Manu Chao, musicien sans frontières et...

Manu Chao avec ceux qui « défient les menées impériales de Washington » Prochaine Station : Cuba

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Ci-après un article d’Hugo Cassavetti publié dans Télérama du 29 août 2019.

Manu Chao fête le retour de son « Clandestino »
RÉÉDITION L’album mythique du chanteur ressort en version enrichie
C’est un des disques français les plus vendus dans le monde : paru en 1998, le premier album solo de l’ancien meneur de la Mano Negra a propulsé Manu Chao au sommet de la « sono mondiale », comme on disait alors : « Clandestino » s’est écoulé à plus de trois millions d’exemplaires, dont les deux tiers à l’étranger.
Vingt et un ans après, il vient de reparaître, enrichi de trois inédits : « .Bloody Bloody Border » (qui évoque les conditions des camps de migrants et demeure d’actualité), « Roadies Rules » et une version de la chanson titre « Clandestino », en duo avec Calypso Rose. (SCJ, Sud-Ouest)

Vous trouverez à la suite l’article de notre ami Michel Porcheron, ancien journaliste à la rédaction en chef de l’AFP, publié sur le site cubain CUBARTE le 28 février 2006.

À Barcelone en 2007. Après le succès de ses trois albums, Manu Chao abandonne le format disque, qu’il juge archaïque et cher, et publie ses nouvelles chansons sur le Web.&nbsp ;

Des rues de Rio aux quartiers chauds de Tijuana, Manu Chao saute de rencontres en découvertes et passe du déchirement à lajoie. C’est en 1998 que l’ancien leader de la Mano Negra, fils d’intellectuels antifranquistes, rapporte de ses errances “Clandestino”, un bijou d’innovation musicale où la gaieté des mélodies le dispute à la gravité des paroles.

Une ode festive au déplacement, en mode folk-pop cosmopolite. Une invitation au voyage, un guide du routard engagé et en musique. Publié en 1998, à la fois triste et enjoué, Clandestino, le premier album solo de Manu Chao, défiait, sous son apparente légèreté, les barrières et les murs qui entravent la liberté de circuler. Son triomphe tourna la page du rock explosif de son groupe, la Mano Negra, pour écrire celle du musicien globe-trotteur, militant et nomade, dont la bonne fortune ne servirait désormais plus qu’à financer son choix d’exister à l’écart des conventions du showbiz. Mobile et insaisissable mais toujours disponible pour défendre une cause juste, et se produire partout, sans crier gare, de Barcelone à Buenos Aires, avec son groupe dans les plus grands stades. Ou seul, avec sa guitare, dans le plus pouilleux des rades. Alors que son auteur approche de la soixantaine, Clandestino ressort enrichi de trois titres inédits, qui renforcent la pertinence d’une œuvre aussi novatrice que visionnaire, en phase, aujourd’hui plus encore qu’hier, avec un monde qui tourne de moins en moins rond.

Le triomphe de Clandestino n’a pas été instantané, loin de là. L’album fut même le plus heureux des accidents. Une suite de sensations, comme enregistrées dans un état second, témoignages de déambulations aux allures de fuite en avant. Un patchwork bricolé tel un carnet de croquis, d’observations et de pensées éparses, mais qui débouchaient sur une troublante cohésion. Au terme d’un douloureux parcours initiatique, Manu Chao avait trouvé sa voie. Et inauguré une musique sans frontières, ni rock, ni world, ni folk, ni électro, mais tout à la fois, où l’expérimentation sonore et les trouvailles de production introduisaient le concept de recyclage et d’autocitation. Des chansons impressionnistes et intimes, sur la peur de l’amour (Je ne t’aime plus), le besoin de disparaître (Desaparecido), la quête d’une vague lueur dans l’obscurité(Clandestino), le tout dans un monde dominé par le mensonge (Mentira)… Rien de très gai, et pourtant l’ensemble était propulsé par des rythmes entraînants, des refrains entêtants, comme autant de joyeuses ritournelles pour enfants.

« La bonne humeur, je la croise là où les gens sont dans la misère. Il y a beaucoup de colère en moi, et la musique m’empêche de péter les plombs. Plus je voyage, plus la colère monte. Mais je constate aussi la vertu de la musique. Les gamins que je croise au cours de mes périples ont tous la haine, à moi de tenter de canaliser cette rage en transformant ma colère en quelque chose de positif. » Ainsi Manu Chao analysait-il l’essence de son style nourri de ce qu’il a baptisé la malegria, ce bonheur qui fait mal, ou ce malheur qui débouche sur la joie, véritable constante de son existence.

José Manuel Tomás Arturo Chao, né à Paris en 1961 le 21  juin (jour appelé à célébrer plus tard, heureux hasard, la Fête de la musique), a grandi en banlieue ouest, à Sèvres. Ses parents espagnols, aimants, intellectuels communistes ayant combattu et fui le franquisme, les ont baignés, son petit frère Antoine et lui, dans un univers de culture et un esprit d’ouverture. Avec des disques, et plus encore la radio déversant des sons venus du monde entier mais surtout d’Amérique latine. Galicien, son père, Ramón Chao (1935-2018), pianiste classique de formation, journaliste et écrivain, était le rédacteur en chef de l’antenne sud-américaine de RFI. Il fut comme une boussole, un repère identitaire pour son fils, français mais profondément latin. Et citoyen du monde avant tout. Un apprenti rocker, nourri de ChuckBerry et de Dr Feelgood. Un disciple absolu de Clash aussi, le gang punk au romantisme révolutionnaire de Joe Strummer dont le Sandinista !, triple album vendu à prix coûtant, brassant une vaste palette d’influences musicales et dédié au Front sandiniste de libération nationale du Nicaragua, lui montra la voie : son horizon ne pouvait se limiter au monde anglo-saxon.

La scène alternative parisienne

Le jeune Manu Chao ne manquait donc ni de repères sécurisants ni de modèles aux valeurs sûres. De quoi laisser libre cours à ses envies musicales rebelles, non pas pour crier son malheur, mais pour s’indigner que tous n’aient pas la même chance que lui. Son bac en poche, il se lança dans l’aventure du rock, épaulé par son frère et son cousin Santi, option rétro rockabilly pour commencer (le groupe Joint de culasse). Comme pour mieux revenir aux fondamentaux, avant d’intégrer, avec Los Carayos, son goût pour un reggae nourri de Bob Marley, et plus encore pour ses influences espagnole et latino. En ces années 1980, la scène alternative parisienne bat son plein avec Bérurier Noir ou les Garçons bouchers. Manu Chao, pile électrique au charisme certain, ne tarde pas à s’y imposer comme le surdoué du lot, avec une chanson, Mala Vida, tube torride au rythme effréné. La Mano Negra fait voler en éclats les étiquettes, les catégories et s’impose comme un groupe de rock français riche de sa diversité, dont la fluidité et l’énergie dynamitent l’étroit cadre hexagonal. Aventure collective et démocratique pilotée par le plus altruiste des tyrans — Chao composait les chansons et décidait de presque tout —, la Mano -Negra, célébrée en France et en Espagne, se lance à l’assaut du monde en quête de sensations intenses. Objectif premier ? Etre en contact avec la réalité.

Dédaignant avec fierté les Etats-Unis devant lesquels il refusait de se prosterner, le groupe portait son Patchanka épicé, cuivré et polyglotte du Japon jusqu’en Amérique du Sud, où ces graines d’Hispanos furent accueillies en héros au début des années 1990. Avant de s’embarquer dans des projets fous, naviguant de port en port sud-américains à bord d’un cargo, ou se lançant dans un épuisant périple colombien en train… Des expériences extrêmes comme des gouffres financiers, qui lessivent les musiciens, absents de trop longs mois de chez eux. Usés, ils jettent les uns après les autres l’éponge, si bien qu’en 1993 Manu Chao se retrouve seul, avec l’interdiction même de garder le nom du groupe qu’il avait créé (d’où le refrain de la chanson : « Mano Negra ? Clandestina !!! »).

« A quoi bon se réveiller pour affronter une journée solitaire de plus ? » Figurant désormais dans la réédition de Clandestino, le reggae blues Roadies Rules, inédit repêché des sessions originales de l’album, révèle l’état mental dans lequel se trouve alors Manu Chao, bien loin du chanteur bondissant en bonnet péruvien auquel il serait bientôt identifié. Le titre sonne comme la complainte d’un artiste au bout du rouleau, trahi par les siens, engagé sur une route sans fin et menant nulle part. L’enfant de Sèvres s’est heurté de plein fouet à ses principes démocratiques. Un pour tous, mais pas tous pour un. Son projet collectif privilégiant l’aventure à la sécurité a fini dans le mur. Manu Chao songe à disparaître ou du moins à changer de vie, à s’oublier dans l’ivresse à Rio, ou l’esprit embrumé par le peyotl dans un quartier chaud de Tijuana ou de Mexico. Ne lui reste qu’une option : se réinventer.

Lors de la réalisation de Clandestino, Manu Chao retoirne en Amérique latine pour y enregistrer les sons du quotidien qui ont rythmé ses voyages. Ici, au Brésil, en 1998.

Démarrent trois années de vagabondage, du Brésil en Espagne, de l’Argentine au Venezuela via le Sénégal, qui virent le rocker perdre pied tout en se reconstruisant à son insu. Seule la musique des bars, de la rue, des pauvres, des exclus l’obsède, le fait encore tenir debout. En le voyant débarquer avec sa guitare, des vieillards mexicains ou colombiens, narquois, le défient. Et le trentenaire, à moitié défoncé, sans illusions, obtempère, entonnant ses chansonnettes épurées, baragouinées mais qui intriguent, à tel point qu’on lui interdit de s’arrêter de jouer. Et on lui pose toujours cette question : « Quel est ce drôle d’accent, d’où viens-tu ? » Dans ces contrées où le quotidien est dur, la fraternisation passe par l’alcool, la musique et la danse. Alarmé par l’état de déshérence dans lequel s’est enfoncé son fils, Ramón Chao lui propose en 1995 d’effectuer avec lui un pèlerinage à moto, de Sèvres à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans sa Galice natale. Pari gagné. En découvrant ses racines, le chanteur y trouve un sens à sa quête. Ses chansons les plus douces étaient en fait celles qui lui ressemblaient le plus, exprimant au mieux son déchirement chronique. Celui d’un enfant choyé qui redoute l’enfermement, tant géographique qu’affectif. Il en fera désormais son moteur.

“Clandestino !” naît d’une erreur de manipulation

Après une vaine tentative de relancer un groupe de rock en Espagne, Manu Chao a une révélation : son avenir musical passera par l’électro. Malgré des essais infructueux à Naples, puis à Londres avec le groupe Leftfield, c’est dans un écrin techno, avec beats à foison, qu’il envisage de finaliser les dizaines de morceaux inspirés par ses pérégrinations. Car il n’a jamais cessé d’écrire. Il appelle à la rescousse Renaud Letang, également natif de Sèvres et qui s’était fait les crocs en travaillant avec Alain Souchon, pour mettre un peu d’ordre dans son drôle de fourre-tout. L’entente entre le technicien inventif et le créateur éparpillé mais perfectionniste fait des merveilles. D’autant que survient un accident en forme de miracle : le bug de Clandestino ! Une erreur de manipulation efface les beats électroniques encombrants de l’album en gestation, et révèle un langage musical nouveau, plus épuré. Une musique folk instinctive au fort parfum latino, brassant guitares mandingues, groove reggae et cuivres mariachi. Un disque faussement fouillis, totalement maîtrisé, dont la cadence infernale tient à cette ossature disparue, à la présence invisible. Tandis que Letang désapprend ses tics d’ingénieur du son traditionnel en façonnant les démos de Manu Chao, ce dernier reprend la route vers l’Amérique du Sud, pour capter dans son magnéto les bruits de la vie qu’il y percevait. Une collection de sons bruts, d’extraits d’émissions radio, échos des mondes parallèles, en lutte, en résistance, si authentiques, de là où il s’était posé.

Ainsi naquit en 1998 ce disque ovni au potentiel commercial improbable. Qu’importe ! Entre baroud d’honneur et billet d’adieu, il était pour Manu Chao une nécessité. Ils furent des milliers puis des millions à s’en emparer, à s’y retrouver. Le disparu volontaire se métamorphose alors en héros populaire, en chanteur engagé du nouveau millénaire, de tous les combats altermondialistes, en première ligne lors des émeutes autour du G8 à Gênes, en 2001. Mais pas question pour lui de devenir un porte-drapeau. « Le terme altermondialiste me gêne. Pour moi, il s’agit juste de souhaiter un monde meilleur pour nos enfants. Surtout, je ne veux pas de statut de leader. Le leader, c’est celui qui est le plus facile à corrompre ou à flinguer. »

Pas matérialiste pour un sou

En 2000, Próxima Estación : Esperanza, plus positif, plus optimiste, prolongeait la formule gagnante. En 2007, La Radiolina complète la trilogie. « J’ai toujours été timide, et la musique m’a soigné. Longtemps, je me faisais discret, je me planquais. Mais j’ai pris confiance, acquis une assurance, grâce à Clandestino », nous confie alors Manu Chao, dans l’anonymat de Chinatown, à Manhattan, alors qu’il triomphe le soir même devant une foule survoltée à Prospect Park, au cœur de Brooklyn. A l’époque, son troisième album, dans la lignée directe des deux précédents, fait fureur. Mais il n’aura jamais de successeur, Manu Chao ne croyant plus au format disque, cher et archaïque, pour faire circuler sa musique. Hors du système mais avec son temps, il met ses nouvelles chansons en ligne — sous son nom ou, un temps, sous l’appellation TI.PO.TA, en duo avec la chanteuse grecque Klelia Renesi —, invitant les musiciens de rue à les reprendre. Pas matérialiste pour un sou, l’argent qu’il gagne sert avant tout à protéger ceux à qui il peut venir en aide. Et à se payer, son seul luxe, des billets d’avion pour satisfaire son incurable addiction au voyage utile.

Lorsqu’il a été question pour sa maison de disques de célébrer Clandestino, Manu Chao n’en a pas vu l’intérêt. Avant de se raviser, en proposant de l’ancrer dans le présent, avec un titre neuf, Bloody Border (« Maudite frontière »), comptine inspirée par la visite récente et horrifiante d’un camp de migrants sud-américains en Arizona. Elle s’inscrit naturellement dans le prolongement du disque. Car si rien n’a vraiment changé pour Manu Chao depuis, le monde non plus ne va pas mieux. « We want freedom to cross/Cross the borderline/Freedom’s no crime… » (« Nous voulons la liberté de traverser, de passer la frontière, la liberté n’est pas un crime… »), clame-t-il plus désenchanté que jamais, attristé par la portée prophétique de Clandestino.Comme pour appuyer sa résonance actuelle, il a réenregistré la chanson en duo avec Calypso Rose, la diva féministe trinidadienne sous le charme de laquelle il est tombé — comme autrefois du couple malien Amadou et Mariam. On retrouve le titre boosté d’un rythme plus caribéen et d’un couplet supplémentaire, en anglais, dédié aux tragiques cohortes de naufragés, échoués en mer, quelque part entre la terre qu’ils ont dû fuir et celle qui leur refuse l’entrée. Si Manu Chao n’a plus grand espoir, il n’a pas baissé les bras. La résistance continue. Qui sait, il n’est même pas impossible, dit-on, qu’un nouvel album voie le jour…


Manu Chao avec ceux qui « défient les menées impériales de Washington » Prochaine Station : Cuba

Par : Michel Porcheron Février 28, 2006

Manu Chao a des convictions parce qu’il a de l’audace et vice-versa. Le chanteur franco- galicien, toujours aussi jeune malgré ses 40 ans passés, a prévu de chanter à La Havane, dans la soirée du 1er mars et pas n’importe où, puisque la scène en plein air retenue est celle de la Tribune anti-impérialiste, située sur le Malécon, en bord de mer,…face à la Section d’Intérêts des Etats-Unis.

Manu Chao, depuis pas mal d’années, a rarement manqué une occasion d’exprimer publiquement ce qui lui tient à cœur comme altermondialiste. Il monte régulièrement aucréneau pour qu’un monde meilleur soit possible. Aux mots, aux paroles de ses chansons, il joint toujours des actes. En août 2005, il était un des 650 artistes, personnalités et intellectuels du monde entier, à signer une Lettre ouverte au procureur général des Etats-Unis, exigeant la libération des cinq Cubains détenus dans diverses prisons américaines. En mars de la même année, Manu Chao avait signé un autre texte pro-cubain, à la veille du vote à Genève de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies. Le manifeste portait le titre « Detengamos una nueva maniobra contra Cuba”. En janvier 2005, il chantait à Porto-Alegre. En septembre 2003, il était à Tenerife pour le Festival Son Latinos, occasion pour lui de fustiger l’impérialisme des Etats-Unis, déclarant, entre autres choses, devant 300.000 personnes, que George W. Bush est « le premier terroriste de la terre ».

Selon ce qu’a précisé son père Ramón Chao (qui connut son heure de gloire avant de devenir « le père de Manu Chao », n’est-ce pas Ramón ?) présent lors de la dernière Feria Internacional del Libro de La Havane, son chanteur de fils a voulu inclure dans sa tournée actuelle, La Havane, La Paz et Caracas « pour marquer son engagement en faveur des peuples et des gouvernements qui défient les menées impériales de Washington ». On ne pourrait être plus précis.

Manu Chao est un artiste à succès, mais atypique ou l’inverse et l’homme, depuis Seattle (fin 1999), a choisi son camp, sans retenue, mais sans en dire ou en faire plus qu’il n’en faut. Affirmer que les artistes français, notamment dans la chanson, aussi impliqués dans certains combats actuels, ne sont pas légion, est un euphémisme par litote. Des « Manu Chao », il n’en existe qu’un…C’est clair. D’autant plus que le dernier chanteur français venu chanter à Cuba est Jean Ferrat en …1967. Un léger retour en arrière permettra de mieux situer l’artiste et la personnalité de Manu Chao. « Le Troubadour des Anticapitalistes » * Un chanteur de « variétoches », de « musique française » qui plus est, qui a les honneurs d´une page entière du célébrissime et non moins austère Monde Diplomatique, men­suel que l’on s’arrache dans toutes les bonnes chancelleries francophones (1) ne peut pas être foncière­ment mauvais, pour paraphraser l´inusable William Claude dit W.C. Fields.

Le fait que notre chanteur et musicien soit le fils de son père Chao, prénom Ramón, né Galicien, écrivain, critique littéraire, compilateur à ses heures du Cubain Alejo Carpentier, ami proche de Gabriel García Marquez, en son temps rédacteur en chef à Radio France internationale (RFI), et ami intime des directeurs du Diplo n´explique rien. Paul Moreira intitule son article, pour le Diplo : « Manu Chao, musicien de l´autre mondialisation ». Ni plus ni moins. Au-dessus du titre, on peut lire : Le troubadour des anticapitalistes. Il est vrai que Manu Chao n´est pas un chanteur comme les autres, et cela déjà au temps où il n’était que le leader de La Mano Negra, groupe de rock alternatif (1987-1994). Le confirme une émission qui lui a été totalement consacrée sur la chaîne culturelle dite « européenne » Arte, avec un film de François Bergeron sur sa tournée du printemps 2000 de Chao en Amérique latine. Le film s´intitule Manu Chao, Giramundo Tour. Manu Chao est le globe-trotter de l’altermondialisation. On est au cœur du sujet : ce gamin a construit son parcours d’artiste (mais pas seulement) en Amérique latine qu´il arpente depuis 10 ans.

De ses multiples virées à Mexico, Buenos Aires, Bo­gota, Rio, Lima, La Paz, Quito ou Santiago, il a extrait en 1998, Clandestino, son premier disque personnel, puis sorti plus tard, comme un prolongement logique, un disque jumeau bivitellin Próxima Estación. : Esperanza(Virgin) (1) avec un nouveau groupe Radio Bemba (traduit de l´espagnol : le téléphone arabe, ou le bouche à oreille). Tout laissait penser que le second allait connaître le triomphe du premier qui s´était vendu, sans tapage publicitaire, grâce à ce bouche à oreille, à près de 3 millions d´exemplaires. Un seul petit million enFrance : car des radios de la FM ont refusé de le programmer. Explication officielle : les chansons de Chao n´entrent pas dans « le format ». Clandestino fut, selon Moreira « le contraire d´un produit marketing calibré pour les FM ».

On est, à nouveau, aucœurdu sujet : il fait le contraire de ce qui marche, avant d´être « vedette » il est citoyen du présent. Il a des idées, il fonctionne à l´instinct et au plaisir, a pour studio son petit studio portatif huit- pistes, en bandoulière, comme s´il était un « chanteur-musicien­-reporter ». Ou alors, le jeune Chao prenait sa petite ca­méra digitale et quand lui venait une idée de chanson, il la chantait devant la caméra. A des années-lumière des chromos éculés sur l´Amérique latine, Manu Chao, sac à dos, est parti à la recherche de sa propre Amérique latine, à la rencontre des campesinos de l´altiplano bolivien, des Indiens équatoriens de Cuenca, de jeunes étudiants mexicains en colère, d´autres à Rosario, Argentine, effigie du Che sur les tee-shirts, des prisonniers politiques au Chili, des enfants sans parents de Buenos Aires puisque « disparus », des guitaristes amateurs de cantines perdues du sertao quelque part dans le Nordeste brésilien, ou de bars de paumés à Tijuana.

Ilaun grand ami : le sub-comandante Marcos, il a un grand ennemi : Double V. Bush. Avec de tels choix, il peut compter sur l´amitié de beaucoup dans le monde. Il n´avait pas inclus Cuba dans cette dernière virée, mais il s´y était rendu en 1992 au sein de La Mano Negra, se produisant dans la grande salle havanaise du Karl Marx. On venait alors découvrir La Mano Negra, ce groupe français de rock nouveau style, sans savoir vraiment qui était ce jeune chanteur et guitariste. Et Manu Chao n’avait pas le talent et la renommée qu’il a actuellement.

Quatorze ans ont passé… Le succès fulgurant de La Mano Negra le mena aux quatre coins de la planète et aux six coins de l’hexagone. Mais exit La Mano Negra en 1994. Aujourd’hui le Radio Bemba travaille avec et pour lui. C’est aussi un collectif. « Mais dans Radio Bemba, que ce soit clair, c’est moi le tôlier. C’est ma maison », a dit Manu Chao. « J´ai grandi dans une famille pro- cubaine, avec le portrait du Che dans le salon. Je l´ai toujours ». disait-il en juin 2000 à Christine Legrand pour le quotidien français Le Monde. « Beaucoup critiquent Cuba, ajoutait-il.Ily a des problèmes, mais je n´ai pas vu de gosses crever la dalle dans la rue. Ils savent lire et écrire. Les droits de l´homme ne sont pas plus respectés dans d´autres pays de la région. Et tout le monde parle de Cuba parce que les Américains l´ont comme une arête dansla gorge ».

Il était en tournée latino donc, au printemps 2000, avec des « dates officielles », mais aussi en tournée de bars, d´universités, de tréteaux, de tous ces lieux où est le petit peuple latino. A Mexico par exemple, son concert —gra­uit— réunit 150.000 personnes sur la place du Zócalo. Dans Próxima estación il chante neuf chansons en espagnol, et les autres en an­glais, en portugais, un peu en français tout de même, deux en « portugnol », une en arabe et une dernière mixée dans toutes ces langues. De l´Amérique latine, il est revenu avec des musettes entières d´histoires gaies et tristes à la fois, des leçons d´espoir (esperanza) pour ses provisions de route et quelques évidences.

« Aucun pays latino-américain n´est maître de son économie. L´impérialisme est permanent, depuis l´arrivée des Espagnols en passant par les Portugais, les Anglais, les Français, les Américains. Les Etats Unis et l´Europe se partagent le gâtea », a eu l´occasion de dire Manu Chao. Les choses ont quelque peu changé depuis. Pourvu que ça dure. Engagé, l´homme Chao l´est. Ses chansons étaient reprises, en septembre 2000 à Prague, par de jeunes militants anticapitalistes, idem à Milan, à Gênes et à Central Park où il s´est produit devant plusieurs dizaines de milliers d’« amis ». Un Homme Libre qui fait saRévolutionPermanente Nouvelle figure de proue de la chanson française (2) , ce fils de famille de républicains espagnols émigrés en France est pris en A­mérique latine pour un Argentin et en Espagne peu de gens savent qu´il est français, gamin grandi à Sèvres, près de Paris. « En fait les gens ne savent pas où me situer », dit Chao. Musicalement aussi. Ce qui n´est pas pour lui déplaire. Il est d´où il se trouve au moment où vous lui posez la question.

Êtreconsidéré dans tous les pays comme un groupe local, voilà la vraie vie de musicien – chanteur comme l´entend Chao, le Jeune. C´était déjà le cas avec son ancien groupe devenu culte, Mano Negra, à partir de 1987, le siècle dernier donc, une fois vécues quelques galères dans divers groupuscules comme Joint de Culasse, groupe de quartier, Hot Pants ou Los Carayos. Avec la Mano Negra latino-reggae-raï, il monta l´expédition Cargo 92 qui les mena dans tous les grands ports d´Amérique du Sud, puis Le Train de feu et de Glace avec lequel il traverse toute la Colombie (1993). Au total plus de 3 millions d´albums.

Après l´éclatement de la Mano Negra, Manu Chao se fit bourlingueur, en Amérique latine, mais aussi en Afrique et en Espagne. Paul Moreira écrit que la Mano Negra fonctionnait comme « une communauté anarchiste espagnole de 1936, un kibboutz des pionniers, un laboratoire égalitaire et individua­liste ». Manu Chao, le temps du lancement à Paris, de son album Próxima Estación, il s´était installé avec ses musiques, ses dessins et ses poèmes dans une des stations de métro du Paris populaire, la station Ménilmontant, rebaptisée pour l´occasion Esperanza.

On placera en conclusion une autre phrase de Paul Moreira : « Manu Chao est devenu une alternative au rouleau compresseur de la musique au mètre dont nous inondent lesÉtats-Unis ». Avec, alors, quand même le soutien de sa maison de disques, Virgin, une multinationale, et l´aide du Bureau Export de la musique française et de l´AFAA (Association française d´Action artistique). Manu Chao s’est séparé de Virgin et mène maintenant ses aventures à bord de ses deux propres navires : les sociétés de production et d’édition, Radio Bemba et Mille Paillettes. Le tout est géré par une structure indépendante, Corida qui se chargeait déjà des tournées du chanteur.

« S’étant complètement émancipé, Manu Chao a les moyens de faire exactement ce qui lui plaît. Tous les artistes qui possèdent cette chance n’en profitent pas. Mystère... Chao lui si », lit-on danswww.routard.com.Mais attention, le petit Chao n´est pas un chanteur à textes, ses disques ne sont pas des manifestes. Il n´est pas non plus LE chanteur-en-colère version 2001 ou 2006. Et rien ne permet de dire qu´il y a en lui du José Bové, le héraut de l´anti-mondialisation, aussi doué pour fabriquer ses roqueforts au lait cru que pour « démonter » avec délicatesse un McDo. Ils se rejoignent cependant pour dire et faire comprendre à la planète que « le monde n´est pas une marchandise ». « J´ai fait de moi ou on a fait de moi, je ne sais plus comment c´est arrivé, un chanteur engagé (rires).

Mais il faut faire attention, car désormais la rébellion est un instrument de marketing. Maintenant que beaucoup de gens m´écoutent, je ne voudrais pas faire de mon engagement politique un fonds de commerce. C´est trop facile, et c´est aussi pour ça que Próxima Estación est le moins politique de tous mes disques. Je veux dissocier mon gagne-pain de mes idées »adéclaré Chao au quotidien Libération. « Perdu dans le siècle, je cherche toujours la tumba del Quijote, la tombe du Quichotte.Icioù là, je vois des petites lumières, des points de fièvres, des endroits qui résistent », considère-t-il humblement par ailleurs.

Alors Tchao Chao. Suerte. * exactement repris du Monde Diplomatique, numéro 567, année 2001, page 5. (1) - Il a été suivi par un album enregistré en concert, Radio Bemba Sound System (2002), convaincante illustration de l’énergie communicative libérée par Manu Chao sur scène. Manu Chao a rompu avec Virgin et a fait en sorte de mettre en vente fin 2004 …dans les kiosques à journaux un album allégé (6 titres, 26 pages et un petit tirage de 35.000 exemplaires) de ses dernières compositions inédites. Ce fut le cas pour ce Livre-CD Sibérie m´était contée, avec des illustrations- couleurs du graphiste et dessinateur de presse (Le Canard enchaîné, hebdomadaire) Wozniak. Lequel avait illustré en 2003 « L’Abécédaire de la Mondialisation » ( I.Ramonet et R.Chao, Ed. Plon). La version originale de « Sibérie m’était contée » (Ed. Corida, tiré à 150.000 ex.), publié quelques semaines plus tard, comporte, elle, 132 pages de textes du chanteur et de dessins de Wozniak et 23 chansons, toutes en français. (2) –

Manu Chao est, jusqu’ici, le seul chanteuraavoir décidé de faire escale à Cuba, parmi la cinquantaine de chanteurs ou groupes français qui auront été en tournée en 2006 dans 18 pays d’Amérique Latine. Ses collègues en ont décidé autrement. Les Camille (Brésil et Argentine), Laurent Garnier (Sao Paulo et Buenos Aires), Cali et Louise Attaque, Anaïs Pérou), Richard Bona, les rappeurs de La Caution, Pauline Croze, Holden, Julien Lourau, les ex-Zebda Mouss et Hakim, Nosfell (Mexique), Olivia Ruiz (Argentine et Uruguay), Erik Truffaz et Vitalic, Smooth (Amérique centrale) doivent avoir leurs raisons. Changeront-ils d’idée en cours de routes ? On peut consulter : http://www.manuchao.net/, site officiel, liens en français, galicien, castellano, anglais, catalan, italien. http://bestofmanuchao.com/manu-chao/accueil.php (en français) http://www.jornada.unam.mx/2006/02/20/a07n4esp.php?partner=rss Source : CUBARTE