« Korda, artiste toujours »

Publié dans Granma, le 6 mars 2020, par Rolando Pérez Betancourt

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En plus d’être celui qui a réalisé le portrait photographique mondialement célèbre d’Ernesto Che Guevara et a été le photographe personnel de Fidel Castro, Alberto Korda s’est consacré à la photographie sous-marine. Le journaliste Rolando Pérez Betancourt nous conte ici quelques anecdotes de la longue amitié qu’il a entretenue avec lui.
Nicole Bedez

Mon amitié avec Alberto Korda a commencé sous l’eau et s’est poursuivie dans la vie elle-même. Il était déjà un plongeur sous-marin expérimenté et moi seulement un jeune « perdreau des plages » quand, en 1967, la direction de Granma nous avait désignés pour couvrir le Championnat mondial de chasse sous-marine qui allait se dérouler à Cayo Ávalos les 6 et 7 septembre, il y a cinquante-trois ans !

Nous nous étions rejoints en mer deux semaines auparavant, pendant un parcours en goélette dans la zone de pêche, aux côtés d’un groupe de responsables étrangers associés à l’organisation de l’évènement. Soudain sont apparus sur le pont des équipements de plongée pour tous ceux qui voudraient découvrir les profondeurs. Aucun d’entre nous ne refusa de se harnacher avec la bouteille d’oxygène.

  • Tu l’as mise ? m’a demandé un matelot quand il s’est arrêté à côté de moi.
  • Bien sûr ! lui ai-je répondu avec l’irresponsabilité d’un jeune homme de vingt-et-un ans qui pour rien au monde ne serait resté seul sur le bateau.

C’est par le plus grand des hasards que je ne me suis pas noyé. Plus d’une demi-heure sans savoir quoi faire de l’embout buccal, plus les vagues, et ce poids horrible sur le dos. Quand le bateau est revenu nous récupérer, j’ai tenté, en montant sur le pont, de dissimuler la peur que j’avais ressentie. Korda était déjà en train de sécher ses appareils photo sous-marins et il s’est discrètement approché de moi.

  • Il s’en est fallu de peu que tu n’écrives aucune ligne sur le championnat.

Et il m’a enseigné la plongée.

Durant presque trois ans, nous nous sommes engagés dans des expéditions parrainées par l’Académie des sciences dans le but de découvrir des trésors sous-marins ayant une valeur archéologique (et si apparaissait « l’autre chose », le métal rayonnant, hors de question d’en parler) : les côtes du cap San Antonio, Cayo Coco, Guardalavaca, l’île des Pins ainsi nommée en ces temps-là, la baie de La Havane, avec le croiseur espagnol Sánchez Barcaíztegui, encore au fond aujourd’hui, à vingt-trois mètres de profondeur.

Des reportages de quatre à huit pages en héliogravure pour Granma ont recueilli ces histoires illustrées par les très belles photos de Korda qui transformait les expéditions en véritable plaisir, portant à toute heure son foulard rouge de pirate noué sur la tête.

La nuit, sans lumière électrique, nous lisions ou parlions beaucoup.

Korda s’était lancé dans la photographie publicitaire, en particulier en réalisant des portraits de jolis mannequins, et il avait développé ce qu’on appelle « un œil clinique » pour capturer la touche magique de la beauté. Ne pas représenter la beauté, m’expliquait-il, mais saisir ce que les images pourraient suggérer au-delà de l’évidence. Et il se mettait alors à parler des questionnements et des évocations que pourrait enfermer chaque individu dans une image.

Il y a tant d’anecdotes de Korda qu’elles ne pourraient être contenues dans un livre.

Lors d’une de ces nuits-là, il m’a raconté une anecdote concernant Fidel dont il avait été le photographe pendant plusieurs années. Ils allaient partir pour un voyage en Union soviétique au début des années 1960 et il fallait voyager vêtu de nouveaux costumes vert olive. Korda commanda le tissu et confectionna lui-même son propre costume. À l’arrivée à l’aéroport, des membres de la délégation se sont étonnés : « Mais qu’est-ce que tu as fait ? On ne transforme pas les uniformes. » Et on en était là quand Fidel est arrivé qui l’a regardé d’en haut, lui a passé un bras autour des épaules et a dit en souriant : « Korda, artiste toujours ».

Des photos de cette époque le montrent très heureux, arborant sa tenue, au cours de ce voyage.

La relation qu’il a établie avec la photo iconique du Che (qui a maintenant soixante ans) l’a profondément pénétré et je peux affirmer qu’elle lui a permis d’élargir son horizon sur la condition humaine.

Quand il a atteint les soixante-dix ans, je l’ai invité à retourner en mer avec ses appareils photo, son régulateur spécial et sa pointe explosive, toujours à portée de main pour l’ajuster sur le harpon en cas d’apparition d’un requin alors que nous étions en plongée.

Tout en buvant ensemble un vieux rhum Havana Club de sept ans d’âge, son préféré, il m’avoua que ses jours de plongeur sous-marin étaient terminés.

Il allait mourir deux ans plus tard, en mai 2001, et aujourd’hui quand je regarde les vieilles photos de l’époque où la mer des Caraïbes était à nous, bien sûr il me manque.

Rolando Pérez Betancourt est diplômé en journalisme de l’Université de La Havane (1973), diplômé en français des Instituts du Commerce international et des Affaires étrangères. Il a reçu le Prix national de journalisme culturel José Antonio Fernández de Castro (1999), le Prix national de journalisme José Martí pour l’œuvre d’une vie (2008). Il est journaliste au journal Granma et assure l’émission hebdomadaire « La septième porte ». C’est l’un des critiques les plus pointus du Cinéma de Cuba.