À La Havane, avec les écoles d’élite de la boxe cubaine

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REPORTAGE -
La boxe cubaine est la plus médaillée au monde aux Jeux olympiques, après les États-Unis.
Si les boxeurs de la plus grande île des Caraïbes ont toujours brillé depuis des décennies, c’est en partie grâce à l’entraînement dans des écoles de boxe très exigeantes dès le plus jeune âge.

La Havane

Les coups pleuvent sur le Slovaque. Après un crochet, l’adolescent encaisse un direct, un peu sonné. Il tangue comme un étranger ivre d’un mauvais rhum. Face à lui, un minuscule Cubain, le corps taillé à la serpe, enchaîne les coups. Il sautille par pas de deux. Le Slovaque tente un uppercut, immédiatement bloqué. Son vis-à-vis cubain continue, imperturbable, avec la technique de celui qui sait, tel Chango, le dieu de la guerre et du feu, dans [la Santeria, la religion afro-cubaine-[[>http://www.lefigaro.fr/international/2017/11/08/01003-20171108ARTFIG00260-cuba-rime-aussi-avec-santeria.php]-> - « Rappelle-toi ce que je t’ai dit », hurle l’entraîneur du Slovaque, un colosse d’Europe centrale.

Tout se déroule aux confins de la rue Cuba, à quelques centaines de mètres du port de La Havane, où la marine de guerre russe remplace ces jours-ci les paquebots américains que Donald Trump a interdits de visite dans l’île depuis début juin. Mais c’est un autre combat. Là, la bonne Vierge de l’église de la Merced veille sur le petit gymnase perdu aux confins de la Vieille Havane. Pour trouver cette salle de sport en plein air, il faut quitter les artères touristiques de la capitale et avaler la rue Cuba, où flotte une odeur d’humanité, jusqu’au numéro 815, au coin d’un immeuble délabré. Face à ce dernier, voici le gymnase Rafael-Trejo, du nom d’un leader étudiant des années 1930, aujourd’hui oublié, qui avait mené des actions contre le président d’alors, Gerardo Machado. Le dictateur en fit un martyr, récupéré par la Révolution cubaine. Et ce gymnase ? Une cour d’environ 500 m² écrasée par la chaleur, un ring, et, au fond, des gradins pour accueillir une centaine de spectateurs.

Dans l’enceinte de la salle, à l’abri des groupes de touristes, des dizaines de Cubains perfectionnent l’art de la boxe pour devenir des champions. Quelques étrangers aussi, comme ces jeunes Franciliens. « J’ai longtemps pratiqué le kickboxing, puis j’ai arrêté suite à des blessures. Je me suis mis à la boxe. Mais à Cuba, je ne suis qu’un débutant », confie l’un d’eux, venu s’entraîner pour quelques semaines dans l’île. « L’excellence des Cubains vient du fait qu’ils ont de la discipline. Ils s’entraînent tous les jours. Pour eux, c’est comme un travail. Ils ont le temps. En France, on ne peut pas s’entraîner comme ça à moins d’être professionnel. On s’entraîne après le travail », assure-t-il. Sur le ring, le Slovaque chavire dangereusement. Il est temps d’arrêter le combat. « Les Cubains sont toujours sur la défensive. Ils se déplacent par pas de deux et tournent beaucoup », conclut le Français.

Chez les Cubains, la boxe a le rythme de la salsa. « Discipline ? Travail ? » Limonta, entraîneur et ex-champion, balaie l’idée du revers de la main. « Non, non, c’est quelque chose que l’on maîtrise naturellement », assure-t-il. Alors la technique ? Tel un chef cuisinier, Limonta garde son secret, avant de se rendre dans un gymnase tout proche. Une trentaine d’adolescents tournent autour du ring. « Ils sont l’avenir. Ils ont 12, 13 ans. Les deux qui montent sur le ring sont de jeunes champions », explique Limonta. À gauche, un pré-ado flotte dans un immense short bleu. Il pèse à peine plus de 30 kg, mais est déjà tout en muscles. Sérieux, le regard noir et les poings serrés, il s’élance sur son adversaire. Crochets, directs. Il avance sur ce dernier, qui le domine d’une bonne tête et ne le lâche pas pendant trois rounds. Gauche, droite. Son vis-à-vis, filiforme, maîtrise à la perfection l’art de l’esquive, garde basse à la Julio César de la Cruz, le champion cubain auréolé de l’or chez les moins de 81 kg aux JO de Rio 2016, avant d’encaisser un méchant uppercut. Il met un genou à terre, puis se relève. La tension est à son comble. Les ados se ruent autour du ring. « Prends-le ! Prends-le ! », hurlent-ils en chœur sous l’œil vigilant du président Miguel Diaz-Canel et de son prédécesseur, Raul Castro, tous deux sur une affiche qui domine le ring. Les petits boxeurs continuent leur combat. La technique est parfaite, fruit d’un long travail. Limonta lâche le morceau. « Ils commencent à 5 ans », dit-il.

« Si c’est raté, on refera cet exercice une autre fois »

Retour au gymnase Rafael-Trejo. Ils sont d’ordinaire 32 enfants, mais seulement une petite vingtaine en ce début d’après-midi. « Ils ont de 6 à 9 ans. Ce sont les meilleurs des meilleurs. Je vais les chercher dans les écoles et parfois les parents me les amènent. Mais je préfère aller les dépister », confie René Pedroso, l’un des entraîneurs. Ici, point de cadeaux. Seuls les bons poings comptent. René est un costaud, 1,80 mètre tout en muscles. Souriant, le crâne rasé, la poignée de main franche, il apostrophe les bambins. « Vous me faites perdre mon temps. Je n’en ai pas à perdre. Mon temps, c’est de l’or, lance-t-il. Si c’est raté, cet exercice on le refera une autre fois et une autre fois. » Et il le fait savoir à ces gamins des rues. On recommence. Crochets, directs, garde ramassée, ils sont quatre ou cinq petits particulièrement doués. Tel est le quotidien de ces enfants boxeurs l’après-midi. Le matin, c’est école. Tous se plaignent de douleurs aux poignets et aux articulations. Ils sont parfois à la peine, mais vaillants. Certains portent leurs shorts bordeaux d’écoliers du primaire. D’autres sont en short de sport ou portent des culottes de jeans rapiécés. Un ensemble dépareillé à l’image du pays. Personne ne porte de gants.

Le gymnase est vieux, usé. Il a reçu autant de coups que les boxeurs. Les murs sont décrépis. Voici Ernestico. Le chef lui donne une bonne tape sur le crâne pour qu’il garde mieux. Le bambin accuse le coup. Il y a des gémissements, mais tout ce petit monde est content, sérieux et obéit. Après une heure d’entraînement sous un soleil de plomb, voici venue l’heure des jeux. Sourires, puis légère déception, car ce sont des jeux sportifs d’endurance. « Celui qui tiendra le plus longtemps à la barre aura gagné », dit Pedro à deux petits boxeurs agrippés. Aucun des deux ne veut lâcher. Quelques dizaines de secondes s’écoulent. Les visages des deux compétiteurs se crispent. Le plus lourd craque. Qu’importe, voici venu le temps d’un autre exercice, celui de la course. Tous les jours, les enfants s’entraînent à la dure.

Au-delà de la boxe, Cuba est une nation sportive. Le régime socialiste a beaucoup investi dans le sport, une vitrine politique internationale, et il encourage, dès leur plus jeune âge, des centaines de milliers d’enfants à pratiquer. L’apparence de bonne forme physique de la jeunesse est d’ailleurs frappante. Les jeunes Cubains ont accès à de très nombreuses installations sportives, même si elles sont le plus souvent dans un état de délabrement total. Avant la révolution, malgré d’excellents boxeurs, le pays n’avait jamais décroché une médaille d’or aux Jeux olympiques. Cuba avait pourtant ses champions comme Kid Chocolate, mais le noble art n’avait pas toujours bonne presse. « La boxe est sauvage, barbare. Tant que je serai maire de La Havane et que je pourrai empêcher de donner un permis pour ce sport barbare, je l’interdirai », disait le maire de la capitale en 1918. L’interdiction dura trois ans, une éternité. Si la pelota (le baseball) tient le haut du pavé dans le cœur des habitants de l’île et fait figure de sport national, les Cubains vibrent pour la boxe. Ils ont toujours remporté des médailles lors des compétitions internationales. Depuis sa première participation aux JO, Cuba a récolté 73 médailles, dont 37 en or. Le pays se situe juste derrière les États-Unis, qui ont récolté 113 médailles, dont 50 d’or. Le palmarès cubain est spectaculaire, plus encore que les 25 médailles françaises, dont six d’or, d’autant que Cuba ne compte qu’une population de 11 millions d’habitants. L’île a ses champions légendaires, Teofilo Stevenson, médaillé d’or aux JO de 1972, 1976 et 1980, ou encore Félix Savon, médaillé en 1992, 1996 et 2000.

La boxe est un sport très organisé à Cuba. Elle commence dans les quartiers les plus pauvres pour se terminer dans l’équipe olympique. Pendant des décennies, La Havane a facilité l’éclosion de centaines d’écoles de boxe et de « dépisteurs » de talents. De nombreux champions olympiques, parmi lesquels le colosse Félix Savon ou Alcides Sagarra, ont ouvert des écoles de boxe et misent sur le transfert du savoir. Chaque année, lors d’un concours au centre d’athlètes de haut niveau Girardo Cordova Cardin de La Havane, des jeunes boxeurs affrontent des champions vétérans. La boxe est redevenue un sport amateur peu après la révolution, jusqu’en 2013, année où le régime a fait de timides concessions aux professionnels. La décision de l’Association internationale de boxe amateur (AIBA) d’autoriser ces derniers aux JO de Rio a provoqué des réactions pour le moins mitigées dans l’île. Le président de la Fédération cubaine de boxe, Alberto Puig, avait alors déclaré à Reuters : « Tant que l’intégrité des boxeurs n’est pas mise en danger, nous ne nous opposons pas à ce que tout le monde participe », à condition que ce soit « dans les règles de l’AIBA ». Pourtant, face à la montée en puissance des professionnels, les champions cubains s’inquiètent. Tel Limonta, préoccupé par l’émigration de l’élite de la boxe nationale vers d’autres pays, notamment vers les États-Unis. Le boxeur dodeline et conclut : « Le niveau de la boxe n’est plus ce qu’il était à Cuba. Nous perdons nos meilleurs boxeurs et le niveau baisse. »

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 09/07/2019. Accédez à sa version PDF en cliquant ici