Images de La Havane

Regla, la ville magique : un texte d’Alejo Carpentier.

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Alejo Carpentier, dans une de ses « Chroniques caribéennes », nous fait découvrir avec humour la municipalité de Regla, l’une des quinze municipalités de la ville de La Havane qui s’étend sur les rives sud et ouest de la baie, face à la Vieille Havane, en liant cette découverte au manque de curiosité générale dont font preuve beaucoup de gens . . .

Rabelais affirmait que le pire des maux dont pouvait souffrir l’homme était le manque d’argent...Moi je dirais qu’il y a pire : ne pas avoir de curiosité. En effet, avoir de l’argent ne met pas l’homme à l’abri de l’ennui. En revanche, le manque de curiosité peut nous conduire à des comportements absurdes. Une fois, à Paris, je fis la connaissance d’un créole multi millionnaire, doté de si peu d’imagination et si peu enclin à toute préoccupation intellectuelle, qu’il ne parvenait à se distraire qu’en passant des journées entières dans un salon de coiffure, à parler avec son coiffeur...Ce n’est pas qu’il trouvait beaucoup de plaisir parmi les brosses et les lotions.Mais là, au moins, s’ennuyer n’exigeait de lui aucun effort physique ni spirituel. C’était déjà pas si mal.

À La Havane beaucoup de gens se plaignent de l’ennui. Moi, j’affirme qu’ils devraient se plaindre de leur manque de curiosité. En effet, La Havane offre un privilège que seules les grandes capitales du monde offrent, à savoir que dans ses rues l’ennui n’existe pas. La rue de La Havane est un spectacle permanent : théâtre, caricatures, drame, comédie, que sais-je encore. Mais on y trouve matière vivante, humanité, contrastes qui peuvent faire les délices de tout observateur. Et ne parlons pas de certains quartiers de la capitale !... Ne parlons pas du port !... En effet, là nous entrons dans les domaines du conte de fées.

Pour 5 centimes, une barque, qui sert de tapis magique, peut nous conduire à Regla, la ville du mystère, où règne en permanence une prodigieuse atmosphère.

Pour commencer, connaissez-vous l’ermitage de Regla ?

C’est une des plus jolies églises qui se dressent autour de la capitale. Mais non pour l’intérieur. Enveloppée dans son manteau orné de somptueuses roses brodées, la Vierge des Pêcheurs domine une chapelle blanche dont les portes s’ouvrent sur la mer, une mer dominée par de vieilles fortifications, dont les tours de guet se confondent avec les tubes d’un orgue tout petit, situé au-dessus du chœur...

Dans ses vitrines, les figurines souriantes se tordent suite à leur martyre. Une authentique poupée du début du XIXe siècle, représente l’enfant Jésus de Prague avec une ingéniosité déconcertante. Mais le plus charmant de l’ermitage se trouve dans une niche située à gauche de la nef.

Il s’agit d’un Saint Antoine.

En soi, le Saint Antoine est une figure respectable de l’église espagnole, sans grand intérêt. Mais il se trouve qu’un Saint Antoine sans cochon ne serait pas un Saint Antoine... Comme ce saint Antoine- là avait perdu son cochon, on décida donc de lui en donner un...Pour cela, un paroissien bien intentionné s’adressa à un sculpteur de Regla, qui, étant créole, ne pouvait concevoir un cochon autrement qu’avec l’aspect de ceux que l’on tue chaque Noël dans les arrière-cours de nos maisons...

C’est ainsi qu’à la droite du saint, prisonnier dans un collier de chien, se dresse un cochon de lait en bois noir, avec des yeux dorés et dont le groin très allongé– créole jusque dans les proportions- est en train de humer des graines imaginaires de palmier. À son cou, sur le collier de chien, il porte un grand ruban bleu. Le cochon en rit !...

Le jour où on créera à La Havane un musée du folklore, ce cochon créole devra figurer parmi les trésors de peinture et sculpture populaire qu’un esprit curieux saura découvrirdans les rues de notre capitale.

À Regla, ce qui est prodigieux c’est que la magie commence à opérer derrière l’église même...À quelques mètres du délicieux jardin colonial, plein de feuilles jaunes, rouges et pourpres, qui vont jusqu’à la sacristie, se dresse une bâtisse où est enfermée une autre statue de la vierge de Regla, aussi somptueuse que celle de l’église ...

Elle est entourée d’ azulejos (ndt :carreaux de faïence émaillés) bleus et blancs. Ses pieds – comme ceux de la vierge de Rimbaud- reposent sur un planisphère bleu, orné d’une ancre et de cordages emmêlés.

Plus bas se trouve une barque occupée par des marins indiens (qu’on ne peut absolument pas confondre avec les traditionnels trois Jean de la Vierge de El Cobre). Et, à côté, sur une armoire, un cheval de Saint-Christophe, modestement représenté par un jouet, avance sa grosse tête ornée de truies blanches qui feraient les délices d’un poète surréaliste...

L’autel qu’on illumine somptueusement les jours de fête, n’est pas du tout conforme à la tradition. Malgré les ex-voto qui l’accompagnent, malgré les petites bougies allumées dont les flammes vacillent dans des verres rouges, cette statue fait partie de celle qui accepte des vœux que l’on refuse à côté.

Un peu plus loin, au delà du parc, se trouve un autre autel peu ordinaire, parmi les plus beaux que j’ai vus dans ma vie... En outre, je peux presque affirmer qu’il est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’un « autel aquatique »...

Imaginez une source pleine d’eau vive qui sert de refuge à une faune marine de poissons, coquillages et éponges. Il y a des coraux, des hippocampes et des étoiles de mer. Dans ce bassin, flottant pour l’éternité, on trouve un voilier, en bois sculpté par un marin dévot, et un cuirassé britannique, gris plomb, portant le nom de Southampton. S’y trouvent également quelques embarcations de moindre importance... Mais tout ce convoi n’est là que pour servir d’escorte à la pièce maîtresse de cet océan en miniature ; une barque en bois, dans laquelle voguent, les mains jointes, les trois Jean de la plus populaire des prières créoles, Jean l’Indien, Jean la Haine et Jean l’Esclave.

Au-delà de ce paysage aquatique enfermé dans une pièce, on distingue un double autel soutenu par des colonnes salomoniques et orné de deux anges de style baroque, les mains chargées de guirlandes de fleurs. À l’étage inférieur se trouve une grande Vierge de la Charité ornée d’ une somptueuse coiffe. À l’étage supérieur, une vierge de Regla, de la même taille que la précédente, domine de son autorité tout un monde prodigieusement maritime, qui enferme en lui-même, comme un petit univers, tous les éléments de la poésie moderne.

Au pied de cet extraordinaire autel, qui mesure plus de trois mètres de haut, j’ai pu écouter, il y a un an, les plus admirables battements de tambours batà que j’ai eu le privilège de connaître durant mes longues années de pérégrinations dans le folklore afro cubain...

À quelques mètres se trouve un autre autel, dédié à sainte Barbe, déesse de la guerre, que les fidèles décorèrent avec des soldats de plomb, des tanks en jouets,des avions, des batteries antiaériennes et autant d’attributs guerriers ou décorations de couleur rouge - couleur rituelle de Chango- qu’il est possible de trouver...

Mais, où se trouve tout cela ? me demanderez-vous.
Laissez-vous guider par la curiosité. Celui qui est curieux ne s’ennuie jamais ici-bas. La curiosité ouvre toutes les portes et dévoile tous les mystères. Le tapis magique conduit à Regla (...).

Tiré du livre Chroniques Caribéennes

[http://www.granma.cu/opinion/2019-04-04/regla-la-ciudad-magica-04-04-2019-18-04-38->