« Les Misérables », merci et merde

Partager cet article facebook linkedin email

Regard sur six œuvres d’art made in France. Aujourd’hui, un chef-d’œuvre et un mot synonyme d’insoumission.

Un article de Mathieu Lindon publié sur le site du quotidien Libération.

« Les Misérables », merci et merde !

« Entre ici, Jean Valjean », aurait pu dire André Malraux accueillant au panthéon littéraire français le plus méritant des héros fictifs nationaux après qu’il a été torturé et sanctifié par le génie de Victor Hugo. Et qu’il y entre avec son terrible et éclectique cortège, l’émouvante petite Cosette et l’implacable policier Javert, Gavroche le gamin de Paris et ses affreux parents Thénardier, Fantine la pauvre fille-mère et Monseigneur Myriel - tant les Misérables est devenu le roman de la France et des Français, un roman social (et philosophique, et historique, et lexicographique) d’aventures, croisement d’Alexandre Dumas et d’Emile Zola, du Comte de Monte-Cristo et des Rougon-Macquart. Si un roman résume la France en France et à l’étranger, c’est bien lui, sans que les années aient prise dessus, comme si c’était une idée de la France éternelle qu’on ne pouvait s’empêcher d’y lire, celle qui sait dire merci (et, par l’intermédiaire de Jean Valjean à Monseigneur Myriel, mieux que ne l’entend Thénardier à Waterloo quand le père de Marius dit son patronyme, Pontmercy, en avalant la première syllabe) et celle qui sait dire merde.

C’est à ce dernier mot qu’est consacré le chapitre XV, « Cambronne », du premier livre de la deuxième partie du roman national : « Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut-être qu’un Français ait jamais dit ne peut lui être répété. Défense de déposer du sublime dans l’histoire. […] Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne. Dire ce mot, et mourir ensuite, quoi de plus grand ? Car c’est mourir que de le vouloir, et ce n’est pas la faute de cet homme, si, mitraillé, il a survécu. L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napoléon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher, qui ne s’est point battu ; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. […] C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne. » Napoléon est écrasé et il ne reste plus que « ce ver de terre » de Cambronne tombant amoureux d’une particulière étoile. Il veut protester. « Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce désespéré se redresse ; il en subit l’énormité, mais il en constate le néant ; et il fait plus que cracher sur elle ; et, sous l’accablement du nombre, de la force et de la matière, il trouve à l’âme une expression, l’excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur. »

« Ver de terre »

Il faut être la France pour qu’un mot suffise à donner la victoire, pour que la défaite soit un triomphe par la force d’un mot qui soit une liberté et recommence la vie, la France de partout et de toujours : « Cette parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l’Europe au nom de l’Empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de la Révolution. On l’entend, et l’on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble que c’est Danton qui parle et Kléber qui rugit. » « Merde », ce serait le mot qui résume l’histoire de la France insoumise et indépendante, la petite mère des arts, des armes et des peuples.

Et sans doute est-ce aussi un mot qui évoque les Français (et les Françaises) aux yeux et aux oreilles du reste du monde - soit qu’ils le prononcent, soit qu’ils le suscitent -, à en juger par le succès phénoménal du roman dès sa parution en 1862 et par le fait que beaucoup de ses innombrables adaptations gardent dans des langues étrangères le titre original.

Broadway

Les Misérables furent pléthore de films, de dessins animés, de séries télévisées et une fameuse comédie musicale qui de Paris à Londres et Broadway a persisté à s’appeler les Misérables. Au fil des générations, les grands acteurs français se sont retrouvés dans le rôle de Jean Valjean : Harry Baur (en 1934), Jean Gabin (en 1958), Lino Ventura (en 1982), Jean-Paul Belmondo (en 1995) et Gérard Depardieu (en 2000). Les « principales adaptations cinématographiques » (en France et à l’étranger) du roman prennent trois pleines pages de la dernière édition Pléiade du roman et couvrent une partie considérable du globe : Grande-Bretagne et Etats-Unis, bien sûr, mais aussi Japon, U.R.S.S., Mexique, Egypte, Italie, Inde, Brésil, Turquie, Corée du Sud, Autriche, Vietnam et Soudan. Dans le livre premier de la dernière partie, Victor Hugo explicite ce qui rend son texte si universel : « Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est, d’un bout à l’autre, […] quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. » Et Hugo l’écrit de telle sorte que l’universel ce soit la France (et aussi un peu pour que la France, ce soit Victor Hugo).

On en revient toujours aux quelques lignes qu’il écrit de son exil de Guernesey en tête du livre : « Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; […] en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. » De ce point de vue, le roman est d’une actualité indémodable et c’est comme si les Misérables, né français par son auteur, avait reçu pour mission d’étendre son action sur les misérables de tous les temps et continents.

Mercredi « Carmen »

Mathieu Lindon