La confession de Fidel Castro à propos de l’enlèvement de Juan Manuel Fangio

Le champion argentin a failli ne pas venir à Bogota, craignant d’être otage de guérilleros

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Ce cas célèbre date de 1958 mais le documentariste colombien Guillermo Angulo a révélé que le leader cubain a reconnu le délit face à Gabriel Garcia Marquez et lui-même. Retour sur des archives, des livres et des sources cubaines et argentines.

En 1981, Fidel Castro a reçu Juan Manuel Fangio en tant qu’invité d’honneur et, en privé, lui a présenté des excuses pour son enlèvement.

En parlant d’enlèvement, Fidel Castro dit sur le ton de la confidence à Gabriel Garcia Marquez et à Guillermo Angulo à La Havane : « Nous l’avons pratiqué une seule fois, non pour de l’argent mais pour la publicité. Batista gouvernait alors et Juan Manuel Fangio était venu pour disputer le Grand Prix de Cuba qui avait lieu sur le Malecon. Nous l’avons séquestré à des fins de propagande et le gouvernement décida que la course aurait lieu de toute manière. Mais la publicité mondiale fut pour nous et l’enlèvement. Une fois la course terminée, nous l’avons rendu indemne et la publicité autour de notre action redoubla. Plus tard, Fangio revint à Cuba plusieurs fois et il chercha chaque fois à nous revoir ».

Ce paragraphe fut publié lundi dernier dans El Espectador (Le Spectateur) comme faisant partie d’un texte écrit par le journaliste et documentariste colombien Guillermo Angulo, « Chronique inédite d’une mission clandestine » sur son rôle, en 1988 et jusqu’à présent inconnu, de médiateur pour le gouvernement de Belisario Betancur pendant la séquestration de Alvaro Gomez aux mains de guérilleros du M-19. A un journaliste cubain indépendant avec lequel s’est entretenu El Espectador et qui a fourni des éléments pour le présent texte en demandant que son nom ne soit pas mentionné, ce qui a le plus attiré son attention a été non seulement un rappel de plus du rôle du régime castriste présent dans la réalité colombienne, sinon la citation attribuée au dictateur qui n’a jamais admis publiquement le délit. Certains de ses proches assurent encore que Fidel n’en fut informé qu’après le début de l’opération. Il la désapprouva compte tenu du haut risque que Fangio soit blessé ou tué et que le mouvement révolutionnaire qu’il dirigeait depuis la Sierra Madre en soit gravement affecté au niveau politique.

C’est pour cela que ce fameux épisode mérite une révision des versions de l’époque, aussi bien à partir de sources cubaines que des archives d’El Espectador. La plus détaillée se trouve dans une confession de première main, le livre Opération Fangio, écrit par Arnol Rodriguez Camps, l’un des ravisseurs et qui n’inclut pas Castro dans la liste des auteurs intellectuels ou acteurs. Il en attribue la crédibilité à une vingtaine de massages câblés émis par l’agence de presse United Press International (UPI) depuis la capitale cubaine et publiés dans ce journal. (Lire une autre chronique : L’odyssée d’un cavalier colombien pour arriver au Derby du Kentucky).

Le premier message, envoyé dans la nuit du 23 février : « Juan Manuel Fangio, le champion du monde argentin de course automobile, a été séquestré aujourd’hui par quatre inconnus… un homme grand et costaud, vêtu d’une veste américaine en cuir, est arrivé à l’hôtel Lincoln, situé au cœur de La Havane et l’a menacé d’un pistolet. En lui le pointant dans le dos, il le fit monter dans une voiture dans laquelle il y avait trois individus de plus (une Plymouth verte qui attendait face à la porte et qui prit la fuite par la rue Virtudes) ». La Police cubaine reçut l’ordre de ne pas donner d’informations sur l’intéressé et l’hôtel répondait à tous les appels, y compris celui de l’Espectador, en disant : « Monsieur Fangio est sorti se promener ».

Avant minuit, la UPI confirma que les responsables des faits étaient des « révolutionnaires cubains ». Elle cita un appel anonyme où une voix masculine annonça : « je parle au nom du Mouvement du 26 juillet. Nous avons séquestré Juan Manuel Fangio à 8 heures 55 du soir ». La Police déploya un dispositif pour éviter que « le cavalier des pistes » soit sorti de la ville et a monté la garde dans les 12 hôtels où séjournaient les autres pilotes étrangers invités au Grand Prix.

Le lundi 24, en pleine incertitude et scandale international dû au fait que Fangio était un des personnages les plus célèbres de la planète pour avoir conquis cinq titres et deux deuxièmes places mondiales entre 1951 et 1957, la dictature de Fulgencio Batista ordonna que la course se fasse en l’absence du grand champion. Elle prétendait ainsi améliorer son image et démontrer qu’il ne se passait rien de grave à Cuba, alors mise en cause après six ans de pouvoir avec des actes systématiques de répression, de détention et de torture.

Avec le même objectif, l’année précédente, le même Batista avait remis le trophée du gagnant à l’argentin lorsqu’il franchit en tête la ligne d’arrivée mais cette fois des représentants du monde entier critiquaient le gouvernement, le manque de sécurité sur une île qui était le paradis pour les vacanciers nord-américains et qui se servait du sport automobile comme arme politique. Le général Roberto Fernandez, Directeur des sports, signala qu’il y avait derrière les « mains criminelles » de Fidel Castro et qu’il tomberait bientôt.

Le Consul d’Argentine, Adolfo Gourdi, protesta et exigea la libération de son compatriote pendant que l »administrateur sportif de Fangio », Marcelo Giambertone, déclara qu’il était certain que son ami serait libéré sain et sauf après le show des intérêts des parties. Un message de l’épouse de Fangio, Andrea Burruet et de son fils Oscar était arrivé en demandant que sa vie soit respectée et garantie.
Sans preuve de vie du champion, chaque pilote arriva sur la grille de départ sur le Malecon de La Havane escorté par un agent de la police secrète. L’Etatsunien Masten Gregory, qui partait en troisième position, fit auparavant une déclaration dans l’ambassade des Etats-Unis et parla au nom de ses collègues : « Nous sommes furieux contre cette bande Castro. Cet enlèvement est stupide ». Au moins cent mille personnes emplissaient les rues du centre historique et criaient « Vive Fangio ! » avec l’espoir que son idole apparaisse à bord de la Grande Maserati numéro 2, l’argentin qui fit la renommée des courses de vitesse et qui, également, éleva à un haut niveau les marques Alfa Roméo, Mercedes et Ferrari.

L’épreuve débuta sans lui et au sixième tour, la voiture conduite par l’îlien Armando Garcia Cifuentes sortit de la voie près de l’ambassade des Etats-Unis et emporta une tribune improvisée. Il y eut 8 morts et 32 blessés (il existe une vidéo sur Youtube). A cause de cela, le deuxième Grand Prix de Cuba fut suspendu alors que l’anglais de légende Stirling Moss menait la course et que le suivaient, entre autres, le gagnant des 500 miles d’Indianapolis, Roy Ruttiman, l’étatsunien Phil Hill, étoile de Ferrari qui fut ensuite champion de Formule 1, l’allemand Von Tripps, le français Jan Behra, l’espagnol Francisco Goddia et celui que l’on appelait le play-boy dominicain Porfirio Rubirosa.

Comme on le supposait, à la fin du tragique grand prix, les rebelles activèrent la libération du sportif et le jour suivant, l’Ambassade d’Argentine annonça la libération de Fangio après 27 heures de détention. Il fut remis à l’Ambassadeur de ce pays, l’Amiral Raùl Lynch Guevarra, qui grâce au fait que son cousin était Ernesto « Che » Guevarra, fut contacté en secret par l’intermédiaire d’un conseiller militaire et on lui demanda de le recueillir à l’aube dans une voiture dans le quartier du Vedado. « Fangio, vous serez notre invité d’honneur lorsque la révolution triomphera » lui dirent ceux que le pilote appela « mes amis ravisseurs ». Je m’appuie toujours sur les sources de UPI, avalisées en leur temps par Rodriguez et maintenant sur la source cubaine de ce journal.

Le jour suivant, on vit Fangio tranquille et en cravate dans sa chambre du huitième étage de l’Hôtel Lincoln lors d’une conférence de presse au cours de laquelle de prime abord il regretta la tragédie qui eut lieu durant la course dans le « virage de la mort » et à propos de laquelle il avait averti les organisateurs afin qu’ils n’autorisent pas la présence de spectateurs. « J’aurais pu me trouver dans cet accident, alors on peut dire que mes ravisseurs peuvent m’avoir sauvé la vie », déclara-t-il. Il raconta qu’il avait bavardé de façon « épatante » avec ses ravisseurs qu’il a défini comme « des gens qui ont des idéaux et veulent les faire connaître de toute façon ». il dit aux rebelles que s’ils avaient fait cela pour une bonne cause, « alors il était d’accord ». Il remercia les cubains et le monde de l’automobile pour la préoccupation qu’ils ont montrée : « Je ne savais pas que les gens m’aimaient autant ». Il ne dénonça aucun ravisseur mais insista bien sur le fait qu’ils l’avaient respecté, traité comme un h^te dans une maison et ensuite dans un appartement et lui ont présenté des excuses tout le temps depuis que le pistolero (Manuel Uziel) l’avait emmené : « ils m’ont traité comme si nous étions entre amis ». Il reconnut comme des fans bien informés de sa carrière professionnelle, leur a laissé des autographes et lorsqu’ils lui ont proposé de suivre la course à la radio, il leur répondit : « Cela ne m’intéresse pas car je ne vais pas participer à la compétition ».

Il ne donna pas d’importance au risque que supposait une tentative de sauvetage alors qu’il se serait trouvé au milieu du feu, possibilité plausible car le régime cherchait à dénigrer les révolutionnaires. Finalement, Fangio publia une note manuscrite, avec sa signature, dans laquelle il répéta que son « enlèvement fut aimable » et « et qu’il fut « traité de façon familière avec des intentons cordiales ».

L’enlèvement rendit Fangio encore plus célèbre. Deux jours après, il se rendit aux Etats-Unis où on lui donna mille dollars pour participer à la célèbre émission de télévision d’Ed Sullivan avant de poursuivre vers l’Europe. A cette époque, il avait déjà été invité en Colombie pour une épreuve d’exhibition bien qu’il fallut attendre jusqu’à la dernière semaine de novembre 1964 quand le Club Los Tortugas (les tortues) l’ont convaincu de se rendre à Bogotà bien que des amis cubains et argentins l’aient averti d’un nouvel enlèvement possible, cette fois par la guerilla colombienne naissante FARC, influencée par la révolution cubaine et concentrée dans la région de Marquetalia où elle subissait les attaques militaires de l’Etat. Fangio courut sur le circuit central de la capitale colombienne de San Diego et il aima tant la ville qu’il y retourna deux fois, l’une comme invité d’honneur du Grand Prix Coupe Orient de Formule 3 sur l’Autodrome International de la capitale colombienne le dimanche 7 mai 1978.

En ce mois de février 1958, pendant que l’argentin quittait Cuba, les insurgés intensifiaient leur offensive : ils donnèrent l’assaut à la Banque Nationale pour brûler 16 millions de dollars US en chèques, la dictature fit prisonniers trois hommes armés qui allaient enlever le champion mondial de boxe poids léger, l’américain Joe Brown qui logeait dans le même hôtel que Fangio, le New York Times publiait une entrevue avec Fidel Castro dans laquelle il parlait de négociations pour que Batista abandonne le pouvoir, version que ce dernier en tant que Chef de l’etat a ensuite niée en assurant qu’il avait cerné « los barbudos » (les barbus) en promettant qu’il organiserait des élections démocratiques en juillet. Après presque sept ans au pouvoir, il fut mis en déroute par l’avancée de Castro, Che Guevarra et Camilo Cienfuegos entre le 31 décembre 1958 et le 1er janvier 1959.
Lorsqu’il était Président, Castro a invité Fangio et en privé lui présenta des excuses. Comme Président honoraire de Mercedes Benz Argentine, Fangio retourna à La Havane en septembre 1981 pour formaliser une vente de camions au gouvernement de Cuba et il visita la maison dans laquelle il fut séquestré. Sur une plaque de l’Hôtel Lincoln, au 164 Rue Virtudes, on lit : « En ce lieu fut enlevé par un commando du Mouvement du 26 juillet dirigé par Oscar Lucero, le quintuple champion de course automobile Juan Manuel Fangio. Cela porta un coup de propagande très dur contre la tyrannie de Batista et un encouragement important pour les forces révolutionnaires ».

Si au cours d’un voyage on vous attribue la chambre 810 dans cet hôtel, vous y trouverez une autre plaque et une décoration qui recrée celle de 1958, avec le même secrétaire et le même téléphone qu’utilisa Fangio que l’on critiqua en disant qu’il avait souffert du syndrome de Stockholm. Dans la biographie « L’autre Fangio » l’auteur et ami du pilote Eduardo Gesumaria explique que l’incident a généré une bonne relation avec les ravisseurs, y compris avec Faustino Pérez, qui fut Ministre du Commerce et de l’Industrie de Fidel et Arnol Rodriguez Camps, auteur cité du livre « Operation Fangio », titre identique à celui du film présenté par le Directeur argentin Alberto Lecchi en 1999.

Ils échangeaient du courrier avec Rodriguez et ils se rencontrèrent en 1992 à Buenos Aires pour aller à Balcarce, ville natale de Fangio, por fêter les six ans du Musée dédié à sa mémoire. « Ses amis ravisseurs » lui envoyèrent un message de félicitations pour son 80ème anniversaire. Dans le livre de Gesumaria, on raconte que Manuel Uziel, étudiant qui collaborait avec la guérilla de Castro et qui menaça Fangio de son arme, fut arrêté par la police de Batista. Fangio lui-même appela le général Fernandez Miranda pour lui demander de pardonner Uziel, malgré cela il fut fusillé. Fangio est décédé le 17 juillet 1995 à l’âge de 84 ans. On vit lors de son enterrement des couronnes de fleurs au nom de Fidel Castro et du Mouvement du 26 juillet.

Le livre de Rodriguez, que l’on peut trouver sur Amazon, se termine sans impliquer directement Fidel Castro dans la « rétention patriotique » et précise que le plan pour « détenir Fangio et le soustraire à la compétition » avait débuté l’année précédente dans le détail qui incluaient la présence d’une cardiologue compte tenu de la cardiopathie du pilote. Dernière justification : « Nous avons ridiculisé la tyrannie et on sut dans tous les recoins du monde qu’un peuple était en révolution à Cuba ».

Dernière anecdote : l’auteur, décédé en 2011 et enterré comme héros, raconte qu’il rencontra Gabriel Garcia Màrquez à l’hôtel Riviera de La Havane et lui demanda où il se trouvait au moment de l’enlèvement. Il lui répondait qu’il travaillait alors comme journaliste à Caracas au Venezuela. Il lui attribue cette réponse : « Lorsque mes amis et moi avos pris connaissance des messages câblés, cela nous parut une folie et étions d’accord pour dire que cela allait mettre le bazar car une telle action ferait mal à la Révolution, que l’on n’aurait pas dû faire une chose pareille alors que tout semblait aller dans le bon sens pour les révolutionnaires cubains, que l’opinion publique était à leurs côtés. Ensuite, avec les déclarations de Fangio, nous nous rendîmes compte des effets réels en termes de propagande. Ces jeunes du 26 savaient ce qu’ils faisaient ».