Les poètes cubains et les rues de La Havane

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Juan Nicolás Padrón Barquín, poète, essayiste, chercheur à la Casa de las Américas de Cuba, éditeur, professeur, a réalisé un travail considérable d’écriture de prologues et d’anthologies de livres de poésie. Il est aussi conférencier et coordinateur de rencontres littéraires et artistiques.
Dans la perspective de la célébration, en 2019, des 500 ans de la fondation de La Havane, il nous fait découvrir cette ville par l’entremise des nombreux poètes qui ont chanté ses rues, son ciel et sa vie secrète.


L’avenue de La Havane probablement la plus chantée par les poètes est le Malecón, ruban de communication de la ville qui unit aujourd’hui trois municipalités et accueille de nombreuses rues, lesquelles « meurent » ou « naissent » face à son parapet où se mêlent la mer, la lumière et les baisers, l’un des lieux qui accumulent le plus d’histoires d’amour et de cœurs brisés, de rencontres et d’adieux, de consolations douloureuses et de joyeuses célébrations, de secrets complices et de déclarations incroyables…

Dès les premières années de la République, on écoutait de la musique sous la gloriette de La Punta, aussi bien des valses que des pasodobles, et l’on y exhibait les calèches, puis les automobiles, sur son premier tronçon construit, événements évoqués par Agustín Acosta et Federico de Ibarzábal dans leurs poèmes respectifs.
Acosta, dans Ala (1915), inclut les quatrains intitulés El Malecón qui commencent ainsi :
« Après-midi de festivités. Le Malecón connaît / une douceur discrète et animée. / La musique enchante notre cœur / avec une émouvante valse d’opérette […] Un rapide défilé. Les voitures s’éloignent / en un tournoi de fière élégance / et, en passant, rapides, elles laissent dans le vent de leur course / le parfum attesté de la France. »

Ibarzábal en fait une description semblable et différente dans le sonnet Noche habanera (Nuit havanaise) extrait de Una ciudad del trópico (Une ville du tropique 1919) :
« L’orchestre militaire, sous la gloriette, / prélude par un pasodoble ; les voitures / exposent des dames aux toilettes tapageuses / qui donnent de l’éclat à la nuit de retraite. […] Sur le parapet du Malecón, le peuple, immobile, / regarde passer l’automobile, / héraut du progrès mécanique. »

Parmi les divers poèmes dédiés au Malecón, Il y en a un de Oscar Hurtado, tellement long qu’on l’a publié sous forme de livre en 1965 : Paseo del Malecón (Promenade du Malecón).
Dans un étrange passage, apparaît la figure mythique du vampire :
« Le jour qui décroît doucement / est gonflé de nuages et de couleurs. / Les lumières vertes du collier du Malecón / s’allument quand le soleil disparaît / ayant pour mission d’accueillir les vampires / qui achèvent leur grande sieste. / Cet enfant qui passe chevauchant / le corps doré d’un dauphin, / c’est moi-même dans les eaux de mon esprit […] »

D’autres auteurs ont assimilé le Malecón à l’air marin du paradis, l’élevant au rang de symbole par excellence de la ville. Habanera (Havanaise), de Jesús Orta Ruiz, dans El indio Naborí (L’indien Naborí), en fait la démonstration dans ses tercets :
« La Havane est une fenêtre ouverte / sur la mer. Dans mes poumons chante / l’air bleu de La Havane. / Loin d’elle, mon air vital me manque toujours : / j’ai besoin de la mer, de ma mer, / ma mer avec son Malecón, / le bleu avec le souvenir, / l’écume avec l’espoir. / Ne m’emmenez pas au paradis / car si je ne suis pas à La Havane, / je ne sais pourquoi, je ne respire pas bien. »

L’un des plus beaux textes écrits sur le Malecón est Acuarela. Malecón de La Habana (Aquarelle. Malecón de La Havane), de l’origéniste Ángel Gaztelu.
Il s’agit d’une œuvre en forme de quatrains qui décrit le passage du jour à la nuit, mais de manière très différente de celle de Hurtado :
« Quand le crépuscule est incandescent, / sur le Malecón s’élève / la lune – d’or polie - / telle un pamplemousse resplendissant. / Par son enchantement, le rivage / entrevoit comme un bijou, / brasillant d’arc-en-ciel les lèvres / de l’onde frémissante. / Au détour du parapet / - propice à l’ambiance et à l’heure - / des couples passionnés / mêlent les soupirs et les bouches. / L’écume se brise en frisures / sur le tranchant de la côte, / se répandant en corbeilles / de corolles cristallines. / Et en éteignant les couleurs / du soir, propre et seule, / la lune bronzée d’argent / tremble comme une fleur de magnolia. »

Une autre avenue privilégiée de La Havane était la rue Jesús del Monte, qui commençait au carrefour de Tejas – réunion finale de celles de la Infanta, Monte et Cerro – et atteignait les embranchements qui allaient à Managua et Bejucal, un ancien « chemin du tabac » par lequel on transportait, depuis la vallée jusqu’aux quais, la précieuse denrée.

Aujourd’hui connue comme la rue du Dix octobre, elle donne son nom à la municipalité la plus peuplée de Cuba, avec un tracé fantasque et sinueux plein de courbes, de montées et de descentes, d’une architecture éclectique d’arcades et de colonnes omniprésentes ; elle a été le chemin quotidien de l’enfance de Eliseo Diego qui a composé le poème, non surpassé jusqu’à aujourd’hui et qui la glorifie. En la Calzada de Jesús del Monte (Dans la rue Jesús del Monte) s’immisce dans El primer discurso (Le premier discours) :
« Dans la rue Jesús del Monte, plutôt énorme, / où la trop grande lumière bâtit d’autres murs avec la poussière / ma principale habitude se lasse de se remémorer un nom / et je m’imagine être quelque portail insomniaque / qui regarde fixement le doux bruit des ombres / autour des grandes colonnes désemparées et tranquilles. »

Eliseo se rappelle et décrit chaque détail ; ces deux passages de Las columnas (Les colonnes) et Los portales (Les arcades) suffisent, respectivement, pour perpétuer l’avenue à deux moments de la journée :
« Les colonnes évoquent le repos en une procession très lente / quand, observant leurs ressemblances, j’y trouve / la véritable permanence du matin / […] » et « Le soir, enflammées, fixement désertes, en tête à tête / les profondes arcades répandaient leur figuration oisive de la pénombre, / lesquelles jamais ne furent le seuil heureux de la sieste […]. »

Les angles de rues de La Havane ont été aussi un motif d’inspiration pour plusieurs poètes.
Avec des techniques descriptives très cinématographiques, 12 y 23 (12 et 23) de Fayad Jamís, également artiste plasticien, est peut-être le plus long poème dédié à un coin de rue de la ville ; certains des passages choisis soulignent l’aspect circonstanciel sur lequel l’auteur souhaite insister :
« Le matin, à midi ou dans l’après-midi, si tu te trouves près des rues 12 et 23 / sur le Vedado (ou si tu avances dans l’avenue 26 par la rue Zapata) / tu peux être étonné en voyant une procession qui s’écoule silencieusement vers les portes / du cimetière de Colón. […] Nous nous trouvons à l’angle des rues 12 et 23, là où les rues ont de grands cierges et des miroirs. […] À l’angle des rues 12 et 23, sur le Vedado, tu te heurtes aux remugles de la nourriture que les dieux / ignorent, les pelleteuses cassent une partie de la rue et une terre rouge / s’ouvre comme une blessure. La foule impétueuse avance, il y a des badauds / plantés sur les trottoirs. Tu t’arrêtes pour contempler ces affiches / belles comme des dragons antillais dévorant des glaces à la fraise. / À l’angle des rues 12 et 23, une odeur de pain te remémore la saveur des seins / de cette femme qui, une nuit, t’a dit mon amour, mon chéri […]. »

Et avec ce même style de conversation, Domingo Alfonso, dans Aceras de Neptuno, aceras de San Rafael (Trottoirs de Neptune, trottoirs de Saint-Raphaël), propose la coïncidence de la rencontre de deux rues avec la convergence de deux destins :
« Tous deux se promènent dans la nuit de la ville. / Trottoirs de Neptune, trottoirs de Saint-Raphaël, / la rue s’enflamme de rouge, de bleu, de jaune, / tous deux parlent du bonheur, / […] »

L’image poétique peut se concentrer dans les noms de certaines voies de La Havane. Francisco de Oraá, dans El nombre de las calles (Le nom des rues), découvre cette possibilité étroitement fusionnelle avec sa personnalité artistique et sa biographie :
« Rue des Pavés – tout comme de vies est fait le temps. / Neptune, aveugle, qui ne voit pas la mer. / Rue des Métiers (l’homme dans ses œuvres). / Rue de l’Œuvre pie (qu’a construit l’amour en temps de haine ?) / Et la rue des Âmes ? Tes âmes ? / La rue de l’Amertume : ton nom rauque suffit. / La rue du Terrain communal sans colombes, la blancheur au milieu de tous. / Et la rue de l’Épée, blessure silencieuse. / La rue du miroir n’existe pas. / Rue de l’Hôpital : la misère sous les fleurs. / Rue de l’Infante (quelle lointaine innocence de tes eaux saumâtres ?). / Et la rue de la Reine (toi, lune sur la mer). / Rue de la Colline, devant quoi te dresses-tu ? / Et la rue de la Foudre, qui attend sous ton cœur féminin. / Et la rue de l’Indien (déjà mort, tel un nuage aveugle). / Et celle du Marquis, du Marquis des infamies. / Rue de la Muraille où tu t’arrêtes dans le passé. / Et celle des Marchands aux parlers acides. / Et celle des Anges (la lutte avec l’ange est désormais terminée). / Dans la rue de tes animaux obscurs / et dans celle en pleine clarté tu fais ta vie / et dans les rues troublées par l’amour / et les rues sourdes et les autres, aveugles / ou qui ne disent rien. / Et dans la rue, bouche de tes fruits / et la rue, corbeille de flammes franchissables / ou la rue, filet d’abstraction de tes eaux / et les rues au nom de ta douce senteur / et la rue qui désigne ma solitude / mais qui sont tues par un maçon et un charpentier / et qui ne s’achèvent pas par la mort. »

Une rue paradigmatique de La Havane a été évoquée par Edel Morales dans son premier livre, Viendo los autos pasar hacia Occidente (En voyant les automobiles qui se dirigent vers l’Occident), dans Calle G. – 1982.
Il déclare innocemment que « une nuit, nous cassions des amandes dans la rue G. ».
Il se souvient aussi, dans cette avenue Sigfredo Ariel du centre-ville, de l’angle des rues « Zapata et G. », dans La luz, bróder, la luz (La lumière, amie, la lumière), quand son accompagnateur s’écrit :
« […] Je ne refuse pas / les niaiseries / de l’amour, sourire à d’autres dents / cristallines, les paroles audacieuses / et le jeu habituel. Quand je m’habille / le ciel de La Havane s’illumine déjà. »

Un quartier particulier est décrit dans China’s Zanja Town de Carlos A. Alfonso, inséré dans El segundo aire (Le deuxième souffle) :
« Dans la Ravine passent les barmen / semblables à de pseudo magistrats. »

Parfois la mémoire poétique s’arrête au passage d’un autobus. Cintio Vitier se souvient, dans El acordeoncito (Le petit accordéon), du tracé de la route 14
« passant par la Grand rue, accidentée et campagnarde, / où commençaient alors les aventures / de l’adolescence, et dans la rue de l’Infante, / déserte et funèbre, jusqu’au virage / toujours un peu saisissant / de l’étrange Benjumeda réapparaissant / sous les lampadaires blancs de Belascoaín, / chaque fois plus rapides jusqu’à tomber / dans la Ravine des Chinois, imprécise et sinistre / pour déboucher, enfin, sains et saufs, / parmi la foule simple et voluptueuse de Galiano, / prélude agréable, toujours parcouru à pied, à la joie secrète. »

À d’autres occasions, l’évocation se concentre sur une maison dans une rue, comme dans En Neptuno (Dans la rue Neptune) de Fina García Marruz :
« La maison de la rue Neptune conserve encore, / à mon âge avancé, la petite ronde, / elle conserve mon manteau, mon cahier, / et mon sombre parapluie des jours pluvieux. »

Il n’existe pas de véritable identité sans qu’émerge, tel le surgissement d’un nouvel îlot dans la mer, la rue des jeux, de l’amour et de la peine, du bonheur partagé et de l’adieu définitif.


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