« Cuba hors concours »

par Renaud Malavialle

Partager cet article facebook linkedin email

Nous "livrons" bien volontiers notre site à un ami de Cuba et de notre association, pour un témoignage fort précis et documenté sur la situation à Cuba malgré la guerre que lui mène les Etats-Unis. Merci à Renaud. A mettre dans le maximum de mains, je vous fais confiance !
RG

Certaines réussites cubaines sont exceptionnelles et notoires, face à un blocus infligé depuis six décennies par les États-Unis, qui n’a jamais atteint ses objectifs, sinon des sommets d’absurdité et d’abjection meurtrière. Il est difficile de juger l’expérience révolutionnaire cubaine sans mesurer l’ampleur et les effets d’une agression pareille. Un outil scientifique d’évaluation du développement des sociétés, le Sustainable Development Index (SDI) mis au point par le docteur Jason Hickel, permet de considérer désormais plus rationnellement l’écologie et le socialisme cubains et de rapporter les réussites à la situation du pays. Le SDI qui mesure le développement durable situe Cuba au premier rang d’un classement qui, par contraste, ne met guère à l’honneur l’agresseur de la Perle des Caraïbes. Prendre la mesure de ce que signifie la guerre acharnée d’un monde modérément fréquentable contre un peuple exemplaire, et non seulement contre son régime, invite à quelque sentiment solidaire.

Une aventure d’exception, une oeuvre exemplaire !

Nicolo Paganini aurait un jour charmé son public mélomane au violon, dit-on, avec une seule corde, comme Django Reinhardt émut avec trois doigts à la guitare les amateurs de jazz. Ces exploits individuels sont assurément admirables. Ont-ils cependant une commune mesure avec ceux, collectifs, réalisés sans relâche par les Cubains depuis plus de six décennies ? Tenter de prendre conscience de la pertinence de la comparaison, c’est rendre un peu justice à un peuple et à une aventure d’exception, prendre conscience d’une œuvre exemplaire.

Un pays insulaire et isolé, d’à peine plus d’onze millions d’habitants, se montre capable d’affronter la menace militaire, l’hostilité diplomatique, économique et culturelle, un harcèlement bien concret de son tout proche et imposant voisin : les États-Unis d’Amérique. La première puissance mondiale n’est pas seulement un pays à l’échelle d’un continent, une économie-monde, c’est avant tout pour Cuba le partenaire commercial naturel. Avant la Révolution de 1959 en effet, les exportations vers les États-Unis représentaient les trois quarts de la production cubaine et Cuba importait de ce pays-continent la majorité de ses besoins. Mais la plus grande île des Caraïbes a presque toujours été considérée par l’Oncle Sam comme un simple appendice de la Floride, absurdement rebelle à l’annexion pure et simple après la légitime éviction de la monarchie espagnole.

Pour prendre la mesure des conditions dans lesquelles Cuba mène depuis soixante et une années une expérience révolutionnaire unique au monde, dont les résultats notoires en termes d’espérance de vie, dans le domaine de la santé et de l’éducation font pâlir pâlir jusqu’aux sociétés des plus grandes puissances économiques, un bref rappel historique s’impose au préalable. Nullement inspirée de Marx ou Lénine mais de José Martí, la révolution cubaine, bien avant de revendiquer un caractère socialiste , a triomphé dans le sillage d’une lutte séculaire pour l’indépendance et la souveraineté face à l’Espagne d’abord, face aux États-Unis et à leur interventionnisme ensuite. Chèrement et très partiellement acquise du temps de José Martí, qui meurt sur le front en tentant de clore, à la fin du XXe siècle, un premier cycle de libération, l’indépendance n’approche de sa plénitude qu’avec le triomphe de la Révolution de 1959 qui expulse les grandes firmes nord-américaines et la pègre. Les archives aujourd’hui déclassifiées attestent clairement que Washington a poussé ensuite Cuba à tomber dans l’orbite de l’URSS.

Un acte de guerre continue !

Depuis l’effondrement du bloc soviétique en 1990, on voit mal comment nier que Cuba a conquis son indépendance… qu’elle paie cependant au prix fort.
Le manque de conscience de ce que signifie, pour cette île, l’embargo ou blocus économique et commercial qu’elle endure, le plus long de l’histoire contemporaine, explique peut-être l’étonnante légèreté de certains propos, ou d’opinions parfois bien désinvoltes sur Cuba. Tout est en effet déjà dans la terminologie . Si le coût cumulé d’un blocus évalué à 120 milliards de dollars, peut-être parce qu’il dépasse l’entendement, ne convainc pas qu’il s’agit d’un grave acte de guerre continue, chacun doit tout de même avoir quelque idée, à titre de comparaison, des conséquences probables qu’aurait un simple embargo économique et commercial organisé par exemple contre la France par un seul de ses quatre ou cinq grands pays voisins. Il resterait à l’Hexagone les quatre cinquièmes de ses partenaires commerciaux naturels en Europe et ses ressources d’outre-mer, mais une telle situation, très dommageable pour l’économie du pays si elle était prolongée sur cinq ou six années, déboucherait assurément sur une nouvelle guerre européenne voire mondiale.

Que penser alors de la situation d’une île soumise non pas à six années de blocus mais à soixante, non pas par un partenaire parmi d’autres, mais par le partenaire commercial naturel, un pays-continent immensément peuplé, l’« Amérique » qui s’identifie d’ailleurs volontiers au continent entier ? On exagèrerait à peine à imaginer la Corse soumise à l’embargo intégral (dont certains médicaments) de… l’Europe entière ! Car si Cuba est certes plus peuplée que l’île de Beauté, dans le tableau des conditions hostiles dressé jusqu’à présent, le compte n’y est cependant encore pas. En effet si les Cubains revendiquent le terme de blocus et non d’embargo pour qualifier la politique de leur agresseur, c’est aussi au titre de son durcissement depuis les années 1990.

Dès 1992 le blocus est renforcé par des mesures particulièrement scandaleuses, comme en témoigne le vote de la résolution de l’ONU qui les condamne chaque année presque à l’unanimité : le caractère extraterritorial des lois Torricelli (1992) et Helms-Burton (1996). Durant les mandatures de Georges Bush père et de Bill Clinton, alors même que le camp soviétique a disparu, laissant Cuba presque sans soutien, les filiales états-uniennes à l’étranger sont interdites de commerce avec Cuba et aucune entreprise de pays tiers ne doit désormais y exporter des marchandises ou des machines comportant un composant états-unien sans encourir de sévères sanctions ; les lois Helms-Burton autorisent aussi toute personne expropriée –et indemnisée– lors de la Révolution à intenter un procès pour récupérer ses anciennes propriétés. Ces lois recherchent explicitement la chute du régime et programment d’innombrables ingérences comme la nomination d’un gouverneur par l’administration nord-américaine ou l’octroi de subventions à tout groupe contre-révolutionnaire .

À Cuba, les années 90 de la Période spéciale en temps de paix sont celles de l’asphyxie économique , de cruelles pénuries et de l’inévitable ouverture au tourisme que le líder máximo décrit comme un « cancer » mais un ultime recours.

Méconnaître ou sous-estimer les entraves imposées à Cuba, comme certains auteurs peu scrupuleux en ont l’audace, empêche évidemment de mesurer l’ampleur de cette guerre économique et commerciale, sanitaire et culturelle, menée par la première puissance mondiale contre la Perle des Caraïbes. Imagine-t-on par exemple un foyer interdit bancaire, n’ayant pas droit au crédit et devant tout payer cash ? C’est la situation de Cuba où de simples achats, paiements ou encaissements voient leurs coûts multipliés par dix ou exposent à des vols évidemment fréquents. Nombre de Cubains solidaires sont aussi harcelés : des professeurs et des médecins en mission sont poursuivis ou déportés et des artistes en tournée sont censurés. Tout dernièrement encore, les concerts du groupe cubain Gente de Zona en Floride ont été interdits. À Cuba, la population est étranglée par les mesures assassines de l’administration nord-américaine. Des restrictions conduisent par exemple les hôpitaux cubains à des situations parfois tragiques : manque de masques en salle opératoire, manque de traitements de la tuberculose, impossibilité d’opérer des cœurs, entre autres, quand les compétences sont loin de manquer. Quel nom les conjoints et les enfants de celles et ceux qui n’ont pu être sauvés d’un infarctus peuvent-ils donner à la politique de leur puissant voisin ? A-t-on par exemple conscience que selon le droit même de la guerre, une assistance est due aux populations civiles du pays dont les forces armées sont attaquées ? Qui connaît la guerre psychologique et le pousse au crime bien concret que représente la ley de ajuste cubano ? Toujours en vigueur depuis 1966, cette loi incite à du vandalisme ou à des violences dans l’île, dont la répression justifie, pour comble, des critiques aberrantes contre le régime. Or cette loi abjecte politise de surcroît la question migratoire. Elle encourage l’émigration illégale des Cubains vers les États-Unis alors que les voies légales leur sont refusées. Imagine-t-on un agent de circulation interdisant aux piétons de traverser une voie rapide tout en leur promettant une récompense s’ils y parviennent sans être tués ? Au moment même où des murs sont érigés à la frontière mexicaine, cette scélérate loi d’ajustement cubain accorde aux habitants de l’île qui parviennent à leurs risques et périls sur le sol des États-Unis un statut de résident, privilège unique au monde dont leurs frères hispaniques sont privés, un espoir souvent chimérique qui a causé bien des tragédies.

Développement humain et développement durable

C’est dans ces conditions des plus hostiles et odieusement durables que Cuba parvient pourtant à faire jeu égal sur le plan du Développement Humain (IDH) avec le paisible Costa Rica, devant des pays très riches en ressources naturelles, comme le Brésil, le Venezuela et le Mexique. Cuba devance aussi des pays aux dimensions comparables comme le Liban, ou incomparablement mieux situés pour le commerce, comme la Turquie. Aucun de ces pays ne subit d’embargo et les surclasser d’après les critères de l’IDH n’est déjà pas la moindre des réussites.

Mais ce résultat n’est encore pas aussi éloquent que celui que permet de mesurer un autre indicateur, le Sustainable Development Index (SDI). Cet outil scientifique d’évaluation prolonge l’Indice de Développement Humain en prennant en compte les dégradations subies par la nature. Mis au point par l’anthropologue Jason Hickel , le SDI divise l’IDH par la nuisance écologique et répond au souci croissant d’intégrer le respect de la nature aux critères d’évaluation internationaux, conformément à tout projet de développement durable. En 2006, la WWF avait déjà considéré Cuba comme le premier et le seul pays satisfaisant aux conditions d’un tel développement. Sur ces critères, l’outil d’évaluation du docteur Hickel –le SDI– classe toujours Cuba au premier rang mondial. À titre de comparaison, selon bien sûr de tout autres valeurs que celles mises en évidence par le PIB, les États-Unis arrivent à la 159ème position sur 163 pays.

Quand Donald Trump déclare donc que le socialisme a échoué, on peut comprendre la perplexité du sociologue et politologue argentin Atilio A. Boron qui rappelle que celui qui devise ainsi à propos du socialisme est le président d’un pays où des massacres réguliers n’épargnent ni les écoles, ni les églises, ni les aires commerciales, où le nombre de toxicomanes abandonnés sans soins à leur détresse s’élève notoirement à des dizaines de millions, où le système électoral n’a de démocratique que le nom . Nombreux sont aussi les citoyens de ce pays qui situent la France en Afrique. S’il y a échec du socialisme cubain, pourquoi ne pas mettre un terme à un blocus contraire aux intérêts des peuples aussi bien cubain que nord-américain, à ceux du monde entier, tant les échanges culturels avec Cuba sont universellement bénéfiques, tant la médecine et les sciences cubaines sont internationalement reconnues, au point de susciter un considérable tourisme sanitaire ? Les familles cubaines n’ont-elles pas suffisamment souffert d’un si long et vain contentieux ? Faciliter l’entraide entre migrants et Cubains qui demeurent sur l’île, rendre possibles les visites des parents, est-ce encore trop demander ?

Le blocus illégal

Depuis 1992 Cuba présente à l’ONU un projet de résolution contre le blocus voté à la quasi-unanimité. Seuls les États-Unis et Israël s’y opposent systématiquement. Régulièrement un autre pays s’y oppose : les îles Marshall ; et exceptionnellement cette année, le Brésil. Mais surtout en 2017 ce furent 191 États, et 187 en 2019 qui ont voté pour l’arrêt d’une politique d’agression jugée injuste et inutile selon les critères mêmes d’États membres peu enclins au socialisme. Malgré une désapprobation presque unanime, l’administration des États-Unis continue unilatéralement d’étrangler un pays et un peuple dont les noms sont devenus synonymes, dans toute l’Amérique latine et dans le monde en lutte tout entier, de dignité, d’héroïsme et d’espoir d’un avenir meilleur.

Hors concours donc, les Cubains, sur la durée et par l’envergure du projet, puisque ce peuple réalise depuis six décennies un exploit historique : être un exemple, selon les critères du plus moderne outil d’évaluation d’une société, et ce alors que l’urgence écologique, solennellement formulée au Sommet de la Terre de Río de Janeiro par Fidel Castro en 1992, est désormais criante (« Demain il sera trop tard pour faire ce que nous aurions dû faire depuis longtemps » ). Malgré bien des imperfections et des critiques qu’on s’ingénie à lui adresser, souvent à peu de frais et depuis des positions d’une affligeante illégitimité, Cuba est bien hors concours. Hors concours parce qu’envers et contre tout, son projet demeure un exemple de réussite, au moins au regard des circonstances de sa réalisation, mais aussi au nom du nombre de vies épargnées et d’espèces sauvées de la disparition. L’existence même du projet et des réussites des Cubains est à l’évidence intolérable pour la première puissance capitaliste, le gendarme du monde infatué. Devant un contre-exemple pareil, le nier en bloc, à la façon d’un Trump et dans l’esprit d’un Bolsonaro est la seule stratégie idéologique possible. C’est une façon parmi d’autres de défendre obstinément un ordre injuste et criminel qui cautionne la misère, pollue la planète, accepte voire encourage les incendies de forêts, saccage le bien commun dans des proportions indécentes en entretenant des degrés inouïs de corruption, désinforme et déséduque massivement sans omettre de harceler les plus nobles lanceurs d’alertes.

Contre vents et marées, menacée du bruit et de la fureur, Cuba poursuit un projet solidaire, rebelle à l’esprit d’accaparement et d’accumulation à tout crin, de compétition insensée, qui lui vaut une reconnaissance méritée. Que sans le blocus Cuba ne serait plus une exception ? C’est ce que tout honnête homme demande à voir.

Pour l’heure, alors que partout ailleurs les espèces animales disparaissent par milliers, surexploitées, empoisonnées ou brulées vives, nombre d’entre elles n’existent plus que dans la bien nommée Perle des Caraïbes. Quand les abeilles, cette espèce au rôle vital pour notre survie, s’y portent pour le mieux, Cuba acquiert des airs de nouvelle arche de ces temps derniers.

1 On questionne souvent l’idéologie du leader de la Révolution, Fidel Castro. Interrogé en 1959 il déclare au Chicago Tribune en 1959 qu’il n’est pas et n’a jamais été communiste, mais le 16 avril 1961, il proclame le caractère socialiste de la révolution et se dit marxiste-léniniste. Fidel Castro n’est cependant pas le seul acteur de la révolution, et la guerre menée par les États-Unis contre la révolution ainsi que la proposition d’aide de l’URSS expliquent, en pleine Guerre Froide, la nécessité de choisir un camp.

2 Un embargo vise un ou plusieurs produits interdits pour un temps à la vente ou à l’achat. Il peut être partiel ou total. Jean Lamore rappelle que « le blocus en revanche est un acte de guerre. Il consiste à faire la chasse aux produits cubains sur n’importe quel territoire, en exerçant des pressions par des menaces sur les nations ou les organisations qui voudraient signer des contrats avec Cuba ». Et « toute vente de produits américains à Cuba […] » même s’ils « entrent de façon minoritaire dans la composition de produits complexes élaborés par un autre pays », est interdite (voir Jean Lamore, Cuba. Au cœur de la révolution, acteurs et témoins, Paris, Ellipses, 2006, p. 129).

3 Cette identification qui trahit des velléités impériales trouve son origine dans la doctrine Monrœ (« l’Amérique aux Américains »), du nom du président des États-Unis en 1823, une doctrine complétée au début du XXe siècle par le « corollaire Roosevelt » : les aspirations expansionnistes sont alors justifiées par une protection originelle contre toute ingérence européenne. Symptôme révélateur de la domination idéologique de la super-puissance nord-américaine, le langage courant désigne contre toute logique géographique et démographique les seuls États-Unis par le nom du continent tout entier.

4 Voir Jean Lamore, Cuba. op. cit., p. 128-130.

5 Jean Lamore rappelle qu’en droit international « ni l’embargo ni le blocus ne sont autorisés » et que les « États-Unis y ont recours comme s’il s’agissait d’une situation de guerre », op. cit., p. 130.

6 Jason Hickel est docteur en anthropologie de l’université de Virginie (2011).

7 Voir l’étude réalisée par les universités de Princeton et de Northwestern :
https://m.washingtontimes.com/news/2014/apr/21/americas-oligarchy-not-democracy-or-republic-unive/?utm_source=GOOGLE&utm_medium=cpc&utm_id=chacka&utm_campaign=TWT+-+DSA

8 Voir Rémy Herrera, « Tourisme et développement dans les Caraïbes. Le cas de Cuba », Mondes en développement, 2012/1, n°157, p. 47-66. Article accessible en ligne : https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2012-1-page-47.htm#

9 Dans ce discours, Fidel Castro souligne que les sociétés de consommation, « issues des anciennes puissances coloniales et des politiques impérialistes […] sont fondamentalement responsables de la destruction de l’environnement ».

Renaud Malavialle est enseignant chercheur, licencié d’espagnol et de lettres modernes, Maitre de Conférences à l’Université Paris-Sorbonne.