L’unification monétaire et du change à Cuba : décision qu’on ne peut plus repousser. (Extraits)

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Par Armando Nova González*
publié dans « la Pupila Insomne » le 19 MARS 2019

NB : Le texte en italique a été rédigé par le traducteur afin de conserver la cohérence du texte initial.
Tous ceux qui se sont rendus à Cuba ont constaté que le pays utilise deux monnaies, le CUP ou Peso cubain ou le plus souvent désigné par « Monnaie nationale » et le CUC, désignée par « Peso Convertible » (en monnaie étrangère) ou « Devise » (divisa) et que l’on nous remet lorsque nous changeons nos Euros ou toute autre devise à notre arrivée sur la Grande Île.
Les autorités cubaines réfléchissent depuis déjà de longues années à ne posséder qu’une seule monnaie, convertible et utilisable par tous, par les cubains d’abord.
C’est une situation très complexe pour l’économie cubaine et que l’article ci-dessous tente d’expliquer.

Un rappel pour mieux comprendre
L’acceptation de la double circulation monétaire à Cuba (1993-1994) fut une des mesures prises dans le pays pour affronter la crise économique des années 90, connue comme « Période spéciale ».

L’introduction de cette dualité monétaire (1) a obéi à deux raisons fondamentales.
La première : la nécessité d’introduire une monnaie forte dans les moments les plus critiques de la crise économique des années 90 pour éviter une dévaluation drastique de la monnaie nationale, c’est-à-dire une chute vertigineuse bien supérieure à ce qu’elle fut réellement.
La seconde raison : la nécessité urgente de faire entrer des devises fraîches face à la perte des marchés fondamentaux, tant à l’exportation qu’à l’importation, qui s’étaient développés pendant plusieurs années dans le cadre de relations d’échanges favorables pour l’économie cubaine, des taux de crédit faibles et desquelles nous avons profité jusqu’au début de la crise.

La double circulation est un processus graduel dans lequel la monnaie forte remplit d’abord des fonctions de thésaurisation en gardant à l’esprit que pendant cette étape, la monnaie nationale se déprécie constamment. Entre la fin 1993 et l’été 1994, le taux de change informel avait atteint 150 pesos cubains par dollar alors qu’avant la crise économique des années 90, on échangeait au marché noir 5 pesos pour 1 USD.

Ensuite, la monnaie forte a eu d’autres fonctions dans sa circulation quand les gens commencent à régler leurs opérations en dollars comme garantie des transactions.
Depuis l’instauration de la double monnaie, le taux de change officiel fut fixé à 1 peso cubain pour 1 dollar et cela s’est maintenu ainsi jusqu’à présent (excepté la relation de change avec la population). Toutefois, cela ne constitue pas une garantie pour éviter ou baisser l’inflation, celle-ci n’étant pas seulement due à une composante monétaire mais aussi structurelle.

La dualité monétaire a été considérée plusieurs fois comme un mal nécessaire mais toujours avec le propos de parvenir à la réunification monétaire, objectif extrêmement complexe, décrit dans les Lignes de la Politique Economique et Sociale du pays, programme de transformations établi en 2011.

Depuis le début, la dualité monétaire et de change a accentué les différences dans l’accès de la population à la consommation. Elle fut conçue comme un processus transitoire ; néanmoins, elle est allée bien au-delà au fil du temps et elle a crée des difficultés économiques, sociales et politiques.
Il est opportun de rappeler qu’en novembre 2004, la circulation du Dollar US fut remplacée par le Peso convertible (CUC) (2) seulement convertible sur le territoire national.
(…)
Tous les échanges furent maintenus à l’identique, à l’exception des coffres de la Banque Centrale dans lesquels arriva un volume de devises détenues jusqu’alors par la population. A partir de ce moment-là, la circulation des deux monnaies a continué (CUP, Peso cubain et CUC, Peso cubain convertible) avec la caractéristique qu’elles sont toutes deux d’origine nationale mais avec une dualité dans le taux de change.
En réalité, le CUC se trouve ancré au Dollar US et jusqu’à présent, il a été établi un taux de change fixe entre le CUP par rapport au CUC (24 ou 25 Pesos, que ce soit à l’achat comme à la vente). En parallèle, des décisions furent prises pour rapprocher les prix dans les deux monnaies dans le commerce de détail en Pesos cubains (CUP) et en CUC dans les circuits commerciaux. Ceci concernait un ensemble de produits de consommation, en général en forte demande et payables en pesos cubains et dont les prix étaient prix proches de ceux du commerce en CUC, cela en fonction de la parité entre les deux monnaies.

Depuis 2005, des augmentations progressives ont été réalisées concernant les plus petites retraites et peu à peu les salaires dans certaines entités prioritaires. Dans le même temps, les prix normés de certains aliments et l’électricité furent augmentés. Le bénéfice en fut immédiatement réduit, particulièrement pour ceux qui n’eurent pas d’augmentation de salaire ou de pension ou alors que ce bénéfice se révéla insuffisant.
La quantité de CUC en circulation doit être garantie par les dollars US et les autres devises (caisse de conversion) dont on dispose et qui rende possible la situation d’équilibre.
(…)
La réunification monétaire doit passer par plusieurs étapes à partir d’un « Jour Zéro » à travers des processus fianciers et monétaires qui ont déjà fait l’objet de spéculations sur le taux de change entre CUC et Peso. Postérieurement à ce processus qui va entraîner une dévaluation mais aussi des effets secondaires qui vont nécessiter de valoriser les stocks, les actifs, les dettes et tout ce qui est aujourd’hui valorisé en CUC. Cette dévaluation aura également des effets sur les salaires et les bilans des entreprises. De fait, les prix du marché de détail et des salaires (déjà mentionné), sont des voies par lesquelles l’unification monétaire concerne directement la population et pas seulement à travers le taux de change de CADECA (NdT : Bureaux de change).
(…)
Ces derniers temps, le CUC a subi une dévaluation par rapport au Dollar US et aux autres devises par l’émission d’une plus grande quantité de monnaie, supérieure à l’adossement au Dollar US, ce qui a entraîné une inflation en CUC, notamment dans les boutiques avec paiement en devises (…)

En considérant qu’il convient de garder une croissance soutenue, il faudrait créer les conditions pour opérer cette réunification monétaire par étapes, tant dans le secteur des entrepises que dans la population. Compte tenu de la structuration de l’économie cubaine, il serait de bon aloi de commencer le processus par le secteur des entreprises de l’Etat.

Il existe aujourd’hui une sorte de cercle vicieux entre les bas salaires qui conduisent à une productivité faible et c’est parce que la productivité est faible que les salaires ne peuvent être augmentés. La dévaluation qui serait appliquée devrait l’être de façon graduée et pourrait être un moyen de rompre ce cercle vicieux. Les entreprises, particulièrement celles du secteur de l’Etat, pourraient augmenter les salaires et les salariés se sentir motivés pour augmenter la productivité.

Tout le processus de réunification, avec la dévaluation induite, (…) amènera des avantages et des inconvénients.
Parmi les inconvénients, on incluera les entreprises dont les résultats réels ne leur permettent pas de poursuivre leur activité. Elles devront fermer ou être subventionnées par l’Etat via différents systèmes de crédit jusqu’à ce qu’elles redeviennent solvables. (…). Une autre alternative serait qu’après consultation des salariés, ceux-ci prennent en charge le processus productif sous condition d’un apport initial par l’Etat, sous conditions de crédit bancaire, subventions, investissement étranger direct ou mixte avec du capital national ou des emprunts auprès d’institutions financières internationales.

Durant cette phase, un ajustement de l’emploi sera nécessaire dans l’entreprise d’Etat, il faudra rechercher l’efficience et seul le personnel nécessaire serait conservé. D’autres secteurs pourraient reprendre dans d’autres activités le personnel en excédent, à partir d’une plus grande flexibilité dans la création de nouveaux espaces économiques.
Tout ce qui précède suppose une garantie économique (réserves, devises et or national et/ou un appui financier international) qui puisse supporter l’impact qui peut en découler.

Annexe 1 : Montant des actifs financiers à chaque fin d’année mentionnée

En Milliards de dollars US - Source : CIA World Factbook. Information vérifiée jusqu’au 9 juillet 2017

Les réserves de l’économie cubaine ont montré une récupération de 2010 à 2017, atteignant un niveau proche des 13 milliards de Dollars US. Par ailleurs, le pays a renégocié sa dette extérieure qui s’élève annuellement entre 4,5 et 5 milliards. A ce qui précède, s’ajoute la réduction des recettes d’exportation à cause de la grande dépendance des importations d’aliments, de matières premières, des difficultés d’approvisionnement en combustible et de la production, entre autre, tout ceci s’agréguant comme le signe d’un retour à l’augmentation de la dette extérieure.

Parmi les avantages qui pourraient justifier le processus de réunification monétaire, on compte le fait que l’on connaîtra réellement les niveaux d’efficience, quelle entité est rentable et laquelle ne l’est pas.
Par ailleurs, il faudra à un moment donné aller à l’unification monétaire et de change dans la sphère de la population. En rapprochant les deux monnaies dans cette sphère, on peut espérer voir une réévaluation du CUP (Peso cubain). Cela induira une augmentation du pouvoir d’achat en CUP et l’augmentation immédiate de la demande d’aliments et autres produits.
(…)
Il est certain que ces dernières années ont vu l’ouverture d’autres espaces économiques importants (secteur privé, coopéatives non agricoles), le secteur des entreprises d’Etat étant majoritaire et c’est celui qui pèse le plus dans l’ensemble de l’économie excepté dans l’agriculture.
(…)
Suivent plusieurs paragraphes très techniques sur les modalités très détaillées d’opérer la réunification monétaire, les comportements que cela devrait générer tant dans la population que dans le secteur des entreprises y compris celles de l’Etat et surtout les inconvénients du retard pris au fil des années pour y parvenir, retard dû principalement à une productivité et des exportations faibles mais aussi aux importations plus chères. Cette partie technique explique avec force exemples la complexification du processus au fur et à mesure du retard.

Il est également traité des variations du taux de change des devises étrangères, notamment le Dollar US, selon l’activité et le moyen par lequel entrent ces devises dans le pays. Il est également fait référence au marché noir, de marchandises mais aussi des devises elle-mêmes.
Par ailleurs, on constate une fuite des devises, particulièrement les Dollars US, qui arrivent dans le pays par diverses voies, comme les envois d’argent, les économies pour des voyages à l’extérieur, les étrangers qui visitent ou travaillent dans le pays.

Ces devises s’échangent au marché noir avec un taux compris entre 0,93 – 0,95 et même 0,97 CUC pour un Dollar US (il est probable que ce taux atteigne 1 CUC pour 1 Dollar US ou plus) alors que CADECA change à 0,87 CUC pour 1 Dollar US.

Ceux qui opèrent dans ce marché noir accumulent une certaine quantité de devises qui leur permet de voyager à l’extérieur (Panama, Mexique, Bahamas, USA et d’autres pays), acheter des produits dans les zones libres ou dans les marchés de gros, les ramener au pays et les revendre. Même en s’acquittant des droits de douane, les ventes de ces marchandises au marché noir, à prix inférieurs à ceux des produits similaires que l’on trouve dans les boutiques en devises et en monnaie nationale leur laisse une marge appréciable dès lors qu’ils puissent répéter ce cycle.
(…)
Après un long développement et des répétitions de tout ce qui précède, en insistant sur les relations étroites qu’il existe entre les différents secteurs d’activité qui rendent le processus extrêmement complexe dans un contexte de crise économique de surcroît, l’auteur procède à un résumé.

A l’approche du moment d’établir une monnaie unique, il sera nécessaire de fixer un taux de change par rapport aux devises (Dollar US, Euro, Livre Sterling et autres), taux qui évoluera selon le marché financier extérieur et la dynamique de la croissance de notre économie nationale.

La situation actuelle se révèle extrêmement complexe et insoutenable à brève échéance. Il faudra prendre des mesures immédiates, de forme graduelle ou parallèle, en premier dans le secteur des entreprises (…), décentraliser et concéder une plus grande autonomie de gestion, rapidement dans des secteurs clés comme l’agriculture et l’agro-industrie, le secteur des exportations et l’ouverture à l’investissement étranger dans les secteurs avec un effet multiplicateur important, qui impriment rapidement du dynamisme, y compris les coopératives agricoles et privées.

Ce processus devra être entrepris avec l’attention et la mesure requises qui garantissent la soutenabilité du modèle économico-social auquel nous aspirons, juste et avec la plus grande équité possible (« tous ensemble et pour le bien de tous »-José Marti. Discours prononcé au Lycée cubain de Tampa le 26 novembre 1891), mais qui garantisse aussi une croissance soutenable. Poursuivre dans l’immobilisme multiplierait les risques d’un « choc » de l’économie avec des résultats non désirés.

(1) – La double monnaie dans la sphère économique cubaine fut instaurée pour la première fois en 1914, pendant la période républicaine, quand le peso cubain commença à exister avec le Dollar. La circulation de ce dernier fut interrompue en 1948 lors de la création de la Banque nationale de Cuba qui établit le Peso Cubain comme monnaie unique.
(2) – Emission de pesos convertibles en décembre 1994.

*Armando Nova Gonzalez est Docteur en sciences écomiques, auteur de livres et travaux sur l’économie et l’agriculture à Cuba. A enseigné et donné des conférences dans des universités en Espagne, Etats-Unis, Mexique et Canada. Professeur et chercheur du Centre d’Etudes de l’Economie Cubaine (CEEC). AA été vice-président du Tribunal National de Doctorat d’Economie Appliquée, membre du Conseil Scientifique Universitaire de l’Université de La Havane et Président du Conseil Scientifique du CEEC.