Entretien avec Delphine Jaudeau, réalisatrice

Cuba, la révolution et le monde

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Arte diffusait le mardi 3 décembre « Cuba, la révolution et le monde », un documentaire inédit de 1H56 de Delphine Jaudeau et Mick Gold, en deux parties « les combattants « et « les diplomates ».

Le film est désormais accessible sur arte.tv et jusqu’au 31 janvier 2020. Il existe également en VOD et en DVD.

Avant la première diffusion, Télérama publiait un entretien avec Delphine Jaudeau. Propos recueillis par Marie Cailletet (pour qui ce film est « magistral »). Nous reproduisons l’entretien dans son intégralité.

Entretien avec Delphine Jaudeau, réalisatrice

“Cuba, la révolution et le monde”

(sur arte.tv jusqu’au 31/01/2020, en VOD et DVD

https://www.arte.tv/fr/videos/082188-001-A/cuba-la-revolution-et-le-monde-1-2/

« Un documentaire magistral »

Par Marie Cailletet, Télérama / posté par Michel Porcheron

Fidel Castro en 1964.

Une enquête formidablement documentée, diffusée sur Arte (première diffusion le 3 décembre) retrace soixante ans de relations mouvementées entre Cuba et le reste du monde, du rapprochement raté avec les États-Unis en 1959 au durcissement de l’embargo par Trump depuis son arrivée au pouvoir.

Rencontre avec la co-autrice du documentaire, Delphine Jaudeau.

Entre adulation et exécration, la révolution castriste continue de cristalliser les passions. À l’occasion de son 60e anniversaire, Cuba, la révolution et le monde interroge en deux volets la diplomatie d’un pays qui chercha tout à la fois à exporter son modèle de révolution, à s’émanciper de la tutelle soviétique et à contourner les effets dévastateurs sur sa population de l’embargo américain. Un triple objectif qui oscilla, selon les périodes, entre préconisation de la guérilla comme outil de conquête du pouvoir, soutien financier et militaire aux mouvements de libération nationale, renoncement à la lutte armée, construction d’axes amis, négociations plus traditionnelles…

Fort d’une enquête magistrale, d’archives abondantes et parfois inédites, le documentaire déroule, avec ceux qui en furent les protagonistes, les diverses phases de la stratégie cubaine, entre rupture et séduction. Entretien avec Delphine Jaudeau, qui a coécrit la série avec Mick Gold et en a réalisé le second volet.

Pourquoi un film centré sur la diplomatie pour retracer les soixante dernières années de l’histoire cubaine ?

Le parti pris des films Brook Lapping, la boîte de production britannique pour laquelle je travaille depuis près de vingt ans, est de placer le spectateur dans la pièce où une décision qui a changé le cours de l’Histoire a été prise. Notre approche consiste à faire raconter les grands événements par ceux qui les ont vécus. Souvent, la société subit les options prises par les dirigeants, elle n’est pas au cœur du processus. Alors, de facto, elle est assez peu présente dans nos films. Mais le commentaire ne passe pas sous silence la grande pauvreté de la population, le désir de fuite des balseros sur des embarcations de fortune…

Au lendemain de la révolution, en 1959, Castro se rend à Washington pour rassurer son voisin. La défiance de Nixon l’a jeté dans les bras de l’URSS ?
Ce voyage est un peu l’occasion ratée côté américain. Fidel Castro était lucide. Il avait mené à bien sa révolution mais il savait qu’il avait besoin de soutien pour rester au pouvoir, développer l’île. Les États-Unis ont sans doute eu peur. Car dans les rangs de la révolution, et parmi ses leaders, figuraient bien des tenants d’une ligne marxiste, tels Raúl Castro, son frère, ou Che Guevara. Fidel, à cette époque, ne l’était pas. Mais le président Eisenhower ne le reçoit pas, et l’entretien avec le vice-président Nixon se passe très mal. La séquence est vécue comme une humiliation par Castro. A contrario, le grand frère soviétique se montre très ouvert.

“Castro et Guevara étaient furieux. Ils avaient accepté le déploiement des missiles soviétiques sur le sol cubain mais pensaient qu’ils seraient consultés en cas de crise.”

Le 1er mai 2019, des soldats cubains place de la Révolution à La Havane. Trump les menace de sanctions s’ils continuent à soutenir le régime vénézuelien.

Le 1er mai 2019, Place de la Révolution

En 1962, la crise des missiles de Cuba se solde par un accord entre les gouvernements américain et soviétique. Cet acte signe-t-il le début de la stratégie cubaine d’émancipation vis-à-vis de l’URSS ?

Castro et Guevara étaient furieux. Ils avaient accepté le déploiement des missiles soviétiques sur le sol cubain mais pensaient qu’ils seraient consultés en cas de crise, qu’ils auraient leur mot à dire. Pourtant Khrouchtchev passe un deal avec Kennedy dans leur dos : le retrait conjoint des missiles nucléaires soviétiques et américains. Dès lors, les Cubains vont amplifier leur autonomisation vis-à-vis de Moscou. Ils avaient déjà amorcé cette stratégie en soutenant par exemple la lutte d’indépendance algérienne. Ils vont se déployer sur d’autres fronts, sans en demander l’autorisation à l’URSS.

La Havane estime en effet que l’URSS faillit à sa mission universaliste d’épauler ceux qui entendent s’extraire de l’impérialisme et du colonialisme et qu’elle les abandonne au profit d’un statu quo avec les États-Unis. De leurs côtés, les Russes font savoir à Cuba qu’ils sont en désaccord avec son action en Afrique, mais rien n’y fait. Les Cubains rêvent d’exporter la révolution, les Soviétiques s’attachent, eux, à une politique de détente avec les États-Unis. Ils veulent calmer le jeu, tandis que Cuba souhaite susciter les crises, multiplier les foyers insurrectionnels.

1991 voit l’effondrement de l’URSS, premier soutien financier de Cuba. Les conséquences économiques et sociales sont immédiates, la population demande le droit d’émigrer. Castro s’y résout, à certaines conditions. Pourquoi ?

Castro fait face à une crise économique d’une grande ampleur. Laisser partir une partie de la population permet d’avoir moins de bouches à nourrir. Cela lui simplifie la tâche. Il perçoit par ailleurs que cette immigration massive peut gêner les États-Unis. L’occasion est trop belle, alors il s’en saisit. Son pari n’est pas si fou, puisque cela contraint Washington à s’engager sur la voie des négociations. Dans le même temps, cette vague migratoire constitue un véritable affront pour le régime castriste. Elle prouve que Cuba n’est pas le paradis communiste qu’ils essayent de vendre à l’opinion internationale.

“On voit avec ce tournant le pragmatisme de Castro. Il sait qu’il n’a plus les moyens militaires ni financiers de soutenir les mouvements de libération à l’étranger.”

En 1997, lors d’un discours à La Havane, Castro déclare la lutte armée anachronique. Pourquoi ?

On voit avec ce tournant le pragmatisme de Castro. Il sait qu’il n’a plus les moyens militaires ni financiers de soutenir les mouvements de libération à l’étranger. Il voit aussi que cette ligne n’a pas été qu’une réussite : il a perdu le Che, il a essuyé des revers, notamment au Salvador. Ce contre-pied surprend : on imagine toujours Castro en idéologue intransigeant, qui ne démord pas de ses positions, prêt à sacrifier son pays sur l’autel de sa vision du communisme.

Quel rôle joue Castro dans l’échec du putsch contre le président vénézuélien Chávez, en 2002 ?

Lors du putsch, il y a eu un total black-out des médias vénézuéliens. Comme dans nombre de pays d’Amérique latine, beaucoup de chaînes de télé sont privées, détenues par de grands intérêts économiques. Les putschistes étant parvenus à bloquer les chaînes publiques, seules restaient les chaînes privées, défavorables à Chávez, pour distiller l’information. Elles n’ont pas craint d’affirmer que Chávez avait démissionné (ce qui était faux), que le putsch était soutenu par toute l’armée (ce qui était faux aussi). Castro fait alors le pari de donner la parole au clan Chávez, en l’occurrence sa fille, sur la chaîne cubaine. CNN reprend l’interview. Les partisans de Chávez envahissent les rues, la garde présidentielle qui lui est restée fidèle le réinstalle à la tête du pays.

“L’élection de Trump a fauché tous les espoirs. Raúl Castro et son fils s’en sont voulu d’avoir entamé des négociations.”

En 2014, lorsque Obama annonce un changement de politique vis-à-vis de Cuba, on a eu l’espoir que l’embargo touchait à sa fin.

Obama avait les mains liées à cause de la loi signée par Clinton qui interdit au président de remettre en cause l’embargo sans passer par un vote du Congrès. Cela rend l’exercice compliqué, puisque le Congrès est noyauté par le lobby cubain de Miami. Quand l’équipe Obama a entamé les négociations avec les Cubains, elle a été très claire, expliquant que la levée de l’embargo ne pourrait intervenir sous la mandature Obama, avec un Congrès hostile. Mais ils avaient l’espoir que Hillary Clinton gagnerait l’élection, que les démocrates arriveraient en force au Congrès. L’élection de Trump a fauché tous les espoirs. Raúl Castro et son fils s’en sont voulu d’avoir entamé des négociations. Ils ont eu le sentiment de s’être fait avoir. C’est un pan un peu tabou de l’histoire récente que les Cubains préfèrent ne pas aborder.

En quoi l’arrivée de Trump au pouvoir a-t-elle rebattu les cartes ?

Donald Trump a intensifié le blocus avec des mesures qui affectent le tourisme, les investissements, les envois de fonds et les importations de carburant. Les Américains n’ont plus le droit de dépenser d’argent dans des endroits détenus par les militaires cubains. Or ces derniers sont très impliqués financièrement dans les infrastructures touristiques. Et la réactivation de la loi Helms-Burton permet d’engager des poursuites judiciaires contre les sociétés étrangères présentes à Cuba.

Pour justifier ces mesures, les États-Unis accusent Cuba d’opprimer son peuple et de soutenir le régime de Nicolás Maduro au Venezuela. En asphyxiant l’économie cubaine, Trump aimerait être le président qui a fait mordre la poussière au régime castriste.

on aime beaucoupCuba, la révolution et le monde, première diffusion mardi 3 décembre à 20h50

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PDF - 791.7 kio
entretien_avec_delphine_jaudeau_doc_arte.pdf