ressorts de leur créativité. Elle écrit ses biographies comme des romans, même si tous les faits sont eux bien réels. Elle a publié chez Phébus/Libretto les vies de Simone de Beauvoir, Frida Kahlo, et Niki de Saint Phalle.

Présentation de l’éditeur :

La jeune Tina nait en 1896 près de Venise, dans une famille très pauvre, qui se trouve contrainte d’émigrer aux États-Unis pour survivre. Tina fascine tôt par sa beauté et sa forte personnalité : engagée à son arrivée comme ouvrière dans le textile, elle devient mannequin puis actrice, mais préfère la vie de bohème de San Francisco où elle rencontre le célèbre photographe Edward Weston. Le couple part s’installer au Mexique : ils parcourent le pays, photographiant les paysans et la vie quotidienne, fréquentent le milieu artistique de Mexico - Diego Rivera, Frida Kahlo. Profondément touchée par la misère du peuple mexicain, Tina s’engage auprès des communistes et fait ainsi la connaissance de Julio Antonio Mella, le fondateur du parti communiste cubain, dont elle tombe follement amoureuse. Mais, seulement quelques mois après, il est assassiné en pleine rue. Trainée dans la boue pour sa vie ’ dissolue ’, Tina est bientôt emprisonnée, puis expulsée du pays.

Une vie d’errance commence alors, Berlin, puis Moscou. Tina se radicalise. En adhérant à la pensée soviétique, elle entre littéralement en religion : plus d’amis, plus de photos, plus d’art, une vie de clandestinité. À la fin de la guerre, lorsqu’elle souhaite rentrer, les États-Unis la refoulent vers le Mexique où elle passera les deux dernières années de sa vie, fuyant tous ses anciens amis. L’ancienne égérie des artistes à l’allure de vieille dame n’a que 48 ans lorsqu’elle meurt d’une crise cardiaque à l’arrière d’un taxi. à moins qu’elle n’ait été assassinée ?

Avec l’exactitude de la biographe et le souffle de la romancière, Bernadette Costa-Prades nous entraîne dans le bouillonnant Mexique post révolutionnaire et l’Europe tourmentée des années 30, pour nous faire découvrir une femme libre et fascinante.

Consulter aussi : http://www.telerama.fr/livres/tina-modotti,72778.php?ccr=oui

en espagnol (Cuba)

https://www.ecured.cu/Tina_Modotti

https://www.ecured.cu/Julio_Antonio_Mella

(mp)