Cienfuegos, l’autre Cuba

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Sur l’une des plus belles baies de l’île, au bord de la mer des Caraïbes, la ville portuaire a gardé le charme du Cuba d’antan, entre palais néomauresques, maisons à colonnades et kiosque à musique.

Publié dans le monde le 04 octobre 2019, Par Pierre Sorgue

Au sud de Cienfuegos, Punta Gorda. FORGET Patrick / SAGAPHOTO

La grande place d’armes est figée dans la chaleur d’une fin de matinée. A l’angle, la musique coule par les fenêtres ouvertes d’un vieux palais aux colonnades bleu ciel qui dresse la coupole de son étrange mirador par-dessus les toits de la ville. Dans la salle du rez-de-chaussée, des gamines, peau claire ou couleur de pain d’épices dans leurs robes satinées, dansent avec des gestes d’Andalouses pour les parents enamourés. Posé sous l’escalier de pierre, entre le drapeau cubain et une plante grasse, le buste de José Marti, père de l’indépendance, est le seul à rester de marbre. Le samedi matin, à Cienfuegos, l’école de danses espagnoles Lembranza donne spectacle dans l’ancien palais Ferrer reconverti en maison de la culture. Et il y a dans ces instants de plaisirs modestes sous les stucs et ferronneries décatis comme un résumé de l’histoire de cette ville qui cultive son charme particulier au sud de Cuba.

Deux cent cinquante kilomètres plus au nord, La Havane s’apprête à célébrer son 500e anniversaire en grande pompe. Plus modestement, Cienfuegos a fêté ses 200 ans en avril. Et si la capitale a dû s’inventer un jour mythique de fondation (le 16 novembre), la provinciale, elle, en connaît la date précise : le 22 avril 1819, quand une quarantaine de colons français, menés de Bordeaux ou de Louisiane par « Don » Louis de Clouet de Piettre, un Français au service de la couronne espagnole, se réunirent à l’endroit même de cette place pour se répartir les terres des demeures et plantations autour de la baie de Jagua, l’une des plus belles de l’île. Peu de temps après l’indépendance arrachée par les anciens esclaves d’Haïti (1804), il fallait éviter la « contamination » et blanchir la colonie cubaine.

Dix ans plus tard, la ville portuaire prospérait avec le commerce du sucre et était baptisée Cienfuegos, du nom du capitaine-gouverneur de l’île de l’époque. Quant au Français Louis de Clouet, il eut beau être arrogant, tyrannique, coureur de jupons, la ville cultive sa mémoire avec fierté : « C’était un despote, mais un capitaliste intelligent qui avait négocié l’entrée gratuite de la farine dont il était négociant », raconte David Soler, professeur d’histoire du patrimoine à l’université locale, l’un des artisans du classement de la cité par l’Unesco en 2005, « la seule du XIXe dans le monde à avoir ce privilège  ».

Des rues en damier

L’historien amoureux raconte cette place d’armes la plus vaste du pays, où trônent le kiosque à musique et un minuscule arc de triomphe, encadrée par l’ancien palais du gouverneur et son imposante coupole que l’on dirait transportée de Florence, par le Théâtre Tomas Terry, du nom d’un riche vénézuélien à la fois exploiteur d’esclaves et « bienfaiteur », ou par ce palais Ferrer construit au début du XXe siècle pour mettre en scène l’opulence d’un marchand catalan.

Il poursuit au fil des rues tracées en damier, le long du paseo (la promenade) et ses maisons tout en colonnades qui offrent deux kilomètres de galeries ombragées jusqu’à la mer. Il apprend à dénicher les ornementations mêlées qui font l’éclectisme architectural, la palette des vitraux polychromes placés au-dessus des portes pour adoucir autant que jouer avec la lumière trop vive des Caraïbes. Il vante cette ville « cohérente et planifiée » entre activités commerciales et fonctions sociales, « aérée pour favoriser l’hygiène publique », loin de l’enchevêtrement des autres cités coloniales. Mais on pense aussi à ce qu’écrivait Wendy Guerra dans son roman Negra, de cette « ville aux rues droites et aux cerveaux tordus » quand « Noirs et Blancs n’y empruntaient pas les mêmes trottoirs ».

Les rues d’aujourd’hui, les marchés, les écoles bien sûr, sont mélangés, c’est officiel, il n’y a plus de racisme dans la Cuba castriste. Même si des gens vous expliquent qu’ici, propreté, esprit civique et culture sont plus développés qu’ailleurs parce que la « perle du Sud » accueille peu de ces émigrés venus de l’Oriente, l’est de l’île où la population noire est plus dense.

Le port de pêche de Cienfuegos. FORGET Patrick / SAGAPHOTO

Moins ostentatoire que celui de La Havane, le centre historique de Cienfuegos n’est pas encore musée. On en remercierait presque Trump et son embargo renouvelé qui a écarté les bateaux de croisière. La ville est toujours cubaine avec ses magasins d’Etat surannés où la répétition du même article veut donner illusion d’abondance à deux pas d’une vitrine de mode des plus contemporaines ; avec son Parti communiste qui tient boutique dans la même rue qu’un hôtel cinq étoiles ; avec son antique cimetière de La Reina, où les statues d’anges et de jeunes filles délicates assistent parfois aux rituels peu catholiques de la santéria ou du palo monte, les religions afro-cubaines.

Sur le paseo, la statue en pied de Benny Moré, l’enfant du pays qui fut prince du mambo et du son cubano d’avant la révolution, marche d’un pas décidé sous le regard sévère du Che que le panneau de propagande dit « chevalier sans tache et sans peur  » mais dont on ne sait pas s’il avait le sens du rythme. A l’entrée du malecón, la promenade du bord de mer, c’est José Martí qui rumine son aphorisme en lettres rouges, « La patrie est faite du mérite de ses fils  » pendant que passent les ados vêtus comme des Yankees en portant leur bocina, énorme enceinte portable qui crache les paroles moins morales du reggaeton.

Parasols et cocotiers

Ici, le long de la baie, c’est un peu la Floride d’avant, de villas modernistes en palais aux allures pâtissières, jusqu’au Palacio de Valle et ses fantaisies néo-mauresques qui rêvent d’Alhambra et que le mafieux Meyer Lansky avait voulu convertir en casino. On sait gré à la révolution d’avoir ouvert ces bâtiments au public. Evidemment, la plupart sont devenus restaurants ou hôtels, la terrasse de l’ancien Yacht Club et son coucher de soleil qu’accompagne l’orchestre ne sont pas à la portée de toutes les bourses quand la bière coûte un quatorzième du salaire moyen. Mais sur la petite plage de la pointe (Punta Gorda), l’ombre de la rotonde, le filet de volley, les vagues et les glaces du marchand sont à tout le monde. C’est écrit dans la constitution, les plages de Cuba sont théoriquement « propriété socialiste de tout le peuple », malgré les interdictions passées par peur des fuites dissidentes ou les actuelles « privatisations » tentées par certains hôtels.

Mais à Rancho Luna, « la » plage de Cienfuegos à vingt minutes en voiture, c’est bien le pays réel qui, le week-end, profite sous les parasols en paille et les cocotiers : des dames barbotent dans l’eau turquoise et papotent sous un parapluie en guise d’ombrelle, des gamins jouent aux dominos, des manèges antiques tournent dans un bruit de ferraille, des jeunes filles à la démarche de danseuse vont faire les belles sous la pergola où sonnent les rythmes latinos pendant que les garçons se la jouent rappeurs, un gobelet à la main puisque la chaleur ne décourage personne d’arroser la journée de rhum.

De l’autre côté de la baie, accessible en ferry, les tourelles et les canons d’une forteresse du XVIIIe siècle très bien conservée, gardent le chenal d’entrée face aux pirates des Caraïbes (un trésor de Francis Drake, dit la légende, reposerait toujours quelque part au fond des eaux). Les remparts dominent le moutonnement vert sombre des collines où est enfouie l’histoire des aborigènes Tainos et Siboney d’avant l’homme blanc. Mais on aperçoit aussi les restes d’une centrale nucléaire que les amis soviétiques n’ont jamais pu achever. Au pied du fort, une petite communauté de pêcheurs vivote en attendant mai et la saison du vivaneau venu du golfe du Mexique, « la corrida del pargo », période de fête et d’abondance. Saily, femme de pêcheur, a dressé une table sous la véranda pour le déjeuner de soupe de poissons, langouste ou filet grillé. La « restauratrice », sociologue de formation, est aussi responsable du musée de la forteresse. Personne n’a qu’un métier à Cuba.

C’est ainsi que le soir, de retour en ville et à la « casa particular », version cubaine du bed and breakfast, on partage quelques rhums avec le propriétaire et la cuisinière de l’excellent dîner. Quand elle n’est pas employée ici, trois soirs par semaine, Kryster enseigne la psychologie à l’université, met en scène au théâtre, écrit des poèmes ou des nouvelles. Et l’esprit de Cienfuegos flotte dans la douceur de la nuit.