Les premiers jours du Che à La Havane (I)

Par : Aleida March De La Torre

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Aleida March De La Torre, veuve du Che, a publié en 2008 un livre de 200 pages intitulé « Evocación » dans lequel elle évoque sa vie commune avec le père de ses quatre enfants, de leur rencontre dans le massif de l’Escambray en 1959 au départ du Che pour le Congo en 1965. En voici quelques extraits.

Nous sommes arrivés à La Cabaña au petit matin du 3 janvier. Nous y étions attendu par celui qui était alors le chef de la forteresse, le colonel Manuel Varela Castro qui, autant que je sache, faisait partie du groupe de ceux qu’on avait appelés « les soldats purs », de même que José Ramon Fernandez et d’autres.(1) On a donné au Che les informations concernant les troupes stationnées sur le site, composées de soldats désarmés, et il a décidé de ne pas les passer en revue. Il s’est rendu au Club Militaire où se trouvaient les officiers engagés aux côtés du pouvoir et les prisonniers. Les officiers portaient encore leurs armes de poing.

Au milieu d’un calme impressionnant, nous nous sommes dirigés vers l’ancien Quartier général. Après avoir mis en ordre quelques détails et avoir reçu le commandement, nous nous sommes retirés dans la maison du Commandant de La Cabaña, le lieutenant-colonel Fernandez Miranda, frère de l’épouse du dictateur Fulgencio Batista, qui avait fui le pays, de même que tous les batistiens les plus notoires.

Ce qui s’est passé au cours de ces premières heures semblait inhabituel. Face à une forteresse comme celle-là, il était étrange de constater la façon dont cette masse de soldats s’était soumise au commandement rebelle sans aucune sorte d’opposition. Ceci nous en apprit beaucoup sur l’effondrement moral de la dictature, mais surtout quant à la confiance et au respect envers la nouvelle Armée Rebelle, qui jouissait du soutien inconditionnel du peuple entier.

Avec le Che et tous les membres du commandement, nous nous somme installlés dans la maison de Fernandez Miranda où nous avons passé la nuit ; la plupart des présents ont dormi dans la grande chambre et on m’a laissé la plus petite. J’a peu dormi -nous n’avions pas encore le droit de nous reposer- ; de plus, avec les deux ou trois autres camarades femmes arrivées avec l’armée, nous avons dû nous mettre à fouiller dans les vêtements de l’épouse de Fernandez Miranda pour pouvoir nous changer.

Le matin, le Che a travaillé dans un petit bureau de la maison pour ensuite retourner à l’Etat-Major. Pendant le trajet, nous qui le suivions observions tout avec curiosité : les jardins, la vue sur la mer, émerveillés par l’agrément des lieux. Nous étions ceux qui n’avions rien et pour la première fois nous nous sentions maîtres de notre destin. Nous faisons face aux premiers coups de vent. Le Che avait prévenu que c’était à partir de ce moment que commençait la véritable lutte révolutionnaire.

`Une nouvelle vie renaissait pour tous. Le chaos initial fut peu à peu remis en ordre et nous fimes les premiers pas pour nous organiser, en utilisant d’autres maisons des environs.

Le 5 janvier, nous nous sommes rendus à Camaguey dans un avion-cargo. Je ne savais pas où nous allions et encore moins qui nous allions rencontrer. Pendant le voyage, le Che a commencé à me dicter quelques notes sur le devoir du soldat rebelle. C’est ainsi que j’ai débuté dans mon premier emploi, sans qu’il ait encore été officiellement défini. Mais le plus important, c’est que le Che était entrain de mettre ses idées en ordre, pour les appliquer aux tâches qu’il savait indispensables pour mener au mieux le processus révolutionnaire.

Je suis restée dans une pièce de l’aéroport en compagnie du commandant Manuel Piñeiro (Barbe-Rousse) et de Demetrio Montseny (Villa) pour ensuite retourner à La Havane avec le Che qui, en réalité, était allé voir Fidel, sur place à l’aéroport, pour faire le point sur les avancées et recevoir de nouvelles directives. Il existe un témoignage graphique de cette rencontre entre Fidel et le Che, où on les voit se parler tous les deux, détendus et satisfaits.

Le 7 janvier, nous sommes allés en voiture à Matanzas où le Che a de nouveau rencontré Fidel. Je suis restée tout près, dans un bureau où j’ai fait la connaissance de Celia Sanchez et plus tard de Fidel que le Che a amené pour me le présenter.

C’était la première fois que je le voyais et je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Fidel a toujours eu le don de me rendre muette. Que de choses j’aurais pu lui dire en cet instant ! Mais les mots ne sortaient pas, comme si quelque chose de mystérieux les retenaient dans mon coeur. J’aurais peut-être pu lui exprimer ce que cette rencontre signifiait pour moi, lui dire que j’avais l’impression de le connaître depuis longtemps déjà. De plus, c’était avec lui et de son fait que ma vie avait un but, quelque chose pour lequel elle valait la peine d’être vécue. Et j’ignorais encore à quel point j’allais lui être reconnaissante, non seulement pour tout ce que je lui dois à l’heure actuelle, mais aussi parce que sans lui je n’aurais jamais connu le Che.

Ce même jour, nous sommes rentrés à la Havane pour y attendre l’arrivée de Fidel le 8 janvier, date inoubliable et emplie d’émotions contraires. nous avons vu l’arrivée depuis les murailes de la forteresse de La Cabaña, dans une vision panoramique où se mêlaient la mer et les vagues formées par le peuple.

L’ordre s’est imposé peu à peu, tant bien que mal, par un processus révolutionaire qui visait à balayer le passé turbulent d’une république qui n’avait jamais atteint sa plénitude. Au milieu de cette effervescence, je me suis retrouvée à mettre de l’ordre dans ma vie personnelle et à m’adapter à la capitale.

(...) Le Che sortait avec son escorte, toujours en ma compagnie, pour des affaires liées à son travail ; nous circulions dans les rues du Malecon (2) où nous nous perdions ; comme nous ne connaissions pas les lieux, ill nous arrivait de nous arrêter devant une lumière rouge en pensant qu’il s’agissait d’un feu de signalisation, pour nous apercevoir ensuite que c’était la lumière d’une pharmacie, ce qui finissait en rires et en plaisanteries. Por paraphraser le titre d’un film, nous étions « des paysans à la Havane ».

(…)

Au milieu de tout cela, la forteresse de La Cabaña était devenu un des bastions de la Révolution et le Che commençait à apparaître comme un de ses dirigeants les plus capables et les plus charismatiques. Au sein des troupes analphabètes et peu préparées aux nouveaux défis, il fallait commencer à choisir les futurs cadres dont le pays allait avoir besoin, et pour ce faire, il fallait agir avec fermeté, sans leur laisser de temps libre.

En quelques jours, La Cabaña est devenue une grande école de formation et on y a créé de petites usines, continuatrices de celles que le Che avait fondé dans la Sierra Maestra et annonciatrices de son action future dans le processus d’industrialisation du pays. Il existait une sorte de revue, publiée sous le nom de Cabaña Libre, qui traitait de sujets culturels dans ses pages ; et on organisait des évènements auxquels participaient d’importantes personnalités de la culture nationale, telles que Nicolas Guillen ou la récitante Carmina Benguría.

Il s’agissait d’un mouvement incessant qu avait comme principal objectif de former L’Armée Rebelle. On a créé des écoles d’alphabétisation et de de suivi, avec beaucoup d’efforts et de ténacité parce que bien souvent les soldats, qui avaient été des exemples de courage et d’intrépidité au combat, mais s’avéraient incapables de comprendre la raison des nouvelles exigences, s’échappaient ou faisait preuve d’indiscipline.

Cela signifiait pour le Che un double effort, parce que venait s’ajouter à son énorme travail quotidien sa constance et son dévouement visant à résumer les expériences vécues pour qu’elles servent d’exemple aux mouvements révolutionnaires potentiels qui, comme celui de Cuba, seraient prêts à commencer la lutte de libération nationale.

Ce fut peut-être un des aspects qui eut le plus d’impact et provoqua le plus d’étonnement, parce que jusque là on connaissait ses dons pour la stratégie militaire, mais on ne savait rien de sa formation théorique, malgré la réputation de communiste qu’on lui avait faite dans certains secteurs.

En réalité, pour beaucoup, le discours qu’il fit à la Société Culturelle Notre Temps(3), quelques jours après le triomphe de la Révolution, a représenté le premier point de référence tant pour ses amis que pour ses ennemis. Dans cette intervention, il a défini très clairement les caractéristiques de l’Armée Rebelle, en tant qu’avant-garde et que futurs cadres pour la Révolution, en même temps qu’il tentait à une analyse s’apparentant à une approche marxiste, autant que la situation du moment le permettait. Ce fut le préambule à ce qui constituerait plus tard son héritage théorique.

(NDT)

  • (1) « Los puros » : nom donné par la revue Bohemia aux militaires impliqués en 1956 dans une conspiration contre le dictateur Fulgencio Batista et dirigés par Ramon Barquin Lopez, plus tard exilé aux Etats-Unis. José Ramon Fernandez est mort à 95 ans le 6 janvier 2019 à La Havane.
  • (2) Bord de mer de La Havane.
  • (3) Fondée en 1951 par le Parti Socialiste Populaire (nom du parti communiste cubain), avec la revue du même nom. L’intervention du Che eut lieu le 29 janvier 1959.