22 novembre 1963 : Jean Daniel et Fidel Castro apprennent ensemble la mort de Kennedy

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Le journaliste Jean Daniel, fondateur et éditorialiste du « Nouvel Observateur », est mort ce mercredi 19 février- Un article publié dans le Nouvelobs le 20 février 2020.

Pour compléter votre information, lisez l’excellent article de Michel Porcheron que nous avons publié le 6 septembre 2018 :
https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=23&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiWycrNtO_nAhXH4IUKHZDxACM4FBAWMAJ6BAgDEAE&url=https%3A%2F%2Fcubacoop.org%2FIMG%2Fpdf%2FKennedy_Fidel_Castro_et_Jean_Daniel-.pdf&usg=AOvVaw2zKQmx179hN_HhdEJxfVEf

Le jour où Fidel Castro et Jean Daniel apprennent, ensemble, la mort du président américain. Le récit de cette rencontre fera le tour du monde.

>Jean Daniel et Fidel Castro en novembre 1963. (Marc Riboud pour L’Obs

Retour en 1963 : un mois après avoir été invité par J. F. Kennedy à la Maison-Blanche, Jean Daniel se rend à Cuba, et rencontre Fidel Castro. Dans son livre « Le temps qui reste », il raconte ces quelques jours passés en compagnie du dirigeant cubain. Dans cet extrait, alors qu’ils déjeunent ensemble, ils apprennent, en direct, la mort du président américain.

[...]

« Fidel se révélant inaccessible, et malgré la tristesse de nos nouveaux amis, nous décidâmes de quitter La Havane. Nous devions prendre l’avion pour Mexico le lendemain. Raoul Castro et Armando Hart, deux des plus importants personnages du régime, m’avaient écouté. Je me dis que, après tout, le message dont je me croyais porteur devait laisser Fidel indifférent. Il était 22 heures.

Nous étions occupés à faire nos bagages. Le concierge me téléphona du ton le plus naturel pour m’informer que le Premier ministre m’attendait à la réception. Je pris l’ascenseur où n’étaient marqués que quatorze étages alors que l’hôtel en avait quinze : le chiffre treize était interdit à La Havane, qui était, avant la révolution, et plus que Las Vegas, le rendez-vous de tous les joueurs du monde. Je n’eus pas à sortir de l’ascenseur. Fidel me dit : ’Remontons. Pour parler, nous serons mieux dans votre chambre’. Fidel, le commandant Valejo, son aide de camp, le romancier-interprète Juan Arcocha, Marc Riboud, Michèle et moi devions rester dans cette chambre de 10 heures du soir à 4 heures du matin.

« Vous allez revoir Kennedy, soyez un messager de paix »

Au début, Fidel m’a écouté - je veux dire a écouté Kennedy - avec un intérêt dévorant : frisant sa barbe, enfonçant et redressant son béret noir, ajustant sa vareuse de guérillero, jetant mille lumières pétillantes depuis les cavernes profondes de ses yeux.

Un moment, nous avons touché au mimodrame. Je jouais ce partenaire avec lequel il avait une envie aussi violente de s’empoigner que de discuter. Je devenais cet ennemi intime, ce Kennedy dont Khrouchtchev pourtant venait de lui dire que “c’était un capitaliste avec qui on pouvait parler”. Si pressé qu’il fût de me répondre, Castro s’imposa de me laisser aller jusqu’au bout en me faisant préciser souvent trois fois une expression, une attitude, une intention.

Juan Arcocha traduisait en virtuose. Sur quel ton Kennedy m’avait-il parlé du colonialisme de Batista et de ses alliés américains ? Quelle expression exacte avait-il employée lorsqu’il avait d’une coexistence possible avec des collectivismes comme ceux de Yougoslavie et de Guinée ? Est-ce qu’il m’avait donné, à moi, Jean Daniel, une impression de sincérité ? Etc.

[...]

A la fin de cette nuit extraordinaire, Fidel m’a dit : “Puisque vous allez revoir Kennedy, soyez un messager de paix. Je ne veux rien, je n’attends rien. Mais dans ce que vous m’avez rapporté il y a des éléments positifs.” Nous sommes enfin sortis de l’hôtel. Je dis “enfin” non pour moi - j’aurais encore pu écouter longtemps Castro -, mais pour Juan Arcocha épuisé, pour le commandant Valejo qui n’osait pas s’endormir tout à fait, et Marc Riboud qui avait depuis longtemps cessé de prendre toutes les photos possibles.

Nous nous sommes tous engouffrés dans une vieille et grande voiture américaine. Fidel, plus vaillant que jamais, nous dit que l’un de ses plaisirs, en dehors de la pêche sous-marine, était de prendre un café à l’aube dans un petit bar de la vieille ville. Nous nous sommes séparés après de virils adieux. Marc Ribaud prit le matin l’avion pour Prague. Hélas pour lui : le soir même, le commandant Valejo revenait en effet nous chercher à l’hôtel : acceptions-nous d’être les hôtes de Fidel pendant le week-end, à Varadero, sa résidence estivale ? Il n’était plus question pour nous de partir.

[...]

Arrivés à Varadero dans la nuit, nous nous retrouvâmes le lendemain matin sur la plage. Castro partit d’un grand éclat de rire. Puis il se mit à l’eau, nous invita à le suivre et, tout en nageant, dit à Valejo :

“Il faut que tu dises à Jean Daniel que je n’ai jamais autant parlé de paix qu’avec lui. C’est pour ça que j’ai ri en y pensant, parce que moi, en tant que révolutionnaire, les situations explosives, ça me plairait plutôt. Alors, il faut qu’il comprenne, que pour que j’en arrive là, c’est parce que, contrairement à ce que dit Kennedy , je ne souhaite pas un conflit mondial.”

Puis il s’écarta de nous pour nager furieusement au large.

Kennedy, assassiné à Dallas

Vers 13h30, ce 22 novembre 1963, nous déjeunons dans la salle de séjour qui donne sur la mer. Le repas est somptueux : un peu trop. Fidel a encore tant de choses à dire que la nécessité de la traduction l’exaspère. Il piaffe d’impatience pendant que Valejo, qui a pris le relais d’Arcocha, cherche ses phrases et il manifeste son soulagement quand il m’arrive de comprendre directement son espagnol. Soudain, la sonnerie d’un téléphone retentit. Un secrétaire en tenue de guérillero décroche puis annonce que le président de la République cubaine, Dorticos, veut parler d’urgence au Premier ministre. Fidel prend l’appareil et je l’entends dire : “Como ? Un atentado ?” Il s’adresse à nous pour dire que Kennedy vient d’être abattu à Dallas. Il reprend la conversation avec Dorticos ; j’entends : “Herido ? Muy gravemente ?”

Il revient s’asseoir à la table et répète trois fois :“Es una mala noticia.” (Voilà une mauvaise nouvelle.) Il reste silencieux, attendant un autre coup de téléphone qui arrive quelques instants après. On croit pouvoir lui annoncer que le président des Etats-Unis en réchappera. La réaction immédiate de Fidel : “Alors, il est réélu.” Il prononce cette phrase avec satisfaction. La veille, il m’a tenu certains propos étranges sans m’accorder l’autorisation de publier :

“Il faut que naisse aux Etats-Unis un homme capable de comprendre la réalité explosive de l’Amérique latine et de s’y adapter. Cet homme, ce pourrait être encore Kennedy. Il a encore toutes les chances de devenir, aux yeux de l’histoire, le plus grand président des Etats-Unis. Oui ! supérieur à Lincoln ! Moi, je le crois responsable du pire dans le passé mais je crois aussi qu’il a compris pas mal de choses et puis, en fin de compte, je suis persuadé qu’il faut souhaiter sa réélection.”

Nous nous levons de table pour nous installer près d’un grand poste de radio. Le commandant Valejo a capté l’émission en anglais de la NBC à Miami. Valejo traduit les nouvelles à Fidel. Blessure à la tête. Fuite de l’assassin. Meurtre d’un policier. Enfin l’annonce fatale : le président Kennedy est mort. Fidel se lève et dit : “Voilà, c’est la fin de votre mission de paix.” Il marche de long en large dans la salle en parlant tout haut, comme à lui- même : “Tout est changé. Kennedy était un ennemi auquel on s’était habitué. C’est une affaire grave, très grave.”

Après le quart d’heure d’interruption observé en signe de deuil par toutes les stations de radio américaines, nous nous réinstallons devant le poste : le silence est enfin brisé par l’hymne national des Etats-Unis. C’est une impression étrange que d’entendre retentir cet hymne dans la maison de Fidel Castro et parmi des visages soudain respectueux.

“Maintenant”, reprend Fidel, “il faut absolument qu’ils retrouvent l’assassin, sinon ils vont nous mettre le crime sur le dos. Mais, dites-moi, cela fait le quatrième président des Etats-Unis assassiné ! Sur combien ? Trente-cinq ? A Cuba, il n’y en a pas eu un seul. Vous savez, lorsque nous étions dans la Sierra, il y avait des compagnons qui voulaient tuer Batista. Ils croyaient qu’on pouvait en finir avec un régime en le décapitant. Moi, j’ai toujours été hostile à ces méthodes. D’abord par calcul politique : si on avait tué Batista, il aurait été remplacé par un militaire qui aurait fait payer aux révolutionnaires le ’martyre’ du dictateur. Mais aussi par tempérament : au fond, vous savez, ce genre d’assassinat me répugne.” Castro lui-même se mettant à jouer les belles âmes !...

Mais l’heure n’est pas à discuter de la violence, de la contre-violence et du terrorisme. Quel que soit le prix d’un tel débat avec Fidel, je crois que je suis plus ému que je ne l’aurais été à Dallas. Les émissions ont repris. Un reporter croit devoir parler des difficultés que Jackie Kennedy trouve à se défaire de son bas ensanglanté. Il décrit sa jambe. Fidel explose : “Quelle indécence ! Quelle mentalité !” Son indignation n’a plus rien de politique.

Il se retourne vers moi avec une nuance d’accusation : “Est-ce que vous êtes comme ça en Europe ? Pour nous, les Latins d’Amérique, la mort, c’est quelque chose de sacré. C’est non seulement la fin des hostilités mais aussi celle des injures, cela impose la dignité, vous savez ce que c’est que la dignité ? Il y a des voyous qui deviennent des seigneurs devant la mort ! A propos, cela me fait penser à quelque chose, quand vous écrirez tout ce que je vous ai dit contre Kennedy, ne citez pas son nom, parlez de la politique du gouvernement des Etats-Unis.” La grande âme [...]

Jean Daniel, « Le Temps qui reste », Gallimard, 1984