Tabaquero

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Sous sa plume poétique Eusebio Leal nous invite à un voyage dans ses souvenirs d’enfance au milieu du tabac et des tabaqueros

Parmi tous les souvenirs de mes premières années, les ouvriers de la fabrique de tabac de Guanajay ont une place privilégiée. Bien avant l’aube ils attendaient le bus qui les conduirait à la ville de Marianao, où la fabrique avait été déplacée pour les intérêts des propriétaires. Des hommes et des femmes allaient à la recherche de subsistance dans les galères des fabriques ou dans l’écôtage [1] des ballots de tabac, pour ne rentrer chez eux qu’aux premières heures de la nuit.
Quel effort et quelle volonté ! Quelle nécessité de travail !

Chez mes oncles tabaquero [2], j’ai vu l’austérité et cette étrange intuition pour les affaires culturelles et politiques, exaltés par la connaissance des classiques des lettres, par la méditation silencieuse sur l’idéologie de José Martí et par le raisonnement continu des affaires de la Patrie, promus dès son podium par le lecteur des fabriques de tabac, dont les analyses étaient applaudies en faisant sonner les palettes sur les tables de travail. Il n’y avait aucune juste cause ni problème humain qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils ne soutenaient pas, de telle sorte qu’ils ont intégré une force capable d’exprimer leur solidarité en toutes circonstances.

Parfois, en écoutant une narration exhaustive, j’ai entendu quelqu’un s’exclamer : « Ne venez pas me raconter l’histoire du tabac ». J’imagine que cela est dû au fait réel qu’il s’agit d’un sujet approfondi et détaillé.

Cela commence là-bas dans la plantation, dans la terre choisie, en tenant compte des différentes composantes pour que la feuille aromatique naisse et se développe saine et forte. Le Nicotiana tabacum a été connu par les conquérants espagnols à Cuba, qui ont réalisé que la fumée bleuâtre et enivrante faisait partie des rituels du plaisir des aborigènes et offerte aux esprits et aux divinités. Le paysan cubain chante toujours la décima [3] évocatrice, accompagné des claves et de la guitare :

Avec un cocuyo [4] à la main
Et un grand cigare dans la bouche,
Un indien sur un roche,
Regardait le ciel cubain.

Dans ses innombrables mutations et formes, les anciens l’ont pris pour l’aspirer sous forme de poudre délicate ; les grands-parents, enroulés ou mâchés, en forme de cigare, conservé dans les belles boîtes en cèdre, parmi des diplômes et des anneaux jusqu’à aujourd’hui. J’ai entendu ces histoires des lèvres de Daniel ou de Maria lorsqu’ils ouvraient le petit panier en palmier contenant le fagot de cigares plus parfumés.

Liborio [5] est devant moi, ravivé dans chaque vieux cubain ou paysan de pure souche, du centre ou de l’occident de Cuba, avec son chapeau en feuille de palmier tressée, son foulard et sa guayabera [6] crue, et c’est sa voix échappée des lois du temps qui maintenant m’explique le mystère des séchoirs où dorment les perches de séchage jusqu’à ce que, emballées par tiers, elles soient encore utilisées aujourd’hui, et comment là, les feuilles rigoureusement sélectionnées, se réveillent au contact de la rosée entre vapeurs et parfums ravivés ; comment, au mouvement magistral, les bâtons sont extraits sans endommager les couches de sorte que du choix et de la sélection surgissent les célèbres mélanges qui font le meilleur tabac du monde.

Enfant gâté et de la main amoureuse, c’est l’œuvre du travail libre et continue à être le meilleur par sa présentation et le plus parfait fruit de la terre de Cuba.

Se balançant dans son rocking-chair, Joseíto, un ancien tabaquero, m’a raconté ces histoires dans sa véranda d’entrée à Marianao avec un verbe conceptuel et précis, et à certains moments l’imagination survolait les maisons en bois de Tampa et Ibor City, où à la fin du siècle dernier L’apôtre de l’Indépendance de Cuba a trouvé protection et soutien pour ses idéaux.

Pourtant l’idée de fumer ne m’a jamais tenté et si quelqu’un fume près de moi, discrètement je m’éloigne. Mais j’aime et je respecte davantage le tabac, bien plus que les cigarettes, et j’ai toujours été ravi de parcourir au fil de la matinée las vegas pinareñas. Au fil des années, je me suis retrouvé dans des pareilles circonstances aux îles Canaries, et j’ai vu dans les yeux marrons et dans le teint brun des Canaries le dernier lien qui les unit à nos paysans ; les « magiciens » de ces îles-là, nom qu’on donne a ces agriculteurs, étaient nos grands-parents et nos ancêtres. Les plantations de San Juan et San Luis, de Viñales ou du Hoyo de Monterrey, portent la sueur et les larmes d’un effort qui consacre l’amour du sillon et des épis.

Que ces lignes restent en témoignage de gratitude à ceux des miens qui m’ont dit et enseigné de telles choses ; ses mots vivent au plus profond de mon être comme l’arôme qui, imprégnée dans ses vêtements, annonçait d’avance qu’ils étaient chez eux, ou comme la sensation unique de serrer et de caresser leurs fines mains.

[1Action d’enlever les côtes des feuilles de tabac.

[2Homme qui fabrique manuellement des cigares.

[3Composition poétique de dix vers en décasyllabe.

[4Phyrophorus Noctilucus : insecte nocturne aux yeux verts lumineux de nuit, originaire des zones humides d’Amériques. Aucun nom commun dans les autres pays.

[5Personnage paysan typique des bandes dessinées cubaines.

[6Chemise traditionnelle cubaine.

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