Cuba : vous avez dit performance ?

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CHRONIQUE / Un an après la passation des pouvoirs entre Raul Castro et Miguel Diaz-Canel, Le Soleil est allé voir où en était la société cubaine où, officiellement, le régime communiste jette du lest. Mais force est de constater que, comme en 1959, la révolution ne viendra pas d’en haut…

Un article de Mylène Moisan pour le journal Le Soleil.

 

« Le train avance doucement. »

Le constat est fait par Nancy Lussier, vice-présidente de la filiale Terracam, qui dirige depuis sept ans les affaires internationales du Groupe Lussier, spécialisé dans l’exportation de véhicules lourds. 

L’entreprise fait affaire avec Cuba depuis 25 ans. « Ça représente 10 % de notre chiffre d’affaires », ce qui est énorme.

Mme Lussier est aux premières loges de l’économie cubaine, marquée depuis les dernières années par une série d’assouplissements, en ce qui a trait à la propriétéprivée et au commerce. Elle est aussi présidente de la Chambre de commerce Canada-Cuba depuis sa fondation il y a trois ans.

Sans tambour ni trompette, trois missions commerciales ont été organisées depuis 2017 entre Cuba et des entreprises canadiennes. « Il y a une quarantaine d’entreprises chaque fois qui sont présentes. C’est un marché qui est long à développer, mais qui peut être très intéressant en raison de la concentration d’achat. »

Il y a un seul client, l’État, et il en achète en (très) gros.

Rencontrée dans son bureau de La Havane où elle passe une dizaine de jours par mois, Mme Lussier voit d’un très bon œil l’adoption de la nouvelle constitution du pays, le 10 avril dernier, la première constitution du pays ayant été adoptée le 10 avril 1869. On a beaucoup parlé du caractère « irrévocable » du socialisme et du retrait de la reconnaissance du mariage gai, bien peu du volet économique.

Et pourtant. « La nouvelle constitution va permettre des choses qui n’étaient pas possibles avant. Le changement est important. Elle met la table pour une réglementation plus ouverte. Il ne faut pas oublier qu’il y a maintenant 800 000 personnes qui dépendent du secteur privé à Cuba, et pas juste dans le tourisme. »

C’est plus de 10 % de tous les travailleurs de l’île.

Le privé à Cuba est encore discret, mais il est partout. « C’est vraiment diversifié ça va de la manucure à la construction, à la pose de clôtures, de céramique, des réparateurs de cellulaires, aussi des gardiens de sécurité pour des maisons. C’est une nouvelle dynamique qui rend les choses très intéressantes. »

À condition d’être patient. « À Cuba, ça reste une économie planifiée, où les choses avancent à une vitesse lente. Il faut comprendre le fonctionnement du système, entre autres les difficultés en termes de financement. C’est long pour faire tourner la roue, mais quand elle tourne, elle continue. »

Terracam est un bon exemple avec des milliers de véhicules livrés depuis 25 ans. « Nous sommes en progression constante. »

En marge des assouplissements, le gouvernement amorce « un processus de séparation entre les ministères et l’activité économique » en créant ce qui pourrait s’apparenter à nos sociétés d’État. « Pour ce qui est de la gouvernance, on sent qu’il y a une continuité sur les aspects fondamentaux, mais aussi un désir pour améliorer la structure, pour qu’elle soit plus efficace. »

Quiconque a déjà séjourné à Cuba a sursauté en lisant ce mot : efficace.

Parce que l’écrasante et omnipotente bureaucratie cubaine fait partie de la culture à Cuba, un paradis de fonctionnaires. Voilà qui tendrait à changer, observe Mme Lussier. « Il y a une perception qui est erronée. Même si certaines choses sont figées, on voit des choses qui changent. Par exemple, Cuba s’est doté d’un plan très ambitieux pour les énergies vertes. Et on travaille à l’électrification des transports. »

Le Québec n’est d’ailleurs pas en reste, le gouvernement soutient divers projets de coopération en vertu d’un partenariat bilatéral. Ainsi, d’ici 2020, la province investit dans des projets de tout acabit, allant de nouvelles lignées de pommes de terre résistant à la sécheresse à la réhabilitation d’une forêt, en passant par la réhabilitation de La Havane avec une approche de ville intelligente.

Il y a tant à faire.

Dans un pays qui n’a toujours juré que par l’égalité, Mme Lussier constate l’introduction de la notion de performance, concept qu’on associe davantage à l’économie de marché. « Maintenant, on voit certaines rémunérations qui sont liées à la performance. Si les contrats sont réalisés selon les termes, une partie du salaire est bonifiée. »

Terracam, à l’instar des autres compagnies étrangères, peut aussi « donner un salaire de rendement ».

Une révolution en soi.

Cela ne change rien au fait que le gouvernement doit approuver les embauches des entreprises. « On fait des propositions, il y a une vérification qui est faite sur les personnes avant qu’elles ne deviennent nos employés. […] Et quand on leur donne un salaire de rendement, c’est déclaré, imposé. »

Comme le reste du salaire.

Il ne faut pas se conter d’histoire, l’ouverture de Cuba au commerce étranger et à l’entrepreneuriat est due à l’état pitoyable de l’économie du pays, minée par les pénuries, par l’embargo américain, les problèmes récurrents de production et, par conséquent, à un état de dépendance aux importations. 

D’où le difficile pari de l’État socialiste d’introduire des éléments de marché tout en conservant la mainmise. « Le train avance doucement, par paliers, petit à petit. […] On est loin du bar ouvert, ça, c’est très clair. »

Et puis, il y a l’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de la tête des entreprises étrangères depuis 1996, que Trump vient de faire tomber en activant le chapitre 3 de la loi Helms-Burton. Ainsi, le 17 avril, Washington a annoncé que despoursuites pourront être intentées contre des compagnies qui ont, ou ont fait, affaires avec Cuba.

De concert avec la chef de la diplomatie de l’Union européenne Cecilia Malmström, la ministre des Affaires étrangères du Canada Chrystia Freeland, a vertement dénoncé cette décision. « La décision des États-Unis [...] aura un impact important sur les opérateurs économiques de l’UE et du Canada à Cuba [...] et ne peut que mener à une spirale inutile de poursuites judiciaires. »

Washington, évidemment n’a pas bronché.

Cette décision arrive à un bien mauvais moment pour les entreprises canadiennes qui seraient de plus en plus nombreuses à vouloir tenter l’aventure. « La menace américaine fait que le poids du risque est sur nos épaules, ça fait un dommage à l’économie. Jusqu’ici, les présidents signaient une dérogation aux six mois et ce qui pouvait sembler logique depuis longtemps ne l’est plus. »

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« {{}}ÇA DEVIENT POSSIBLE{{}} »

À gauche sur la photo, le sigle bleu indiquant la présence d’une « casa particular ».

Avant de prendre sa retraite, Maria* était médecin, spécialisée en soins critiques pour les enfants, elle y a consacré plus de 40 ans de sa vie.

À sa retraite, elle est devenue un « cas social ».

C’est le cas de tous les Cubains qui prennent leur retraite et dont le montant que leur verse l’État est amputé de moitié, passant d’environ 30 $ à 15 $ par mois. De presque rien à la moitié de presque rien. À part cette maigre pitance, il ne leur reste que le logement fourni par l’État, et des rations minimales.

Mais, contrairement à avant, ils ont des options. 

Avec son mari, Maria a demandé et obtenu un permis de l’État pour louer une des deux chambres de leur appartement, la plus belle et la plus grande, celle avec le balcon, qu’ils ont décorée du mieux qu’ils pouvaient, avec ce qu’ils ont trouvé à acheter. Ils ont installé l’air conditionné, ont dû y mettre le prix.

Eux se sont installés dans la section derrière le salon et la cuisine.

De plus en plus de Cubains optent pour cette solution, qui les emmène tout de même à troquer la quiétude qu’on attend de la retraite pour une seconde « carrière » d’hôtelier, avec ce que ça comporte de travail. 

Le soir, rivée à son téléphone, Maria apprend l’anglais. À presque 65 ans. Elle sait que ça augmente la valeur de sa chambre auprès des touristes. 

Elle ne se plaint pas. « Je peux vivre mieux. Ça devient possible. »

Et la concurrence est féroce, surtout dans les zones touristiques. Une simple promenade dans les rues de La Havane suffit à prendre la mesure du nombre de personnes qui dépendent de ce revenu d’appoint pour maintenir un niveau de vie, les casas particulares étant identifiées par un sigle bleu ayant la forme — vague — d’une maison.

Le site Homestay à lui seul en recense plus de 1800, juste dans la capitale.

Et certaines ne sont pas sur le Web.

Reste que pour bien des Cubains comme Maria et les autres, louer une ou plusieurs chambres de sa maison est la seule possibilité qu’ils ont de ne pas devenir un « cas social », même si l’obtention du permis peut-être parfois laborieux, que son prix peut être modifié par un simple décret du gouvernement.

Chacune des casas doit également payer en impôts un pourcentage de leurs revenus chaque mois, le taux variant selon des motifs parfois nébuleux. La propriétaire de la maison où j’habitais à La Havane m’a dit redonner 10 % de ses profits, une autre, 65 %. 

Allez savoir.

Tous les logeurs doivent de plus déclarer l’identité des gens qu’ils hébergent — avec leur numéro de passeport —, on m’a même dit qu’ils devaient déclarer aux autorités la présence de journalistes.

Je suis restée discrète, au cas où.

N’empêche, il y a quelque chose d’incongru à ce que des personnes qui ont travaillé toute leur vie, comme médecin ou autre, doivent changer les draps et servir le café pour avoir une retraite digne de ce nom.

C’est aussi ça, Cuba. 

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LES NOUVEAUX ENTREPRENEURS

Tous les moyens sont bons pour faire un peu d’argent.

Près de la Place du Christ, rue Villegas, la devanture de la boutique Clandestina détonne des autres de La Havane. 

Des formes géométriques, des couleurs vives.

À l’intérieur, rien à voir avec les étals habituels des boutiques de touristes et leurs sempiternels cendriers de terre cuite et leurs maracas multicolores. Fondée en 2015, cette boutique nouveau genre incarne la nouvelle génération d’entrepreneurs qui ont choisi de profiter des nouvelles possibilités qui s’offrent à eux.

La boutique offre même du commerce en ligne.

Fondée par deux jeunes femmes, Idania del Rió et Leire Fernández, la boutique Clandestina offre des créations vestimentaires et artistiques, « fabriquées 99 % à Cuba », comme le résume leur slogan. Elles passent aussi leurs messages par des phrases imprimées sur les objets et les vêtements qu’elles vendent, « rien n’est parfait », « pays en construction », « résister, vaincre ».

Une douce révolution.

Un article de l’Associated Press publié en novembre dernier raconte que la nouvelle griffe cubaine a organisé un premier défilé de mode en plein air à La Havane en partenariat avec… la multinationale Google, qui a profité du rapprochement entre Obama et Raul Castro pour s’implanter sur l’île.

Elle y a installé des serveurs pour faciliter, entre autres, l’accès à YouTube.

Au monde extérieur.

Pour contrer la rareté de matière première, les jeunes designers se sont tournées vers le upcycling, en donnant une deuxième vie à des matériaux au lieu de les jeter. Environ 80 % de la production est ainsi fait de produits réutilisés. 

« Nous n’aimons pas que des choses soient jetées, nous sommes en faveur du recyclage, dans le sens large du terme », expliquait Idiana au Havana Times en janvier. « L’idée est d’insuffler une nouvelle vie aux choses, un nouveau souffle. »

Voilà qui vaut aussi pour leur pays. 

*Prénom fictif

**Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.