La Campagne d’Alphabétisation de 1961, un musée, un témoin ...

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Philippe ALDER, membre fondateur du comité Lille Métropole de Cuba Coopération France, résident à Cuba a visité la Ciudad Libertad et son musée, endroits chargés d’Histoire. Il nous en rend compte dans cet article qui se termine par l’émouvant témoignage d’un acteur enseignant de la campagne d’alphabétisation de 1961 : Felino MARTINEZ actuel Président du GELFRA-ALC : Grupo de Especialistas en Lengua Francesa de la Asociacion de Lingüistas de Cuba, (’’Groupe de spécialistes en langue française de l’association des linguistes de Cuba’’) association partenaire de Cuba Coopération France.

Le Palais présidentiel, en plein centre de La Havane, occupé alors par le Dictateur Batista, fut attaqué le 13 mars 57 par un groupe armé d’ étudiants révolutionnaires. Batista dut s’enfuir et tous les membres du commando dont leur leader José Antonio Echevarria furent tués durant l’attaque, ou exécutés sans autre forme de procès dans les heures qui ont suivies. Fulgencio Batista avait une autre résidence très sécurisée, un petit palais au beau milieu d’un grand parc, terrain militaire cerné au sud de bâtiments occupés par l’armée et fermé au nord par un aérodrome . C’est de cet aérodrome qu’ il s’est enfui en avion avec ses proches, pressé par l’avancée des troupes révolutionnaires, dans la nuit du 31 décembre 1958. Ils emportèrent avec eux des valises bourrées de centaines de millions de dollars, volés à l’État Cubain. Le nouveau siège de la Banque Nationale de Cuba, building flambant neuf attendait d’être inauguré, il ne le fut jamais en tant que banque.

Après le triomphe de la Révolution en janvier 1959, il y a un peu plus de 60 ans :

  • Le grand palais présidentiel est devenu le Museo de la Revolución
  • Le building prévu pour être le siège de la Banque Nationale est devenu l’Hôpital Hermanos Ameijeiras de renommée mondiale
  • Le terrain militaire et ses bâtiments sont devenus un immense campus avec un magnifique parc où les élèves et les étudiants travaillent, font du sport, discutent ou encore se reposent dans cet ancien endroit de tortionnaires désormais devenu un havre de paix et rebaptisé Ciudad Libertad.

Elle abrite des logements universitaires des écoles primaires, secondaires des universités dont l’Université Pédagogique ENRIQUE JOSE VARONA qui forme entre autres les futurs professeurs de français.

La Ciudad Libertad se trouve entre le nord de Municipio de Marianao et le sud du terminal de Playa. Au beau milieu du parc, toujours pimpant et bien entretenu, l’édifice autrefois occupé par Batista est toujours présent, mais aucun signe, aucune marque ne rappelle la présence du dictateur en ce lieu autrefois très protégé par toute une armée.

Tout un symbole : le bâtiment immédiatement voisin à sa droite, fait penser à un écrin à bijoux posé là, au milieu d’un jardin. Il s’agit du Museo National de la Campaña de Alfabetización .

Ce petit bâtiment avec un fronton extérieur où les protagonistes représentés se tendent crayons et cahiers présente des trésors : à l’entrée une photo de Fidel lors du discours de lancement de la campagne d’alphabétisation qui déclare
(je traduis) :

« CUBA SERA DANS QUELQUES MOIS LE PREMIER PAYS D’AMERIQUE QUI POURRA DIRE NE PLUS AVOIR D’ANALPHABETE PARMI SA POPULATION » .

Suivent des salles qui témoignent de la réussite de ce défi, avec une magnifique collection de photos et d’objets relatifs à cette grande campagne nationale de 1961. Un espace avec le mémorial de ses martyrs, car des enseignants ont été assassinés par des contre révolutionnaires pour le simple fait d’enseigner la lecture et l’écriture à leurs compatriotes analphabètes.

La dernière salle rappelle que la campagne ne s’est pas arrêtée à Cuba mais a poursuivi et poursuit son chemin dans le monde grâce à la méthode ’’Yo sí puedo’’ (Moi aussi je peux).

Un parc et un musée très émouvant, chargés d’Histoire avec un grand H, La Ciudad Libertad est aussi une belle excursion en pleine nature bien qu’en pleine ville, hors des sentiers battus touristiques.

Il est préférable avant de vous y rendre de vérifier l’ouverture au public du musée , qui peut être fermé au grand public en cas de visite de délégation par exemple. Téléphone (+53) 72 60 80 54

Acteur enseignant de la campagne d’alphabétisation, Felino MARTINEZ, a eu la gentillesse de nous rédiger en français, un témoignage sur une période qui a marqué sa vie :

« L’ALPHABÉTISATION : UNE EXPÉRIENCE UNIQUE

Je suis né en 1947. Au moment de la Révolution en 1959 j’avais 12 ans. Fils d’une famille des classes moyennes, plutôt aisée, j’ai été élevé dans de bonnes écoles privées si bien que pour moi, à cet âge , les difficultés et souffrances des classes défavorisées, notamment dans les campagnes, étaient inconnues.

Pourtant mon père et mon frère aîné se sont tout de suite incorporés au tourbillon des premières années de la révolution. Ce dernier avait même pris une part active dans la lutte clandestine contre le tyran Batista.

Ces images, déjà lointaines et un peu confuses de ces années-là me reviennent en mémoire de temps en temps. Mais celles que je garde avec le plus de netteté et de fierté sont celles concernant la “campagne de l’alphabétisation”, comme on la nomme couramment.

A 14 ans, élevé dans un milieu en quelque sorte privilégié, je ne m’étais jamais séparé longtemps de mes parents et l’idée de partir vivre à la campagne avec les paysans était à rejeter. Mon père et mon frère ont pourtant insisté pour que je quitte le foyer et m’incorpore à ce mouvement. Par contre ma mère était réticente à l’idée de me voir partir et moi franchement je craignais cette vie qui serait sans doute très difficile pour moi.

Et je suis finalement parti vers une aventure émouvante qui allait enrichir définitivement ma vie et me fournir d’outils nécessaires pour mon avenir.

J’ai été placé dans un foyer paysan constitué par un couple et 3 enfants. Ils m’ont accueilli comme un fils de plus. N’étant pas illettrés, j’ai formé avec Salvador, le père de famille, une équipe qui devions partir tous les soirs vers une petite école de campagne où se réunissaient les paysans de la zone afin d’entreprendre la grande aventure de l’apprentissage. Nous travaillions donc à la lumière de lampes à pétrole chinoises qui donnaient une lumière claire et parfaite pour que ces paysans et paysannes puissent se pencher sur des manuels rédigés à cet effet.

Je devais aussi aller chez un vieux couple de paysans du troisième âge et qui préféraient de rester chez eux car ils avaient honte de rejoindre les autres, beaucoup moins âgés. La dame, du nom de “Primitiva” (primitive) et son mari Liborio, nom paysan par excellence, de soixante-dix ans environ tous les deux, avaient transformé leurs figures lorsque le premier soir j’ai allumé la lampe. Ils n’avaient jamais vu une telle clarté dans leur humble “bohío” (hutte) la nuit. Pour eux il était tout naturel que le soir la seule clareté qui règne dans leur foyer soit une petite bougie qui n’éclairait que quelques centimètres. Primitiva est partie, affolée, quand j’ai ouvert la grande lumière, elle pensait que le feu avait incendié leur humble taudis.

Les quelques mois de travail avec ce couple, qui étaient devenus très chers, je les voyais comme mes grands-parents, n’ont pas abouti à grand chose. Mais j’étais satisfait de leur avoir appris à signer et à écrire leurs noms. J’avais éliminé chez eux la honte de devoir signer par une croix, comme devaient faire presque 30% de la population de mon pays. Elle était revenue une minute après, émerveillée, je vois encore la flamme dans ses yeux. J’imaginais la même expression de l’homme des cavernes lors qu’il a vu le feu pour la première fois. J’étais aussi ému qu’eux, mais je ne le laissais pas paraître.

Pendant la journée je devais, évidemment, aider Salvador et Valentina, ainsi que leurs deux garçons, aussi jeunes que moi, à labourer la terre, à faire la récolte, à traire la vache, à ramasser la “yuca” (espèce de manioc), la patate douce, qui était d’ailleurs à la base de leur alimentation.

Que d’expériences ces quelques mois passés chez eux ! Valentina, qui était enceinte a dû partir à la ville pour accoucher. Elle y est restée deux ou trois semaines… pendant ce temps mon rôle avait changé : pendant les matinées je devais préparer le repas des autres, qui étaient partis dans les champs ! Je ne me souviens plus ce que je préparais, sans doute des haricots, qui devaient être durs comme des pierres, le riz, fade sans doute, quelques morceaux de légumes, des œufs peut-être, un morceau de viande qui devait être immangeable. J’imagine maintenant combien ils appréciaient mon geste car à aucun moment ils ne se sont plaints de ce que je mettais dans leurs assiettes. Je devais, en plus, faire la cuisine au charbon, ce qui était impensable en ville…

Un beau jour la nouvelle est arrivée de l’assassinat d’un jeune “brigadiste”, comme moi, dans les montagnes de l’Escambray, par des bandits contre-révolutionnaires qui voulaient affoler les jeunes et faire échouer cette opération. Fait étonnant, je ressemblais beaucoup à ce jeune nommé Manuel Ascunce. Les autorités du Ministère de l’Education sont venues me visiter et me demander si j’avais peur, si je voulais rentrer chez moi. Ni moi ni les paysans n’avons accepté l’idée de me faire rentrer à La Havane.

La date du 22 décembre, fin de la campagne d’alphabétisation, est restée dans le pays comme “la journée des maîtres” et tous les instituteurs, professeurs, tous niveaux confondus, avec les élèves et étudiants célébrons l’évènement. Ce fait, inédit dans le monde, a transformé notre société qui est devenue un exemple de ce que peut faire un pays du tiers monde dans le domaine de l’éducation.

Les années qui suivirent, ma famille et la famille de Salvador sont devenues très proches. Nous allions les visiter souvent, nous les accueillions chez nous. Sans le savoir, ils ont contribué grandement
à ma formation en tant que citoyen puisque ils m’ont rapproché de la terre, de son importance dans la formation des jeunes, des valeurs humaines, tel que l’avait bien préconisé José Marti dans son oeuvre.

Felino Martínez

Président de GELFRA-ALC

La Havane juin 2019 »