Conversation entre Alejo Carpentier et Ramon Chao

Une archive exceptionnelle !

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L’excellente revue cubaine et francophone « Lettres de Cuba » publiait dans son numéro de septembre 2018 une archive exceptionnelle : le long entretien que le grand écrivain Alejo Carpentier accordait en 1977 (alors qu’il venait de recevoir le Prix Cervantes de littérature) à Ramon Chao, le Galicien de Paris, grand journaliste et ami de Cuba.
La reprise de cet article n’est pas uniquement un hommage de plus à Carpentier, mais tout autant le salut à la mémoire de Ramon, mort en mai dernier à Barcelone. J’avais eu le plaisir de le rencontrer en 1980 à RFI, où il exerçait son métier de rédacteur en chef pour l’Amérique latine. J’étais allé l’interroger durant deux heures sur son regard concernant l’Europe du Sud et la Méditerranée, thème d’un livre que je préparais alors. Sa compétence, sa lucidité n’empêchait pas sa gentille attention au jeune journaliste que j’étais alors. N’oublions pas que Ramon Chao, qui avait débuté comme critique musical, comme Alejo Carpentier, avait transmis son amour de la musique à ses fils Manu et Antoine fondateurs de la Mano Negra.
PHM

Alejo Carpentier, écrivain et citoyen

Alejo Carpentier

Nous savons que vous êtes né à La Havane, en 1904 ; que votre mère était russe ; que votre père, un architecte français, a émigré à Cuba à la suite de « l’affaire Dreyfus », « dégoûté de l’Europe », comme vous l’avez dit en certaine occasion. Et que vos premières années se sont passées à la campagne.

Oui, car étant donné que l’enseignement dans la capitale était très mauvais, et que j’avais une intelligence relativement éveillée, mon père, qui avait acheté une grande propriété dans les environs de La Havane, m’a emmené à la campagne et m’a mis à la tête de cette ferme, me chargeant des recollections, de la culture, ainsi que de l’élevage de certains animaux. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais à la fin de mon roman Le Royaume de ce monde l y a un chapitre consacré aux oies ; l’origine de ce chapitre est que j’ai eu un grand cheptel d’oies. J’ai donc eu une vie très saine, très simple, montant à cheval sept heures par jour, c’est ainsi que j’ai passé mon enfance et mon adolescence.
A propos de cette éducation, mon père avait des idées très particulières. Il avait un penchant pour Rousseau et il pensait qu’on apprenait plus en montant à cheval et en parlant avec des gens qu’en étant enfermé dans les classes des collèges.

Pensez-vous maintenant qu’il avait raison ?

En grande partie, oui. Picasso a dit un jour que l’homme, à partir de l’âge de cinq ans, ne fait que répéter, il n’invente rien. C’est une boutade, bien sûr, mais je pense que ce qui marque le plus un homme est son enfance et ses premières années d’adolescence. Et je suis très heureux de les avoir vécues comme je les ai vécues. J’étais en relation avec les paysans. Je me souviens qu’il y avait des gens extraordinaires, comme des noirs qui me racontaient des histoires qu’ils avaient recueillies, à leur tour, de leurs ancêtres. En particulier, Viaje a la semilla est le résultat de ces années. Je crois aussi que certaines de mes idées actuelles, ou de mes opinions philosophiques ou politiques, doivent beaucoup à ces années de vie en commun avec les hommes de la campagne, qui pouvaient être analphabètes, mais qui m’ont enseigné quelques-unes des choses essentielles dans la vie : le respect de certaines valeurs humaines et une vision quelque peu manichéiste de ce qui est bon et ce qui est mal, de ce qui est propre et ce qui est sale, de ce qui est juste et ce qui est injuste.

Quoi qu’il en soit, le jour est venu où vous avez dû aller étudier dans la capitale.
Oui, en 1921. Je suis allé à La Havane car mon père voulait que j’étudie l’architecture. J’avais une culture musicale assez grande et toutes les ambitions littéraires qu’un garçon de cet âge peut avoir.
Ma famille avait une grande passion pour la musique. Mon père avait été violoncelliste, il avait étudié avec Pablo Casals, de qui il gardait un merveilleux souvenir. Ma grand-mère jouait très bien du piano et elle avait été l’élève de César Franck. Ils m’ont dit comment elle allait tous les jours à l’église de Santa Clotilde, à cinq heures du matin, pour prendre des leçons avec lui. Ma mère était aussi pianiste, alors je me suis vite consacré à la musique. On jouait beaucoup à la maison ; nous avions des amis musiciens et j’ai étudié tout ce qu’un étudiant en musique devrait apprendre : le solfège, l’harmonie, l’orchestration, etc.

On peut donc dire que vous étiez un musicien ou un écrivain, car vous aviez écrit une petite œuvre.
À l’âge de 15 ans, j’ai écrit un petit roman sous l’influence de Flaubert et d’Eca de Queiroz. L’histoire se passait à Jérusalem, à l’époque de Pilate. Par chance, il est resté inédit. J’avais l’habitude d’écrire d’autres histoires inspirées par Baroja et Anatole France. À l’âge de 11 ans, j’avais écrit un roman policier ; et un autre, imité de Salgari. Une chose curieuse, dès mon premier babillage j’ai toujours eu l’assurance absolue que je serais écrivain.

À la Havane dans ces années (1923-24), vous faisiez partie du Groupo Minorista, qui plaidait un renouvellement des valeurs nationales. Avec une perspective d’un demi-siècle, quelle importance attachez-vous maintenant à ce mouvement ?
Il serait trop long à analyser. Mais je vais vous dire que je connais peu de mouvements couvrant ces vastes domaines, qu’ils voulaient tant modifier les terrains de la vie de l’homme et dans la même direction. Depuis Rubén Martínez Villena, le principal animateur du groupe, excellent poète, qui a abandonné la littérature pour se consacrer entièrement à la politique, car il savait que ses jours étaient comptés, et qui, depuis son lit, a conduit la stratégie pour renverser le dictateur Machado, jusqu’à Nicolás Guillén, qui n’était pas beaucoup avec nous, parce qu’il vivait à Camagüey, mais nous le considérions comme nôtre ; jusqu’aux compositeurs García Caturla et Amadeo Roldán, qui avaient également des préoccupations musicales et politiques similaires aux notre, ainsi que Marinello et Emilio Roig...
Nous avons tous travaillé pour un événement transcendantal - je ne dirais pas à Cuba, mais dans toute l’Amérique Latine - Et cet événement a eu lieu, remplissant nos aspirations, avec la Révolution cubaine. Je dois avouer que nous ne l’attendions pas si tôt, ni que nous ne puissions pas rêver de le faire pleinement.
Je pense que le Grupo Minorista a eu une influence en cela, car la génération suivante a prolongé ce que nous avions fait, et elle a représenté un esprit décidément plus engagé, même avec les événements politiques Pablo de la Torriente Brau est mort sur le front de Jarama, en Espagne, en tant que commissaire politique des Brigades Internationales ; Raúl Roa, qui était notre ministre des Affaires Étrangères, et Carlos Rafael Rodríguez, qui a joué également un rôle majeur dans la Révolution cubaine.

À Cuba, dans les années vingt, comment arrivaient les informations sur ce qui se passait en Europe ?
Grâce à Revista de Occidente. Combien d’auteurs allemands, anglais, français ; combien de philosophes ; combien d’historiens de l’art avons nous connu grâce à cette revue qui nous révélait, en outre, les noms de Lord Dunsany, de Georg Kaiser, de Franz Kafka, du Cocteau d’Orphée - tous un drame, toute une musique - sans oublier, pour ceux qui, comme moi, s’intéressaient aux problèmes musicaux, les premiers essais d’Adolfo Salazar ? Et quant aux éditions de la Revista ? : Ce furent les premières à nous présenter les romans de Vsevolod Ivanov ; de Leonoff, les récits de Babel, sans oublier certains écrits fondamentaux de Worringer et Vossler.
Cependant, aussi bien au cours de la deuxième partie du XIXème siècle que dans les premières années du XXème, l’influence de la culture française était bien supérieure à celle de l’espagnole à Cuba et en Amérique Latine.

C’était logique. Il était inutile de chercher la nourriture spirituelle minimale en Espagne. Ce n’est pas moi qui le dit, mais Ortega y Gasset (il suffit de lire le prologue de ses Meditaciones sobre el Quijote), pour savoir que le XIXème siècle espagnol était, du point de vue intellectuel, l’un des plus pauvres de la culture européenne.
Par contre, quand ces hommes se tournaient vers la France - un pays qui leur avait fourni les idées qui ont conduit à l’indépendance – on rencontre l’un des siècles les plus extraordinaires qui n’ait jamais existé. Le XIXème siècle français est prodigieux, non seulement par les individualités qui ont surgi, mais parce que ces hommes prolifèrent dans tous les domaines. Balzac, Flaubert, Zola, dans le roman ; en peinture, Delacroix et l’impressionnisme ; Rimbaud et toutes les écoles de poésie ; en science, Claude Bernard, Pasteur ; en musique, les compositeurs peut-être pas très nombreux, mais essentiels, car sans Berlioz il n’y aurait pas l’orchestre moderne et Debussy (car Debussy est un homme dont la formation est due au XIXe siècle) rompt toutes les chaînes, avec toutes les théories harmoniques qui ont prévalu jusqu’à nos jours. Ainsi, les Latino-américains se sont nourris avec la matière intellectuelle, artistique, musicale, etc., qui vient de France. Quand le XXème siècle arrive, ce mouvement vers la France se poursuit, un peu par inertie. Même un tyran comme le Madrigal Díaz (qui détient le record de rester au pouvoir sur tout le continent) au Mexique, ou avant le vénézuélien Guzmán Blanco et tant d’autres tyrans semblables, sont littéralement hypnotisés par la culture française, par le raffinement français. Paris est leur Mecque, Paris est leur phare.

Et l’Espagne ? Qu’est-ce qu’elle offrait ?
Il y avait quelques possibilités d’être édité à Madrid. Il y avait des maisons d’éditions, comme la Caro Raggio, comme Renacimiento, qui acceptaient de temps en temps un livre latino-américain. Ils avaient publié La gloria de don Ramiro, de Larreta, et l’œuvre de Rubén Darío avait été publiée en Espagne. Mais en dehors de ces possibilités, l’Espagne ne nous offrait alors pas de grandes attractions. Beaucoup d’entre nous ont été rejetés, alors nous regardions vers Paris. On nous a taxé de fantaisistes : il a été dit que de nous pensions tant à Paris, que nous avons oublié les vertus de notre langue et que nous renions une tradition culturelle légitime.
Mais ce qui nous a éblouis à Paris, c’était la nouveauté des expressions, qui se manifestaient. Là, quand tout prenait de nouvelles directions – la plastique, la poésie, la musique -l’Espagne était comme immobilisée dans ses façons de penser et de créer, qui ne correspond plus aux rythmes et aux désirs de l’époque. Qui allait étudier le théâtre, dans une ville dont les scènes étaient monopolisés par les Linares Rivas, Benavente, Arniches ou les frères Quintero ? Qui allait étudier la musique où un Conrado del Campo devait écrire des zarzuelas pour vivre ? Les meilleurs peintres espagnols de l’époque ne vivaient-ils pas à Paris ? Et quant au roman ? Il y avait Pío Baroja ; mais Marcel Proust était meilleur. Quant aux musiciens ? Dès le début du siècle, les Albéniz, les Manuel de Falla, les Granados, devaient être édités à Paris. À cette époque, certaines grandes personnalités ont été l’objet de vénération par les jeunes Latino-américains. Vous n’auriez pas à citer leurs noms. Tout le monde sait que je fais allusion à don Miguel de Unamuno, à Valle Inclán, à Gabriel Miró, à Juan Ramón Jiménez, dont les premiers livres de poèmes courraient de main en main dans ces milieux d’Amérique. Les Latino-américains d’alors étaient très francisés – trop ! - Mais dans le Madrid de ce temps là, les meilleurs écrivains ont dû collaborer dans des publications du type de La Esfera, par manque d’authentiques revues littéraires, dotées d’une portée universelle.
Soudain, après les années 1920, le panorama intellectuel et artistique de Madrid se transforme. Apparaissent, l’un après l’autre, les Alberti, les Lorca, les Salinas, les Jorge Guillén - sans parler des grands poètes - Il y a les Halffter, Bacarisse, Casal, Chapí, dans la musique - tous des hommes très à jour qui nous ont montré de nouvelles façons de traiter l’espagnol - En peinture, apparaissent les Bores, Miró, Alberto et tant d’autres qu’il serait ennuyeux de citer. Dans le cinéma, un Buñuel, une valeur capitale... Et apparaît ce que nous attendions depuis tellement longtemps : une véritable revue, une revue réelle, une revue centralisant, pour ainsi dire, la nouvelle pensée espagnole : la Revista de Occidente, d’Ortega y Gasset, dont je vous ai déjà parlé.
Ensuite apparaît La Gaceta Literaria, de Madrid, si alerte, si agitée, si ouverte aux écrivains latino-américains qui recevaient chaque semaine comme une bouffée d’air frais. Puis ce fut Cruz y Raya, de José Bergamín. Il avait quitté Madrid, pour être la ville toujours en arrière par rapport aux autres capitales de l’Europe. En poésie, en philosophie, en musique, en peinture, nous avions finalement eu de grandes choses à apprendre - quelque chose à la fois très actuel et très nôtre - dans la capitale de l’Espagne. Un bon théâtre commençait à se faire dans la Madrid de l’époque ! Grâce à Federico García Lorca, Margarita Xirgu et La Anfistora ! (... Ainsi, La Gaceta Literaria a pu se permettre le luxe, une fois, de proposer la ville de Madrid comme « le méridien intellectuel de l’Amérique Latine »). Les Latino-américains et les Espagnols d’alors s’entendaient mieux. Nous avons publiés plus de livres dans la péninsule ; les poètes, romanciers, philosophes et musiciens espagnols n’ont jamais autant voyagé en Amérique.

Pendant des années, vous avez été le conseiller culturel de l’ambassade cubaine à Paris. Avant, vous aviez dirigé la production éditoriale de son pays, quand vous avez rejoint la Révolution, en 1959. Depuis un an, vous êtes député de l’Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire. Pour tout cela, vous avez consacré et vous consacrez une partie précieuse de votre temps à des tâches plus ou moins bureaucratiques. Beaucoup pensent que c’est une perte pour la littérature. Vous, d’autre part, semblez prendre cette tâche comme une obligation citoyenne.
Je ne vois aucune incompatibilité entre l’écrivain et le citoyen. Certains esthètes du début du siècle, comme Oscar Wilde et D’Annunzio, qui détestaient tous les mouvements socialistes de leur temps, avaient cette prévention. Mais nous avons des exemples d’écrivains qui savaient comment faire face aux réalités sociales. Victor Hugo, par exemple, était un citoyen complet. Rappelons-nous que dans les pires moments de notre première guerre d’Indépendance (1868-1878), il a écrit des lettres admirables aux femmes cubaines. Il s’est levé contre l’invasion du Mexique par Maximilien et a envoyé une lettre de soutien à Benito Juárez, que celui-ci a fait reproduire sur des affiches qui étaient collées sur les places et dans les rues des villes.
Dans mon cas, je dirais que je préfère être un citoyen plutôt qu’un écrivain, car, pour moi, il me semble plus important d’aider le sort de 9 millions êtres humains que d’écrire une œuvre de plus ou de moins. Et ces 9 millions permettent que les livres de Nicolás Guillén, les miens, ou Don Quichotte, ou les classiques en général, soient édités à des centaines de milliers d’exemplaires. J’ajouterai que ces tâches de citoyen me fournissent des expériences qui nourriront mon œuvre futur. J’ai acquis des connaissances que je ne pouvais pas atteindre en étant enfermé dans une bibliothèque. Et, en outre, aucun écrivain ne peut rester huit ou dix heures sur les pages ; il finirait par les détester. La fatigue surgit, la concentration se détériore...

Forme et conception

Comment travaillez-vous ?
Pour commencer, je dois savoir exactement ce que je veux faire. Avant d’écrire un roman je trace une sorte de schéma général comprenant : les plans des maisons, les dessins - horriblement mauvais - des lieux où l’action va avoir lieu ; je choisis soigneusement les noms des personnages, qui répondent toujours à une symbolique qui m’aide à les voir. Sofia, par exemple, répondra, selon l’étymologie grecque de son nom, « à la connaissance », « au gay savoir », etc. Je me préoccupe de donner une date onomastique et un état civil à mes personnages.
C’est un processus long et ingrat. Et lorsqu’il est mûr, j’essaie de travailler comme un artisan honnête pour donner forme à la conception. Il n’y a pas d’œuvre d’art ou de littérature sans forme. La forme est d’une importance capitale. Si vous voyez, peu de nouveau a été dit après L’Odyssée d’Homère.
Ce qui a changé, c’est l’ordre de la relation des événements, leurs significations, du personnel au collectif, leur dimension historique. Mais, pour la forme, les événements de la vie humaine prennent une nouvelle physionomie avec chaque nouvelle génération d’écrivains. Ce n’est pas moi qui le dis. Avant l’a dit - et il me l’a dit, et il m’a donné une lecture de l’Ulysse de James Joyce - le cinéaste soviétique Serge Mikhaïlovitch Eisenstein.

Et ensuite, une fois que vous avez tous les éléments, et que vous savez ce que vous voulez faire, quand vous mettez-vous devant la machine à écrire ?
Bon ; premièrement j’écris avec un stylo-bille, que je considère comme une grande invention pour les écrivains : on peut écrire facilement, sans tacher, on n’a pas besoin de le recharger continuellement comme les stylos à plumes, et on peut le perdre, ce qui m’arrive souvent.
Depuis plusieurs années, j’ai commencé à travailler tous les jours à cinq heures trente ou six heures du matin (même si je me suis couché tard la veille, c’est une simple question d’habitude). À huit heures, j’ai quelques pages écrites. Cela suffit. Après un mois, il y a 60 pages, et peu à peu, un tome est en cours de construction. A la fin de l’après-midi je révise et je le tape à la machine.
Mais s’il y a de l’enthousiasme et que les choses vont bien, je renonce à la nourriture et je continue à travailler jusqu’à ce que je termine un chapitre ou que j’arrive à atteindre un certain de l’histoire. Dans ces cas, j’ai l’habitude de finir vers minuit. Cependant, je n’ai pas le besoin, très répandu parmi les écrivains, de travailler la nuit : je ne crois pas aux nuits inspirées, ni aux élucubrations. Il y a des écrivains qui se laissent emporter par ce qu’ils écrivent et inventent à la volée ; moi non, je serais totalement incapable d’écrire un chapitre sans savoir très exactement ce que je dois dire. Bien sûr, il y a des éléments inattendus, mais je les utilise seulement s’ils viennent à se joindre utilement à l’ensemble.

Quelles difficultés rencontrez-vous lors de l’écriture ?
Des difficultés ? Les difficultés d’un écrivain sont toujours d’ordre formel : arriver à dire correctement ce qu’il veut dire. J’ai réécrit trois fois complètement Le partage des eaux, et le chapitre de la rupture entre Sofia et Hugues, dans Le siècle des lumières, je l’ai écrit quinze fois.
J’ai l’habitude de travailler sur deux ou trois romans à la fois, donc je ne me sature pas. J’ai écrit simultanément Chasse à l’homme, El camino de Santiago et Le partage des eaux. Je ne comprends pas les écrivains – ni ne les critiques - qui proposent un livre annuel. Faire un livre est pour moi quelque chose comme la grossesse d’une femme : elle est enceinte et elle accouche quand elle doit le faire. À mesure que l’écrivain vieillit, il écrit plus facilement. Il le fait avec métier. La difficulté du jeune écrivain, peu expérimenté, réside dans le manque de métier : sa tête est tellement pleine d’idées qu’il ne sait pas les mettre sur le papier. Son inexpérience lui fait écrire des livres qu’il regrettera plus tard.
Êtes-vous d’accord, alors, avec Bergamín, qui dit : « le talent fait ce qu’il veut, mais le génie fait ce qu’il peut ? »
Je suis d’accord avec Bergamín, et aussi avec un autre de mes amis, le chef d’orchestre Erich Kleiber, qui a dit « un compositeur est, avant tout, un homme qui arrive à écrire de la musique tous les matins à sept heures ».
Traduction : Alain de Collant