Cuba. Le blé, ciment du régime.

Comment la mondialisation agricole permet-elle de nourrir les Cubains à l’heure de l’ « ouverture » du castrisme ?

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Le gouvernement de la Havane vient d’annoncer une série de rationnements qui touche les aliments de base tout comme les produits de première nécessité.
Les transformations en cours au sein du régime castriste sont ici appréhendées sous l’angle d’un domaine stratégique pour la survie de la « Révolution », le commerce du blé. En raison du manque de devises, les importations deviennent de plus en plus difficiles.

Lors de la révolution en 1959, Fidel Castro promettait que chaque Cubain aurait son pain. Cette promesse est devenue un engagement presque mystique entre le líder máximo et le peuple de l’île. Cuba ne sera probablement jamais autosuffisante en terme de nourriture, notamment à cause de son climat tropical. Durant la Guerre froide, la question alimentaire était un non-sujet pour les dirigeants Cubains. En effet, les liens commerciaux profonds qui unissaient l’île à l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) permettaient à la population cubaine de ne pas avoir à s’inquiéter de ce qu’elle pourrait mettre dans son assiette. La chute de l’Union soviétique en 1991 met à mal cet état de fait. Durant la « période spéciale » (período especial) qui a suivi, la question de la suffisance alimentaire est devenue l’un des enjeux majeurs du régime castriste, forcé d’importer massivement des denrées. Paradoxalement, si des chercheurs se sont déjà penchés sur la question alimentaire à Cuba, surtout durant la période spéciale, peu se sont attelés à évoquer la question pourtant centrale du blé et du défi qu’il représente pour le régime qui doit en importer en grandes quantités régulièrement. Pourtant, alors que l’économie cubaine continue de subir l’embargo étatsunien depuis 60 ans, ces enjeux sont d’une grande actualité.

Cet article vise à démontrer que les transformations en cours au sein du régime castriste peuvent être appréhendées sous un angle renouvelé : celui de l’étude d’un domaine stratégique pour la survie de la Révolution, le commerce du blé.
Ces analyses se basent sur un travail de terrain réalisé à la Havane en mars 2018, et de nombreux entretiens effectués auprès de Cubains et de représentants du Groupe Soufflet, un groupe familial agroalimentaire français devenu l’un des plus grands exportateurs de céréales en Europe et un partenaire économique de premier plan pour Cuba.

Tout d’abord, il faut comprendre à quel point la question alimentaire à Cuba, analysée par le prisme de l’importation de blé, est un réel sujet pour le régime castriste (I). Il faudra par la suite s’atteler à une analyse de la géopolitique du blé dans le cas cubain (II). Enfin, il s’agira de comprendre comment se passe le commerce de blé au sein de l’économie cubaine, en profonde transformation ces dernières années (III).

I. La question alimentaire à Cuba, un sujet majeur

A. L’état de l’alimentation des Cubains, est un signe de la santé du régime…

Une rapide lecture du commerce mondial de blé et de sa culture permet de se rendre compte du lien entre puissance et culture céréalière. En effet, dans le domaine des relations internationales, le fait d’être auto-suffisant en nourriture représente un avantage certain. Plus encore, être capable d’exporter du blé est un attribut de puissance. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux tiers des productions de blé de la planète sont l’œuvre de l’Union européenne (où la France est, historiquement, une grande exportatrice), de la Chine, des Etats-Unis, de la Russie et de l’Inde. Trois de ces pays sont membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, voire quatre si l’on compte la France également (Abis, 2015). Au contraire, les pays étant obligés d’importer du blé et qui sont donc dépendants du commerce extérieur pour nourrir leur population présentent une vulnérabilité claire face aux grandes puissances autosuffisantes. Par nature, les ressources naturelles et matières premières sont stratégiques (Abis, 2015, p. 48). Cuba se place dans cette seconde catégorie des pays obligés de nourrir leur population à l’aide de ressources importées.

Notons d’abord que l’appareil productif cubain est défaillant, de même que l’agriculture qui très est peu productive. L’alimentation représente pourtant 85% des dépenses familiales (Le Monde, 19/04/2018), puisque le carnet de rationnement - la libreta [1] - ne garantit pas toutes les denrées et que certaines doivent être achetées sur le marché noir, où les prix peuvent être élevés. La FAO note, pour 2017, que la production totale de céréales à Cuba atteint 910 000 tonnes. Pour la même année, l’île a importé 2,1 millions de tonnes de céréales.

Ensuite, il faut garder à l’esprit la dépendance de l’île au commerce extérieur. Durant la période spéciale, il est intéressant de constater que la malnutrition à Cuba avait atteint des niveaux incomparables depuis le triomphe de la Révolution, ce qui donne une idée de la dépendance de l’île du commerce extérieur pour se nourrir. De 1964 à 1991, la FAO note une évolution progressive des denrées énergétiques et diététiques (DES). À ce moment, la conjecture économique et géopolitique très négative pour Cuba a mené le pays vers un déclin de nourriture entre 1992 et 1995, avant une amélioration graduelle à partir de 1996-1998 (FAO, 2010). Cette amélioration correspond à une reprise des importations. Malgré les difficultés économiques certaines, il est clair que les politiques alimentaires demeurent parmi les priorités des dirigeants cubains : dès la reprise progressive du développement économique en 1994, la population a vu sa situation alimentaire s’améliorer. En 2016, selon les statistiques officielles, 17,3% de la totalité des imports cubains représentait des denrées alimentaires (parmi lesquelles 40% de céréales). « Aujourd’hui, à Cuba, on mange à notre faim. La libreta ne fait pas tout, mais elle aide vraiment. Notre régime alimentaire est peu diversifié et composé surtout de riz, de poulet et d’haricots, mais on ne manque pas de nourriture. Le vrai problème, il est pour les familles nombreuses ayant peu de ressources. Mais ce n’est rien comparé à ce que l’on vivait au début des années 1990 », explique ainsi María Carla, une cuentapropista [2] de 32 ans vivant à la Havane.

B. … mais l’autosuffisance, reste un rêve illusoire du régime révolutionnaire

Avec la période spéciale, le besoin de Cuba de devenir autosuffisante s’est fait plus pressant. Plusieurs initiatives du pouvoir se sont alors suivies pour relancer une agriculture trop peu productive. Malgré la création des coopératives dites UBPC [3] durant la période spéciale, la culture cubaine est loin de pouvoir répondre aux besoins nationaux. En effet, en 2002, une loi a permis aux coopératives, encore peu rentables, de répartir 70% des bénéfices au lieu de 50%, le reste étant destiné à l’Etat. Les UBPC peuvent décider de leurs programmes de production, embaucher du personnel et vendre directement une partie de la production aux consommateurs (Habel, 2003, p. 139). En 2008, les agriculteurs ont reçu des terres en usufruit pour doper l’agriculture nationale et réduire le déficit commercial, mais cela reste toujours très nettement insuffisant.

Historiquement, Cuba a toujours été très dépendante du commerce extérieur. Pour l’historien cubain Jose Antonio Waugh, « Cuba ne sera jamais autosuffisante, il ne faut pas poursuivre de chimères » [4]. Depuis, la stratégie du régime cubain a été de multiplier ses ressources de devises, lesquelles manquent cruellement, afin de combler le déficit de son appareil productif grâce au marché mondial. L’alliance PetroCaribe, permettant à l’île socialiste d’obtenir à des coûts réduits le pétrole vénézuélien avant de le revendre sur le marché mondial, s’inscrit par exemple dans cette stratégie. La plus grande ressource de devises du régime, qui est l’exportation de médecins cubains hautement qualifiés à travers le monde, est une autre manière pour Cuba d’obtenir les précieuses devises. Malgré tout, régulièrement le pays se retrouve face à son manque chronique de devises et doit faire face à des retards de paiement. L’île, qui a toujours été dépendante d’une puissance étrangère durant son histoire, mise maintenant sur la diversification de ses partenaires commerciaux. Pour Jean-Baptiste Laureau, qui représentait l’antenne Business France à la Havane jusqu’en août 2018, « Leur stratégie aujourd’hui elle est claire, elle est annoncée, depuis la prise de pouvoir de Raúl Castro : c’est la diversification des partenaires ». Aujourd’hui, c’est par une intégration plus volontaire dans le marché mondial que Cuba entend combler les manquements de sa production agricole, et ce malgré les principes de base du marxisme-léninisme. Cette stratégie d’ouverture semble être un aveu de l’incapacité de l’île à parvenir à l’autosuffisance alimentaire.

II. La géopolitique du blé dans le cas cubain

A. Depuis 60 ans, Cuba est un pays sous embargo du voisin étatsunien…

Une autre spécificité cubaine est que l’île souffre toujours de l’embargo commercial et financier des Etats-Unis. Comprendre l’embargo financier et commercial imposé par les Etats-Unis à Cuba, c’est comprendre en partie les difficultés économiques dont l’île semble ne pas parvenir à sortir. Les dirigeants cubains dénoncent régulièrement l’embargo qui leur est imposé et lui imputent une grande partie des problèmes économiques auxquels l’île doit faire face depuis la période spéciale du début des années 1990. La propagande officielle en fait ainsi « le plus grand génocide de l’histoire ». Cette accusation fait directement référence au fait que les Etats-Unis représentent le marché naturel de l’île socialiste en raison de sa proximité géographique. Pour son approvisionnement en nourriture, il serait donc logique pour le régime de se tourner vers son voisin afin de nourrir sa population, puisque l’importation de denrées provenant de pays plus lointains induit des coûts supplémentaires pour l’économie cubaine.

Depuis 2000 et le Trade sanctions reform and export enhancement act (TSRA), les entreprises étatsuniennes sont malgré tout autorisées à commercer des produits agroalimentaires avec l’île. Cependant, puisque Cuba est interdite de crédit bancaire, elle doit payer en argent comptant ses importations de céréales venues des Etats-Unis. Vu le manque de devises chronique auquel le régime est confronté, le marché nord-américain, malgré sa proximité géographique, n’est donc pas le « marché naturel » de Cuba qui se tourne plutôt vers le Canada et l’Europe. La levée de l’embargo, réclamée par les lobbies agroalimentaires nord-américains, pourrait donc faire perdre à l’Europe et à la France leur statut privilégié sur le marché agroalimentaire cubain, puisque le transport de céréales depuis les Etats-Unis coûterait beaucoup moins cher pour le régime castriste. Néanmoins, l’arrivée à la présidence de Donald Trump (janvier 2017) a sûrement eu l’effet d’une douche froide sur les représentants de ces lobbies agricoles. À ce sujet un représentant du Groupe Soufflet, acteur de premier plan de la relation commerciale entre l’entreprise et Cuba, est d’ailleurs plutôt clair : « Il faut être honnête, ces affaires on les a faites parce qu’il y a un embargo ».

Cette situation donne à la France une position stratégique dans les échanges réalisés avec Cuba. Le blé français étant nécessaire à la stabilité du régime castriste, on peut ici évoquer une sorte de soft power pour l’Hexagone, qui devient un partenaire privilégié pour l’île. Dans un entretien réalisé en 2017, le représentant du Groupe Soufflet nous donnait son avis sur le rôle du blé français : « Pour moi c’est fondamental, parce qu’on est sur de l’alimentaire. Une île, Cuba, qui a la paranoïa de la fourniture. Alors je ne veux pas faire de politique, mais c’est juste fondamental, c’est leur survie. Donc pour la France effectivement c’est du soft power, puissant je pense. […] Et nous on est acteurs au quotidien, on y participe. Et je regrette que, malheureusement, on a un peu oublié ce côté soft power de nos produits agricoles. »

B. … mais qui reste dépendant du commerce extérieur pour nourrir sa population

Il s’agit ici de replacer l’étude du commerce de blé au cœur des enjeux stratégiques et géopolitiques cubains. Dans le cas de Cuba, ce commerce est central puisqu’il permet de nourrir une population qui augmente d’année en année. Pour l’île socialiste, le blé n’est pas une simple denrée de plus importée depuis les pays capitalistes. L’équilibre social, la pérennité des acquis de la Révolution et donc, in fine, la survie du régime sont en jeu. Malgré les projets politiques mis en place par le régime révolutionnaire, Cuba n’a jamais pu prétendre à l’autosuffisance alimentaire. Après la chute de l’URSS et la fin de l’aide soviétique, le seul moyen pour nourrir les Cubains était d’acheter des ressources sur le marché mondial. Une voie qui peut s’avérer complexe pour un Etat socialiste à l’économie planifiée comme l’est Cuba.
Le blé importé par Alimport [5], société d’Etat dépendante du ministère du commerce extérieur, provient de plusieurs pays du monde, principalement le Canada (pour le blé dur, qui n’est pas panifiable) et la France. Donc, et ce malgré l’embargo étatsunien, il est d’une impérieuse nécessité pour le régime cubain de s’insérer dans la mondialisation afin de nourrir son peuple. Le blé a eu besoin de s’insérer dans un commerce mondialisé très tôt : pour un Etat comme Cuba, nourrir sa population peut se révéler être un défi constant. C’est en tous cas indispensable : une population qui a le ventre vide, c’est une population qui risque de se rebeller. Parce que la population mondiale continue de grandir et que les pays exportateurs de blé sont peu nombreux, le commerce de cette céréale s’est fortement mondialisé.

Il est intéressant de pouvoir constater la position qu’occupe le blé au sein des imports de céréales cubains, dont on a vu qu’ils étaient très importants. Le graphique suivant permet ainsi de mesurer l’importance que revêt cette céréale pour l’alimentation de la population. On constate que contrairement à d’autres céréales, les importations de blé semblent assez stables. Néanmoins, on observe une constante augmentation des quantités importées, ce qui est un indice des besoins grandissants de la population cubaine et de l’inefficacité de l’appareil productif. Cette augmentation peut également être la conséquence de la forte augmentation du tourisme ces dernières années, qui pousse le régime à nourrir plus de personnes sur son sol. Un tourisme qui, au final, est une grande source de devises qui sont réutilisées plus tard dans le commerce extérieur.

III. Le monde des affaires dans l’économie socialiste planifiée cubaine

A. Le Groupe Soufflet, est un partenaire commercial historique représenté à la Havane…

Depuis 1998, le Groupe Soufflet possède une représentation dans la capitale cubaine. Concrètement, il s’agit d’un bureau de négoce, chargé de faciliter la communication avec l’Etat cubain. L’installation du bureau à ce moment correspond à l’approfondissement des relations commerciales entre Soufflet et l’île. Pour Valentin Boyez, qui dirige le bureau de représentation, « ils ont réalisé que le fait de faire venir des entreprises capitalistes étrangères n’était plus le mal absolu mais pouvait être aussi un relai de croissance dont les Cubains pouvaient bénéficier ».

Chaque année, Alimport a l’autorisation de passer un à deux appels d’offre pour couvrir les besoins alimentaires de l’année ou du semestre. C’est à ce moment que joue la concurrence et que se met en place la stratégie cubaine de diversification des partenaires. Valentin Boyez, présent depuis trois ans à Cuba, connaît bien le terrain et est un acteur majeur dans le commerce du blé. Il décrit ainsi le rôle que tient le bureau de représentation dans la relation entre le Groupe et l’Etat socialiste :
« Nous on est vraiment là en tant que support et en tant que soutien, et en tant que levier de cette relation. On intervient dans tous les aspects de la vie du contrat, depuis la contractualisation qui suit l’appel d’offre et jusqu’à l’encaissement. On est là aussi pour essayer de déminer les situations avant qu’elles n’explosent et pour apporter des réponses rapides, à la fois aux Cubains et à la France [le Groupe Soufflet, ndlr]. »

En évoquant des « situations à déminer », M. Boyez pense à plusieurs problèmes qui peuvent survenir durant l’exécution d’un contrat : l’embarquement du bateau [6], durant sa traversée, à son arrivée, la gestion du risque bancaire, … Le Groupe a rapidement compris l’utilité d’avoir une personne en permanence sur place pour devenir un interlocuteur privilégié de l’Etat. L’effort pour créer un lien avec le client est donc réel, et le territoire cubain est vu comme un marché aux nombreuses spécificités où une « expertise » est requise. On comprend alors que faire des affaires avec un Etat socialiste ne va pas de soi.

L’expérience de Valentin Boyez de l’administration cubaine fait qu’il a pu être témoin de plusieurs choses. Pour la première, il s’agirait de la stratégie du régime de diversifier ses partenaires. Selon lui, l’ouverture économique engagée par Raúl Castro a eu pour effet de créer une « tension » dans le monde des affaires, qui s’est traduite par l’ouverture à une plus grande concurrence. Se ressent également sur le monde des affaires la crise à laquelle Cuba est confrontée depuis les événements au Venezuela, qui ont mis en pause l’alliance PetroCaribe [7]. Ces problèmes se concrétisent par des retards de paiement plus importants qu’à l’accoutumée.
L’approche de cette représentation sur l’île du Groupe Soufflet permet de tirer une conclusion majeure sur l’implantation d’entreprises étrangères à Cuba. Il semble compliqué pour les entreprises étrangères d’entretenir un lien commercial avec un régime socialiste. Il faut des ressources importantes pour normaliser ces relations parfois « paradoxales », selon un membre du Groupe Soufflet. Dans le cas du Groupe, cela passe par l’installation d’une représentation permanente, ce que toutes les entreprises étrangères ne peuvent pas forcément se permettre. Surtout à un moment où l’agence Business France, censée accompagner les entreprises françaises à l’étranger, a décidé de fermer son bureau cubain, en août 2018, invoquant une trop faible activité.

B. … pour faire « faire du business » avec l’Etat castriste

Faire des affaires avec une société d’Etat dans un pays socialiste où l’économie est planifiée et étroitement contrôlée par le régime et l’idéologie du parti unique représente une réalité bien différente que dans des pays capitalistes. Le domaine céréalier peut représenter un cas d’école pour comprendre comment capitalisent ces entrepreneurs étrangers à Cuba.

Les affaires entre le Groupe Soufflet et Cuba ont commencé dans le milieu des années 1970, mais ont réellement explosé durant la période spéciale. En 1998, ces relations atteignent un nouveau niveau puisqu’un bureau de représentation est constitué sur place, à la Havane. Depuis 1998, la part du blé de Soufflet dans les imports totaux de blé par l’île est sujette à d’importantes fluctuations en fonction des années, comme le montre le graphique suivant.

Il peut s’avérer complexe de commenter ces fluctuations, mais nous pouvons avancer des éléments de réponse. Tout d’abord, l’année 2004 a été difficile pour Cuba à cause de problèmes techniques dans les moulins. La « débrouille » s’est quasi institutionnalisée dans l’île : les pannes sont régulières et les Cubains préfèrent alors la réparation temporaire au remplacement, trop coûteux. Cela a conduit le pays à substituer l’importation de blé par l’importation de farine sur la période 2002-2007. Concernant les années 2003-2007 où le marché avec le Groupe Soufflet a été réduit à son minimum, cela correspond à des retards de paiement, conduisant à la limitation des importations.

Sur l’import total de blé cubain, le blé français a représenté 90% avant 2010. Aujourd’hui, la part française oscille plutôt entre 30 et 40%, suivant les années et les récoltes. La stratégie cubaine repose sur une plus grande diversification des partenariats commerciaux afin d’éviter toute dépendance et ne pas réitérer l’erreur faite avec l’URSS.

Un représentant du Groupe décrit en ces mots l’économie et le régime cubain : « Cuba est une économie soviétique, tu as un Etat en face de toi donc ça veut dire une énorme administration. […] Le système est très centralisé, avec des contrôles réguliers. Tout ça tu ne le vois pas quand tu te balades en tant que touriste, mais quand tu fais des affaires, tu le ressens ». Ce climat dans la gestion des affaires commerciales se ressent dans la relation que le -Groupe entretient avec Alimport. Et ceci est assez symptomatique des problèmes causés par la bureaucratie cubaine et les lenteurs administratives.

Le principal sujet sur Cuba, c’est l’accès au crédit. Le pays est constamment en manque de devises, ce qui peut causer des retards de paiement. Ce problème est géré par la garantie de l’Etat français afin de limiter le « risque pays de Cuba » et encourager le commerce avec l’île. De manière générale, les grands partenaires commerciaux de l’île bénéficient tous d’une garantie afin de contrer ce problème de manque de devises. Ces garanties d’Etat permettent de passer outre l’embargo : on constate donc que la diplomatie cubaine est très importante pour s’assurer des approvisionnements.

L’embargo est un autre sujet central pour le Groupe Soufflet. Puisqu’il faisait du commerce avec Cuba, le Groupe n’a pas eu l’autorisation de l’OFAC [8]de commercer avec l’Iran, un marché qui devait s’effectuer à base de dollars américains. La situation géopolitique cubaine peut donc avoir des ramifications inattendues pour les entreprises qui commercent avec le pays.

Conclusion

Ainsi, le commerce de blé mondial peut avoir une dimension stratégique et géopolitique déterminante pour la stabilité de certains Etats, comme c’est le cas pour le régime castriste qui joue sa survie à chaque importation de denrées alimentaires. Dans le cadre de l’économie planifiée cubaine, l’analyse du commerce de blé entre l’Hexagone et l’île socialiste peut permettre d’aborder sous un angle renouvelé les transformations en cours au sein d’un régime qui ne semblait que peu adepte à l’évolution depuis sa mise en place en 1959. La mission de l’Etat, nourrir sa population, n’est possible dans cette île loin d’être autosuffisante que par le biais d’une plus grande intégration dans la mondialisation. Cette réalité pousse le régime à devoir évoluer, lentement, vers un nouveau modèle que l’on pourrait qualifier de « castrisme de marché » (Bloch, 2015, p. 184), privilégiant la mise en concurrence des partenaires, l’utilisation de la diplomatie pour la mise en place de partenariats commerciaux et l’envie d’attirer les entrepreneurs étrangers sur le sol cubain.
Diploweb : Ces dernières années, Cuba utilisait les livraisons de carburant vénézuélien subventionné pour en vendre une partie afin de gagner des devises et acheter du blé. La crise de longue durée du Vénézuela remet en question ce "système" et fragilise le régime cubain.

En tant que matière première au centre d’enjeux sociaux, géopolitiques et géoéconomiques, le blé peut être considéré comme le « pétrole doré » de la France (Abis, 2015, p. 223). Le blé peut être un outil de poids dans la diplomatie française : dans l’Hexagone, sa production n’est pas délocalisable comme c’est le cas pour beaucoup d’autres industries. À l’extérieur, comme à Cuba, le blé français est nécessaire à l’équilibre alimentaire. Au cours des dernières années, environ la moitié de la production française en blé tendre a été exportée, soit entre 17 et 19 millions de tonnes (Abis, 2015, p. 238). Puisqu’aucun pays ne peut se passer de blé pour l’alimentation de sa population, cette ressource ne doit pas être sous-estimée en tant qu’élément majeur de la diplomatie française et du soft power de l’Hexagone.

Par Jérémy DENIEULLE, 12 mai 2019
Diplômé d’un Master 1 de Géopolitique de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, Jérémy Denieulle termine son M2. Il s’intéresse à la géopolitique du blé et des matières agricoles. Cet article est appuyé sur une étude de terrain mené à la Havane et auprès d’acteurs du commerce de blé français.

Bibliographie

ABIS Sébastien (2015), Géopolitique du blé. Un produit vital pour la sécurité mondiale, Armand Colin, Paris, 270 pages.
Ambassade de France à Cuba (05/2018), Programme de la 3ème édition du Mois de la Culture Française à Cuba. [En ligne] cu.ambafrance.org
BLOCH Vincent (2015), « Cuba, les illusions de la contagion démocratique », Esprit, vol. mars-avril, n°3/2015, pp. 178-184. [En ligne] cairn.info
FAO, Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, Nutrition country profiles : Cuba summary, 2010. [En ligne] fao.org
HABEL Janette (2003), « Cuba, les défis du nouveau "modèle" », Revue Tiers-Monde, vol.
173, n°1/2003, pp. 127-148. [En ligne] cairn.info
FAIVRE LE CADRE, Anne-Sophie, (19/04/2018), « Changement de présidence à Cuba : portrait en six chiffres d’un pays encore sous embargo », Le Monde. [En ligne] abonnes.lemonde.fr


https://www.diploweb.com/Cuba-Le-ble-ciment-du-regime-Comment-la-mondialisation-agricole-permet-elle-de-nourrir-les-Cubains.html