Changement d’époque ? Notes sur la Constitution pour penser au jour d’après.

Par Rafael Hernandez 24-02-2019 Photos : Yaniel Tolentino

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La Constitution n’est pas un point d’arrivée mais un point de départ. On pourra seulement en mesurer les effets si elle se révèle respectée et appliquée tant dans l’esprit que la lettre.
Ces brèves notes ne sont pas destinées à gloser sur le document « Constitution », élucider ses vertus et insuffisances, le commenter du point de vue de sa grammaire juridique ni, non plus, à convaincre qui que ce soit de comment voter.
De fait, elles sont pensées dans la perspective que la nouvelle Constitution n’est pas une fin en soi mais une étape sur le chemin de la transformation du modèle politique et économique qui se profile. Pour haute que soit sa valeur intrinsèque, sa place dans l’histoire de la pensée républicaine ou sa contribution afin d’ouvrir des portes vers ce qui viendra, elle est seulement une part de la matrice de transition qui inclut des facteurs sociaux, culturels, politiques, stratégiques tant internes qu’externes.
Au lieu d’être une espèce de texte sacré où trouver toutes les réponses aux nombreuses questions et problèmes propres à une époque de changements, la Constitution fait partie d’une dynamique majeure, celle d’un changement d’époque dans la vie nationale.

Naturellement, il est difficile de discerner la complexité de cette transition à partir de la montagne opaque d’opinions et de poncifs que les médias accumulent, réseaux sociaux inclus ; de réfléchir à ses problèmes sous l’avalanche d’une littérature inspirée, de souhaits généreux, de sentences idéologiques d’un bord ou d’un autre et qui englobe la sphère publique ; interpréter les réformes à travers la répétition inopinée de formules simples, que ce soient des consignes ou des théories du complot qui expliquent les « intentions du gouvernement » et les préférences souveraines de chacun ; de réduire l’atteinte et la signification d’un processus de transformation de la conscience civique et la culture politique nationale à un vote « OUI » ou « NON ».
Tout cela, et plus encore, fait partie d’un treillis complexe, dont l’appréciation nécessiterait des regards impartiaux qui faciliteraient à la société cubaine et ses institutions de se voir de l’intérieur telles qu’elles sont, sans s’idéaliser ni se déprécier.

Consultation et débat
Le ferment d’idées que la consultation populaire (15 août – 15 novembre 2018) a récolté et mis en lumière n’a pas commencé avec la discussion organisée sur la réforme constitutionnelle ni se terminera avec le référendum. Une bonne partie était déjà visible dans la sphère publique – pour celui qui aurait les yeux pour le voir- depuis la crise de la Période spéciale, à travers des publications périodiques, des espaces de débat, des recherches, des événements académiques et culturels mais aussi des œuvres littéraires et artistiques, des films et des pièces de théâtre.
Ces sujets et ces problèmes qui émergeaient dans la sphère culturelle et intellectuelle étaient déjà présents dans les conversations et la vie quotidienne. Plus récemment, avec l’extension de l’accès à Internet, certains commencèrent à apparaître y compris dans la presse et également dans la presse d’Etat, spécialement dans leur version digitale et, bien sûr, sur les réseaux sociaux.
L’appel à reconnaître le droit à diverger depuis « on ne doit priver personne » jusqu’à « un débat sans attaches à des dogmes et schémas non viables » a eu tendance à favoriser un climat rendant le désaccord naturel. Néanmoins, aucun de ces appels ni les pronostics de ce que l’on appelle les médias alternatifs et, semble t-il, les sondages d’opinion du Parti n’ont anticipé la dynamique de société ouverte que la consultation pour la nouvelle Constitution a reflété.
Sans nous en tenir à une analyse réduite (due au manque de place et aux données primaires), il apparaît évident que :
1. De toutes les nombreuses consultations publiques faites jusqu’à ce jour pour adopter des projets ou des réformes constitutionnelles, des législations, des « parlements ouvriers », « des lignes économiques et sociales », cette dernière a été la plus démocratique et la plus transparente.
2. Maintenant, le nouveau gouvernement a une carte fidèle et large de l’opinion publique, de sa perception des problèmes du pays, ce qui annule les données de quelque consultation antérieure que ce soit. La signification de ces données se révèle difficile à exagérer pour exercer les fonctions du gouvernement.
3. Maintenant, la société cubaine a acquis une maîtrise de sa constitution comme c’est le cas dans peu de pays y compris ceux du « premier monde ».
4. Les leçons pour l’éducation citoyenne et la bonne gouvernance que ce qui précède entraîne, y compris la connaissance des visions conservatrices ou rétrogrades qui constituent une partie de la société civile réelle, sont une contribution exceptionnelle pour « se voir de l’intérieur » et au développement d’une conscience civique critique.

« La Commune est le sel de la démocratie »
Bien que le document « Lignes de la politique économique et sociale du PCC et la Révolution » (2011) mentionnait cinquante fois la décentralisation et ses termes associés (décentraliser, décentralisé, territoire, territorial, local, municipal, etc…) et bien qu’à partir de là on allait le mettre à l’épreuve dans deux flamboyantes provinces, le système est resté hyper centralisé comme avant la Période spéciale il y a trois décades.
Sans transférer de nouvelles attributions à la Commune, le niveau central a continué à retenir l’initiative locale, étouffant les forces productives et le développement économique, appliquant des critères universels, uniformément (comme si la société et son économie étaient identiques dans tout le pays), en exerçant un contrôle centralisé basé sur des conceptions obsolètes et des mécanismes inefficaces, imposant une planification qui n’est pas stratégique mais plutôt administrative, soumettant l’autorité constitutionnelle de ces gouvernements locaux au poids du pouvoir bureaucratique et aux ressources indifférenciées des organismes centraux de l’Etat. Mais surtout, sans autonomie communale, les gouvernements locaux ne pourront pas mettre en place le type de participation citoyenne requise pour « changer tout ce qui doit être changé ».
Si à propos de l’institutionnalisation de la participation, le modèle actuel a pu exhiber la mobilisation et la consultation comme des thèmes reconnus – pas avec la meilleure qualification mais au moins avec des notes remarquables au niveau international - il est clair qu’à propos des autres dimensions de cette participation, spécialement le contrôle des politiques et les incidences sur les prises de décision, une simple révision ou « perfectionnement » ne suffisent pas.
Bien que toutes ces conditions n’aient pas été réunies dans le nouveau texte constitutionnel de façon explicite, son adoption a été un pas notable par rapport à celui de 1976.
Le droit à « participer à l’élaboration et l’exécution postérieure et le contrôle du Plan Unique de Développement économico-social de l’Etat » (Art. 104, 1976), s’étend maintenant à réaffirmer le pouvoir de l’Assemblée Municipale (AMPP), comme « l’organe supérieur du pouvoir de l’Etat » et est « investie de la plus haute autorité sur son territoire » (Art. 185, 2019) ; à approuver et contrôler « le plan de l’économie, le budget et le plan de développement intégral de la Commune ; organiser et contrôler les activités économiques, de production et les services, la santé, de prévention et d’aide sociale, scientifiques, éducatives, culturelles, récréatives, sportives et de protection de l’environnement dans la Commune.
Toutefois, l’apport le plus important selon moi est celui de « la garantie des droits de pétition et de participation populaire » (Art. 200), en particulier « la réponse correcte apportée aux exposés, plaintes et pétitions de la population ; « le droit de la population de la Commune à proposer à la municipalité des thèmes relevant de sa compétence » ; « son obligation d’étudier, « à la demande des citoyens, les propres accords et dispositions ou émanant d’autres autorités municipales subordonnées, afin d’estimer ceux qui desservent leurs intérêts, tant individuels que collectifs et adopter les mesures appropriées ».
Naturellement, l’adoption d’une nouvelle Loi des Communes sera nécessaire qui consolide ce progrès dans la formulation constitutionnelle. Mais surtout, c’est une nouvelle manière de gouverner, qui pousse les dirigeants de l’administration de l’Etat à se soumettre au scrutin des organes représentatifs. Dans le cas contraire, le pouvoir réel et la crédibilité de ces organes ne se remettront pas des dégâts subis notamment depuis la période spéciale et n’auront pas la capacité de représenter réellement ce qu’est la citoyenneté.

Le retour de la propriété privée
Parmi les clichés les plus commentés lors de la consultation populaire et les sessions de l’ANPP (NdT : Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire), il n’est pas question de la propriété privée. Quiconque pourrait se demander pourquoi la question de l’égalité dans les couples et l’âge du Président ont rassemblé plus de questionnements que l’adoption de la propriété privée des moyens de production, considérant ce que cela signifie pour un système socialiste.
En l’absence des premières données, quelques hypothèses comme éléments de réponse pourraient être :
1. Les gens en ont marre de l’inefficience de l’Etat et acceptent une alternative qui puisse assurer la qualité et l’efficience des services, supposément rendus par des privés.
2. Les cubains croient que le secteur privé est « l’âme et la force de la nation », « tout ce qui est libéré est soutenu dans l’instant ».
3. On parle de reconnaître une pratique déjà existante. Une partie substantielle du secteur privé n’est pas « du travail pour son propre compte » (auto emploi et affaire familiale) mais de la petite et moyenne affaire en fonction du nombre de salariés.
4. Le VIIème Congrès du PCC (2016) avait déjà approuvé la séparation entre la micro entreprise (auto emploi et affaire familiale) et les petites et moyennes affaires – admettant avec cela l’investissement privé national à plus grande échelle.
5. Depuis plus de dix ans (passage au gouvernement de Raùl Castro) on a souligné la légitimité, pas seulement la légalité, du secteur privé, qui n’est plus considéré comme « un mal nécessaire » mais comme une partie organique du nouveau modèle socialiste.
Cependant, toutes ces réponses possibles s’avèrent insuffisantes pour expliquer la faible présence de ce thème dans la majorité des débats alors que l’on parle ici de changements de fond.
Le nouveau texte ne définit plus la propriété privée comme « affaire familiale » mais comme « celle qui s’exerce selon des modes de production déterminés ». En faisant cela, on exclue « les terres qui n’appartiennent pas à des particuliers… le sous-sol, les gisements minéraux, les mines, les bois et forêts, l’eau, les plages, les voies de communication et les ressources naturelles », tout comme « les infrastructures…, les principales industries et installations économiques et sociales ainsi que d’autres à caractère stratégique pour le développement économique et social du pays, « toutes celles qui relèvent fiscalement de l’Etat. Quant à la propriété de la terre (petits agriculteurs et membres des coopératives avec titres), il est dit que « cela se régule par un régime spécial » et « son achat et sa vente ne pourra se réaliser que si les obligations prévues par la loi (Art. 29) sont préalablement remplies.
En d’autres termes, sauf la liste ci-dessus, tout le reste est constitutionnellement susceptible d’appartenir à un petit ou moyen propriétaire privé, y compris la terre agricole acquise hors du cercle familial. Le paragraphe où le texte de 1976 décrivait comme obligatoirement étatiques « les centrales sucrières, les usines, les moyens fondamentaux de transport et les entreprises, banques, installations et biens qui ont été nationalisés par expropriation des impérialistes, latifundistes et les bourgeois » a été supprimé.
Il s’agit d’un exemple parmi beaucoup d’autres des portes que la nouvelle Constitution laisse ouvertes. Un hôtel, une usine, un chemin de fer, une industrie « non principale », un moyen de communication « non fondamental » pourront passer au secteur non étatique selon le texte.
Néanmoins, « la concentration de la propriété sur des personnes physiques ou juridiques non étatiques est régulée par l’Etat » (Art. 30), le secteur privé pourrait aller bien au-delà de la location de logements, les taxis et les paladares (NdT : Petits restaurants privés familiaux).
La question de la propriété permet d’illustrer l’échelle des réformes potentielles vers un modèle d’économie mixte où le secteur étatique prédominant peut s’associer non seulement avec le capital étranger mais aussi avec l’initiative nationale. On parle également de nouveaux droits et libertés, en plus de celles qui sont largement stipulées dans la section sur les droits individuels et collectifs ainsi que l’accès à la justice (Art : 50, 54, 60), beaucoup mieux expliqués et débattus dans les médias.

Un socialisme où l’on peut voter NON
Le coût politique d’organiser un scrutin démocratique, où les différences, les divergences et le dissentiment sont rendus visibles, est un des mérites de ce processus. Ce risque qui mériterait un accompagnement, fût-il critique, a été assumé par le gouvernement dans toute son ampleur.
Cette citoyenneté qui a pu discuter ouvertement le brouillon constitutionnel, sans restrictions ni corrections idéologiques, est la même qui la vote.
Elle présente l’avantage d’avoir expérimenté un cours pratique sur les contenus et la signification de la Constitution, d’avoir écouté les opinions les plus diverses, des partisans comme des adversaires, disposer de plus d’éléments de jugement pour penser avec leur tête et exercer leur vote de manière libre et consciente comme jamais auparavant.
Il n’est ni juste ni raisonnable, au vu de la politique que la nouvelle Constitution porte, de juger comme traîtres ou renégats ceux qui votent NON.
Ils ne sont tout simplement pas d’accord à un quelconque niveau avec des idées ou normes que la Constitution adopte. Par exemple, les croyants religieux qui se sentent obligés de s’identifier à travers la voix des pasteurs et des évêques même en esquivant d’autres manières d’interpréter le message de leur propre foi.
Ce n’est pas le vote instantané, discipliné ou conditionné qui fait les citoyens sinon le vote conscient. Malheureusement, il n’existe pas de « consciensiomètre » qui puisse s’appliquer à ceux qui ont voté OUI ou NON.
Ceux qui votent NON avec une conscience civique (non par agitation, ignorance ou mal être) méritent un respect spécial parce qu’ils représentent une citoyenneté active, qui exerce un droit reconnu par ce même processus constitutionnel. Pour qu’ils puissent s’exprimer, montrer leur désaccord sans que celui-ci soit pris comme une trahison à la patrie, ni même comme ennemi des valeurs promues par le socialisme, cela suppose un processus constitutionnel transparent comme c’est le cas actuellement.
Ceux qui votent OUI en tant que citoyens conscients, s’engagent envers ce nouvel ordre qui inclut le droit au désaccord de la part des autres mais aussi d’eux-mêmes. Un ordre où, par exemple, les débats dans les médias publics donnent des leçons de rigueur et de niveau intellectuel aux bagarres et claquements de savates régnant sur les réseaux et où les citoyens, militants du Parti inclus, puissent être en désaccord dans le journal officiel du Comité Central du PCC, au lieu de s’exprimer dans un blog ou dans un journal électronique privé.
Finalement, un « vote pour le NON » révèle seulement que l’unanimité n’existe pas, aspect sur lequel les plus hauts dirigeants du pays sont revenus de temps à autre.
Dans n’importe quel pays, un résultat à 60-65 % serait l’expression d’un formidable soutien. Par exemple, le référendum qui a approuvé la sortie du Royaume Uni de l’Union Européenne connu en tant que « Brexit », a seulement obtenu 52%. Le fait que dans la tradition électorale cubaine un score inférieur à 90% soit considéré comme faible ne révèle rien d’autre que le même attachement que l’on peut critiquer.
Etant donné que Cuba est un de ces pays, (seulement 11 en Amérique Latine), où le vote au référendum constitutionnel n’est pas obligatoire, une approbation à 60 ou 70 % n’est en rien un désastre, spécialement si on considère que les votes blancs, nuls et les abstentions correspondent au pourcentage total au détriment du OUI.

Une réforme politique démocratique
Penser la recherche de la démocratie comme une opération de secours d’un objet enfoui sous des ruines grecques ou romaines, cela ressort d’idéaux, doctrines, phrases léguées par des pères fondateurs, de grands philosophes, des figures de l’histoire de la patrie ; ou alors on postule à partir d’un ensemble dénommé « les valeurs de la nation », ce n’est pas un exercice vain ni inutile spécialement pour construire un discours inspiré et conceptuel sur le sujet.
Maintenant bien ! Si l’on parle de la comprendre et la construire dans le cadre de l’expérience historique, connectée avec une culture politique et une participation civique déterminées, avec des idéologies et des pratiques institutionnelles, des conflits et des volontés, des intérêts et des luttes, il faut partir d’un système politique réel et concret qui est celui qui peut se transformer.
Vue ainsi, la réforme n’est jamais traitée comme la mise en scène d’une théorie ou d’une idéologie, ou de l’adoption de modèles, mais de travailler à une démocratie « imparfaite », élaborée par des citoyens qui n’avaient peut-être jamais lu leur Constitution, par une bureaucratie qui change son style de « dirigeance » (NdT : néologisme par référence à « gouvernance ! ») difficilement et seulement sous la pression, y compris par un Parti unique dont les membres sont des cubains bien réels qui ne pensent pas la même chose.
Ces « imperfections » pourraient renfermer, à la fin, une richesse plus grande que celle illustrée dans de nombreux livres. Par exemple, c’est précisément cette diversité qui peut permettre à ce Parti d’aspirer à remplir sa mission formidable de représenter la diversité de la nation, la rencontre fondamentale qui l’unit dans ses propres différences et que certains discours sur l’unité nationale ne parviennent pas à évoquer dans sa plénitude.
Une démocratie identifiée comme socialiste ne peut se fonder sur une majorité arithmétique simple, mais dans une somme de minorités désavantagées supérieure à n’importe quelle majorité, et basée sur des principes essentiels comme la justice sociale et l’égalité.
La Constitution n’est pas un point d’arrivée mais un point de départ. On pourra seulement en mesurer les effets si elle se révèle respectée et appliquée tant dans l’esprit que la lettre et, depuis son propre contenu, si elle peut être interprétée les organes représentatifs de la citoyenneté, les institutions en charge de la loi et de la justice, les structures politiques et la politique elle-même.
C’est, assurément, une opportunité pour renouveler le style politique gouvernemental ; faire un usage étendu de toutes les technologies de l’information et de la communication pour s’interpénétrer avec les gens et leurs problèmes ; concevoir les dirigeants, au lieu d’être des instructeurs politiques ou des technocrates, comme étant capables d’écouter et dialoguer, obtenir la participation des travailleurs dans la résolution des problèmes, articuler un nouveau consensus. Un consensus pas unanime ni homogène, mais un consensus quand même.


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