Eusebio Leal : La Havane de mes amours |

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Article publié dans LETTRES DE CUBA de novembre 2019 avant la célébration du 500e anniversaire de La Havane.

Dire Eusebio Leal Spengler, c’est dire La Havane, ou y a-t-il une autre ville ayant son historien personnel ? A la veille du 500e anniversaire de la fondation de la capitale cubaine, l’Historien de la Ville de La Havane, en charge de la restauration de son centre historique depuis une trentaine d’années, la parcourt en nous montrant sa force, sa beauté... et ses maux.

Cette année, La Havane a cinq siècles. Comment va la santé de la ville ?

En pensant à moi, et je m’imagine comme la ville, je pense que les maux de la ville sont ceux que vous pouvez sentir quand vous avez vécu si longtemps. Cinq siècles, c’est peu par rapport aux villes anciennes comme Athènes, en Grèce, ou Istanbul, en Turquie. Mais c’est beaucoup pour nous dans notre Amérique, à l’exception des grandes villes préhispaniques - Cuzco, la ville inca du Pérou, la Tenochtitlán aztèque au Mexique ou les villes mayas d’Amérique centrale. La Havane fait partie de cette nouvelle vague qui s’ouvre avec la conquête et la colonisation espagnoles. Après les villas dominicaines de Santo Domingo, la Vega Real, San Pedro de Macorís et Santiago de los Caballeros viennent immédiatement les villes de Cuba.
Je crois qu’elles ont une noble antiquité et elles montrent aussi les attaches propres à tous les moments historiques qu’elles ont vécus. Dans notre cas, c’est fondamentalement cette nouvelle époque qui a commencé il y a 60 ans avec la victoire de la Révolution : la résistance du peuple cubain, dont La Havane a été emblème et symbole.

Le centre historique est inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial depuis 1982 pour sa ’valeur universelle exceptionnelle’ que tout visiteur peut voir. Mais, de votre point de vue personnel, quelle est la valeur de La Havane ?

L’échelle des valeurs est très large. Il y a une valeur symbolique : c’est la capitale de la nation, la tête ; mais en même temps elle est aussi très représentative de toutes les valeurs culturelles, intellectuelles, politiques, historiques et sociales du peuple cubain. C’est aussi un catalogue de la plus belle et éblouissante architecture qui a atteint l’île, avec des caractéristiques pouvant être également présentes à Camagüey, Santiago de Cuba ou Trinidad.

Par exemple, cette architecture mauresque, avec une influence hispanique et musulmane, est très caractérisée dans le centre historique. Par la suite, ce baroque timide mais captivant de la cathédrale de La Havane, contenait plus dans un état d’esprit, dans une sorte de sentiment ou d’atmosphère que l’écrivain cubain Alejo Carpentier décrit avec verve dans Le Siècle des Lumières, son grand roman.

Il y a la ville néoclassique, avec El Templete, le monument dédié à la fondation de La Havane, unesorte de petit modèle qui est reproduit aussi avec une grande originalité dans d’autres villes de Cuba, comme Matanzas ou Cienfuegos.

Et puis, cette ville d’éclectisme étant si impressionnante, dans Centro Habana, pleine de gargouilles, d’atlantes, de figures extraordinaires, de créatures imaginaires. Là, l’art nouveau (édifice Cueto de la Vieille Place) se faufile presque subversivement, puis l’art déco avec beaucoup de splendeur, comme le bâtiment Emilio Bacardí, pour rendre encore plus intense le discours de l’architecture.

Et enfin, La Havane de la modernité, qui vient à sa splendeur par l’architecte viennois Richard Neutra dans la Maison de Schulthess, l’une des plus belles du quartier nous menant à la Quinta Avenida.

La Havane est une ville vivante, de sagesse et de mémoire : dans cette métropole animée, nous trouvons l’acropole de la sagesse qui est le beau campus de l’Université et le grand cimetière monumental, la nécropole, beau lui-aussi.

Pouvez-vous nous dire en quoi vont consister les célébrations de novembre 2019 ?

Le gouvernement de la ville a développé un vaste projet de commémoration. Le Bureau de l’Historien a conçu un programme pour la zone historique, s’incorporant harmonieusement dans le premier. Notre tâche est de promouvoir l’idée de préserver la mémoire de la ville, non seulement quand il s’agit de commémorer son cinquième centenaire, mais dans la vie quotidienne. Je lui ai consacré plus de trois décennies, et j’avoue que, parfois, prêcher cette cause c’était comme le faire dans le désert.

Actuellement, nous avons développé un système d’actes, d’émissions de radio et de télévision et de publications de différentes œuvres. Cependant, nous continuons à utiliser à la fois la restauration des symboles monumentaux de la ville dont l’exposant principal sera la conclusion de la grande œuvre du Capitole, du château d’Atarés et d’autres symboles très emblématiques au cœur de La Havane. Nous nous souviendrons et célébrerons l’histoire non seulement de l’acte fondateur, mais aussi de son histoire et de sa culture.

Je tiens à affirmer que la culture a été presque une devise de notre plan directeur pour la réhabilitation et la restauration du centre historique. Tout projet de développement oubliant la culture génère seulement la décadence.

D’autre part, le facteur humain est très important. J’aimerais faire de ces commémorations une passion populaire. Si elles ne transcendent pas les gens, elles ne se réduiront qu’à un discours officiel, mouvant quelques pierres et imprimant certains papiers.

Diriez-vous que le patrimoine culturel a plus à voir avec la vie quotidienne qu’avec les musées ?

Je considère bien sûr que les musées sont essentiels à l’histoire, à la mémoire et à la culture. Le Musée de la Ville est d’une importance primordiale pour toute la nation, pas seulement pour les havanais. Mais j’ai aussi lutté contre la ’muséalisation’ et j’ai défendu la cause d’une ville vivante.

L’un des défis auxquels sont confrontées les villes du patrimoine mondial est la difficulté de concilier le tourisme, parfois massif, et la préservation des valeurs patrimoniales. La Havane a-t-elle dû faire face à de telles contradictions ?

Nous devons veiller à ce que La Havane ne disparaisse pas sous une marée de touristes. Mais, en même temps, je crois que le tourisme ne doit pas être diabolisé, c’est une activité nécessaire, unfacteur économique important, et dans le cas de Cuba - compte tenu de son isolement - une occasion aussi d’entamer un dialogue direct avec les visiteurs de toutes les régions du monde. Quelque chose que je trouve merveilleux.

Une fois la réhabilitation terminée, de nombreux bâtiments de la Vieille Havane restent habités.

Dans de nombreux cas, les bâtiments qui étaient en ruines et que nous avons restaurés étaient habités par des familles en conditions précaires. C’est toujours le cas pour beaucoup d’entre elles. La réponse a été de donner un abri sûr et digne à des milliers de personnes, d’offrir une éducation aux jeunes et de créer des emplois sûrs pour les adultes. Nous avons essayé de passer par ce que l’UNESCO a défini, à l’époque, comme « un projet singulier », différent. Singulier ne veut pas dire mieux. Nous ne prétendons pas avoir fait mieux que dans d’autres parties du monde. Nous l’avons fait plutôt en fonction de notre propre expérience. C’est-à-dire, malgré les faux pas et les erreurs que nous avons subies dans la recherche d’un modèle de réhabilitation, nous en avons finalement trouvé un.

Il a eu également beaucoup d’efforts quant à la restauration du Malecón, l’avenue emblématique de La Havane qui s’étend le long de la côte, que vous avez défini comme ’le sourire de La Havane’.

Je dois avouer que j’ai presque perdu la bataille contre la mer, une bataille qui ne pouvait être menée que par Neptune avec son trident. Je ne peux pas oublier les images des vagues écrasantes se brisant contre le Castillo del Morro, érigé depuis des siècles devant la mer et cette dernière pénétrant dans la ville, couvrant de sel les jardins du Prado, désagrégeant les ciments des anciens palais et des bâtiments moderne. Ce sont des visions dantesques se répétant à chaque passage d’un cyclone.

La tornade qui nous a frappés récemment, dans la nuit du 27 au 28 janvier dernière, causant la mort de plusieurs personnes et environ 200 blessés, nous rappelle qu’il est temps de comprendre que le changement climatique est une menace latente contre l’élégante silhouette du Malecón, qui sera toujours ce beau sourire que La Havane dirige vers la mer et que nous avons le devoir de protéger.

Nous avons perdu la bataille contre la mer, mais nous devons gagner notre combat contre lechangement climatique. De grands défis et de nouvelles aventures nous attendent.

Vous ne vous êtes jamais fatigué de travailler pour La Havane ?

C’est vrai que tout m’a toujours mené à La Havane. Cela a vraiment été beaucoup d’années de travail et d’engagement. Je ne le regrette pas. S’il y avait une autre vie que celle que nous connaissons ici, mon âme errerait pour toujours à La Havane. Elle a été le meilleur de mes amours, le meilleur de mes passions, le plus grand de mes défis. Je ne sais vraiment pas pourquoi je lui reviens toujours mystérieusement, dans la lumière et le silence, dans la vie et dans le rêve.

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