Severiano de Heredia : ce mulâtre cubain que Paris fit “maire” et la République, ministre.

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Un livre de Paul ESTRADE, Préfacé par George Pau-Langevin, députée de Paris.
Severiano de Heredia (1836-1901) est le cousin du poète romantique cubain José María Heredia et du poète parnassien français José-Maria de Heredia, mais il s’est illustré bien plus en politique qu’en littérature. Il a été un personnage important de la Troisième République, une des figures les plus audacieuses et intéressantes du radicalisme, surtout si on tient compte des origines de cet homme de couleur né à La Havane. Cette biographie – la première à lui être consacrée – retrace son itinéraire, examine les relations qu’il a maintenues avec Cuba et celles qu’il a tissées avec l’Amérique Latine.

Elle insiste sur son engagement politique en tant qu’élu de Paris, ministre des Travaux Publics, président de l’Association Philotechnique et personnalité influente du Grand Orient de France. Il a joué un rôle très actif dans les combats en vue de la séparation de l’Église et de l’État, dans le développement à Paris de l’instruction gratuite, laïque et obligatoire et de l’enseignement professionnel, dans la création des bibliothèques municipales, etc. Cela dit, S. de Heredia n’a pas manqué d’être tenu, au faîte de sa gloire, pour « le nègre de l’Élysée », et être l’objet d’une campagne outrancièrement raciste. Se trouve donc posée la question de comprendre comment et pourquoi il a pu connaître une belle réussite suivie d’une disgrâce totale. Il est encore si méconnu que personne ne s’est avisé de le mentionner comme antécédent des « ministres de la diversité » nommés en 2007. Son ascension et son occultation sont liées aux potentialités et aux contradictions de la jeune République et à l’image dévalorisée du Noir dans la France colonialiste des XIXème et XXème siècles.

Severiano de HEREDIA

Un essai historique, une biographie politique : pourquoi ?

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Dans un article de presse l’historien Alain Ruscio s’interrogeait après d’autres sur le sens de la présence de trois femmes issues de l’immigration africaine dans le premier gouvernement formé par le président Sarkozy en mai 2007. Son article commençait ainsi :
« On ne compte plus les commentaires réagissant à l’entrée au gouvernement de Mmes Rachida Dati, Rama Yade et Fadela Amara. Ecrits parfois avec emphase. « Pour la première fois », on a fait appel à cette partie de la population « issue de la diversité ». Pour la première fois ? Faut-il que la mémoire collective soit faible pour que des centaines d’articles aient avancé cet énoncé. Car, s’il faut absolument un nom de premier « Africain » politicien en métropole, c’est celui de Blaise Diagne qui vient à l’esprit. Et, s’il faut une date, c’est 1914, il y a presque un siècle » (Alain Ruscio, « Ministres françaises ‘issues de la diversité’ », Le Monde Diplomatique, n° 651, juin 2008, pp. 8-9).
Au paragraphe suivant l’auteur précisait que Blaise Diagne, élu député de Dakar en 1914, fut nommé secrétaire d’Etat en 1917. Sans vouloir être désagréable à l’égard de ce collègue dont nous partageons très souvent les analyses, nous croyons devoir le contredire sur la rectification qu’il apporte.

Le premier ministre noir dont la IIIe République se soit dotée, ce fut Severiano de Heredia (1836-1901), alors député de Paris depuis 1881, et ce fut en 1887. Cet homme eut en charge le ministère des Travaux Publics.
Il venait des Antilles, non pas des Antilles françaises, mais de Cuba. C’était un mulâtre, né d’une mulâtresse, et, comme s’amusait à le dépeindre un journaliste du Gaulois, son « teint avait la nuance d’un cigare colorado », de La Havane bien sûr. En termes de l’époque c’était un « nègre ». Henri Rochefort qui avait la dent dure autant qu’il avait un esprit raciste stigmatisa en lui « le nègre de Rouvier » (du nom du président du conseil des ministres qui le prit dans son cabinet), « le nègre du ministère », « le nègre de l’Elysée ».

Par sa naturalisation obtenue au début de la guerre franco-prussienne, le sujet espagnol, doublement discriminé à cause de ses origines, était devenu un citoyen français très fier de l’être. En peu d’années il accéda à des responsabilités publiques élevées. Il fut successivement conseiller municipal du quartier parisien des Ternes en 1873, président du conseil municipal de Paris en 1879, député de Paris (XVIIe arrondissement) en 1881, ministre à part entière en 1887. Toute sa carrière durant il fut un élu se réclamant du radicalisme. De tendances très avancées au début, ses opinions s’infléchirent progressivement. Du hardi bourgeois progressiste il restait vers 1900 le bourgeois libéral éclairé. Son mandat de député et sa carrière politique officielle prirent fin en 1889 quand eut déferlé la vague boulangiste.

Severiano de Heredia a combattu avec passion pour la république et la démocratie, contre Napoléon III, contre les Prussiens, contre les Royalistes, contre les Boulangistes. Il a été un protagoniste zélé du développement de l’école laïque et aussi de l’enseignement technique professionnel. Il a succédé à Victor Hugo à la présidence de l’Association Philotechnique. Il a été un artisan précoce et fervent de la séparation complète de l’Eglise et de l’Etat. Il a soutenu les droits des enfants et des femmes.

Réformateur convaincu et tenace, il a créé et organisé dans le département de la Seine les services de surveillance des enfants en bas âge et du travail des femmes et des enfants dans les manufactures, étant le premier à introduire une femme dans ces deux services administratifs, comme il a été le premier à introduire un ouvrier dans le comité consultatif des chemins de fer. Son rôle dans l’essor de la franc-maçonnerie a été de premier plan. Au sein du conseil de l’ordre du Grand Orient de France il a été de ceux qui ont fait adopter en 1877 l’article qui a supprimé pour les « frères » l’obligation de croire en Dieu. Son rôle dans l’établissement d’échanges avec l’Amérique Latine n’a pas été moindre. Il a présidé l’Union Latine Franco-Américaine. Quoique ayant hérité à Cuba, par son père, d’une plantation sucrière et d’esclaves, il a été abolitionniste puis, lors de la guerre de 1895-98, il s’est montré solidaire du mouvement indépendantiste cubain

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Son apport à la vie politique et sociale nationale s’est étendu à d’autres domaines. Il a été une des figures de proue de la revendication « autonomiste » parisienne : que Paris soit une commune libérée, débarrassée de la tutelle étatique, élisant un maire doté du pouvoir des autres maires. Au conseil municipal, au conseil général, au parlement, au gouvernement, il a cherché à faire avancer des projets d’envergure, entre autres celui du métropolitain de Paris. A la fin du XIXe siècle, propriétaire d’une importante société de fiacres, ce notable entreprenant toujours confiant en l’innovation scientifique et toujours tourné vers l’avenir, a misé sur le développement de l’automobile électrique. Le XXIe siècle lui donnera-t-il raison ?

C’est la biographie politique de cet homme singulier, très méconnu, presque inconnu, qui n’a pas eu la Légion d’Honneur (pour un ministre !), qui n’a pas de rue à son nom, qui n’a pas de buste à l’Hôtel de Ville, etc., que nous nous sommes proposé d’écrire sous le titre :

Severiano de Heredia : ce mulâtre cubain que Paris fit “maire” et la République, ministre.

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Sauf de son vivant, aucune biographie ne lui a été consacrée, aucune étude spécifique non plus. Nous avons épluché, de la façon la plus systématique, les archives de Paris (Bibliothèque Nationale, Archives Nationales, Archives de la Ville de Paris, de la Préfecture de Police, du Grand Orient de France) ainsi que les archives cubaines (La Havane, Matanzas), afin de pouvoir rectifier les mentions éparses le concernant de-ci de-là et de pouvoir présenter de manière documentée et neuve l’origine, la formation, l’évolution, les grandes idées, les principaux combats, l’activité multiforme d’un homme de couleur vite et bien intégré dans la société française, toute raciste qu’elle fût.

Sa fortune personnelle (il pouvait vivre de ses rentes), son appartenance à la franc-maçonnerie, ses liens avec quelques-uns des hommes du Quatre-Septembre, permettent déjà de comprendre ce paradoxe. Son radicalisme, son progressisme, son voltairianisme, ainsi que le militantisme de son engagement et la solidité de son tempérament l’ont également favorisé quand il s’identifia, sans hésitation, avec la jeune république qu’il s’agissait d’affermir.

Cela dit, Severiano de Heredia a été un bel homme, charmant, élégant, distingué et, faut-il l’ajouter, cultivé et éloquent. Poète nonchalant dans sa jeunesse, dans la force de l’âge conférencier, économiste et financier acharné au travail, à soixante ans il s’est lancé éperdument dans l’automobilisme, conduisant son propre véhicule. Tout cela est évoqué dans le livre au fur et à mesure qu’on progresse dans les grandes étapes de sa vie. En revanche, de sa vie privée qui aurait pu faire l’objet d’une autre recherche auprès de ses descendants, ne sont retenus sans insistance que les faits essentiels : sa naissance obscure à La Havane, sa venue à Paris avec sa mère adoptive étant orphelin de père et de mère, ses brillantes études au lycée Louis-le-Grand, son mariage bourgeois, son luxueux hôtel particulier, la perte dramatique de son garçonnet, l’éducation moderne de sa fille, ses accidents de santé, la pompe de ses obsèques maçonniques.

Notre intention a été d’esquisser une première biographie politique de Severiano de Heredia, susceptible d’intéresser aussi bien le Parisien curieux de connaître ses édiles que le citoyen soucieux de comprendre comment et pourquoi un Noir (de surcroît étranger de naissance) a pu devenir ministre au début de la IIIe République, comment et pourquoi il a pu être oublié ensuite (voire occulté), enfin comment et pourquoi ce cas d’intégration réussie a-t-il tant tardé à redevenir possible. En parcourant sa vie on replonge nécessairement dans l’Histoire de France.

Le plan adopté respecte le plus possible la chronologie. On a veillé à l’équilibre entre les chapitres. Toute référence documentaire, toute note de bas de page ont été exclues afin d’alléger la lecture d’un texte conçu et rédigé par un historien pour être à mi-chemin entre le récit et l’essai historiques. Mais les faits recueillis et rapportés, restitués dans leur contexte, restent circonstanciés, précis et vérifiables.

Severiano de Heredia (francisé en son temps : Sévériano de Hérédia) appartiendrait par son père à la famille de Pedro de Heredia, le conquérant espagnol qui fonda Carthagène des Indes au XVIe siècle. C’est douteux. Parentés plus certaines, il est le cousin de José María Heredia, le poète romantique hispano-américain et chantre de la liberté cubaine, et le cousin de José-Maria de Heredia, le poète parnassien auteur des Trophées, son contemporain, qu’il ne fréquentait pas. Des « trois Heredia », comme on les a appelés parfois, Severiano est celui qui a laissé avant tout une oeuvre politique. Mais, étant donné son statut de bâtard, de mulâtre, de descendant d’esclaves africains par sa mère, la portée de son action et de ses succès dépasse les mérites évidents de l’individu. Comme l’élection de Barack Obama en tant que président des Etats-Unis, pourrait-on dire aujourd’hui, toutes proportions gardées

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La rapide ascension politique de Severiano de Heredia a-t-elle obéi à une volonté d’instrumentalisation des fondateurs de la IIIe République. Peut-être. Mais il faut remarquer, d’une part, que lui-même, s’il n’a jamais eu honte de ses origines, n’a jamais revendiqué sa « négritude » et ne s’est jamais considéré comme le représentant des Noirs ; d’autre part, qu’il n’est pas un élu d’Outremer et qu’il a fait ses classes à Paris, dans son quartier.
L’intelligentsia cubaine de son époque l’a tenu pour une des personnalités créoles ayant brillé hors de l’Ile ; l’intelligentsia noire mondiale du XXe siècle l’a tenu pour un de ses précurseurs. Cependant son itinéraire et son exemple sont très rarement invoqués de nos jours. Tout particulièrement en France où il est totalement ignoré, même des défenseurs de la tradition républicaine et de la laïcité, même de ses continuateurs à la mairie de Paris, même des « experts » qui auscultent les succès et les échecs de « l’intégration à la française ».

Il est absent des grandes Encyclopédies populaires et des Dictionnaires biographiques français et étrangers pourtant remis à jour. Le Dictionnaire culturel des Caraïbes (2009) ne signale pas son existence. Il ne fait pas partie de Ces noirs qui ont fait la France (Benoît Hopquin, 2009). Dans son tout récent ouvrage de janvier 2010 - De Lucy à Barack Obama -, Lilian Thuram n’a pu le faire figurer dans sa galerie de portraits, et pour cause : il eut été bien en peine pour en trouver un !
Voilà pourquoi, même si son cas est une exception, le cas de Severiano de Heredia peut être instructif. Il tendrait à montrer qu’au moment où la République des Crémieux (qui le parraina), des Gambetta, des Ferry et des Grévy (qui le nomma) construisait avec optimisme l’avenir de la France, et avant que celle-ci ne s’aventure à fond en Afrique Noire dans des conquêtes coloniales, les dirigeants de l’Etat et derrière eux tout un secteur avisé de l’opinion acceptaient assez aisément la promotion d’un « nègre », dès lors qu’il pouvait contribuer par son talent et son travail à leur ambitieux dessein national.

Paul ESTRADE est professeur émérite de l’Université de Paris Saint-Denis, spécialiste de l’Histoire de l’Amérique Latine contemporaine.
Il a notamment étudié l’Histoire politique, économique, sociale et culturelle de Cuba aux XIXe et XXe siècles, ainsi que l’Histoire des relations franco-cubaines. Il est également Professeur Invité à l’Université de La Havane. Il est cofondateur de l’association FRANCE CUBA.

Un article de la revue digitale cubaine CUBARTE :

http://www.cubarte-francais.cult.cu/paginas/actualidad/opinion.detalle.php?id=16525&tabla=articulos&seccion=El%20Portal%20Cubarte%20Le%20Sugiere